L’Observatoire d’Enoura (江之浦測候所) près d’Odawara, est un endroit que je voulais visiter depuis très longtemps. J’ai finalement réussi à réserver des places pour le dernier jour de la Golden Week, le 6 Mai 2025, à ma grande surprise. Les réservations préalables sont nécessaires, ce qui inclut la place de parking, bien qu’un bus soit également disponible pour s’y rendre depuis la station la plus proche. Je n’avais pas vérifié la météo à l’avance pensant à tord qu’il ferait beau temps pendant toute la Golden Week. Je me suis rendu compte un peu plus tard que le jour prévu de notre visite était le seul où la pluie allait tomber. La météo est de toute façon difficile à prévoir, mais je me suis demandé si c’était la raison pour laquelle on avait pu réserver nos places aussi facilement. Il y a quand même quelques avantages dans les jours pluvieux, l’un d’entre eux étant d’avoir une autoroute particulièrement fluide jusqu’à Odawara. Nous quittons ensuite l’autoroute pour une petite route longeant l’océan jusqu’à Enoura. Notre visite est programmée à 13h30 et nous mangeons donc avant, dans un petit restaurant de poissons au bord de mer. L’observatoire d’Enoura se trouve juste au dessus du restaurant où nous déjeunons mais il n’est pas directement accessible en voiture. Il faut faire un large détour pour remonter la montagne cachant le complexe artistique. L’observatoire d’Enoura surplombe la baie de Sagami. La vue sur la baie est normalement imprenable mais les nuages et la pluie nous font à peine distinguer l’horizon. Depuis le parking, on entre par un petit chemin boisé dans un autre monde.
L’observatoire d’Enoura a été fondé en 2017 par l’Odawara Art Foundation qui a elle-même été établie par le photographe Hiroshi Sugimoto (杉本博司). Sugimoto n’est pas seulement photographe car il a lui-même conçu l’architecture de l’observatoire. Le vaste espace vallonné de l’observatoire est également agrémenté de certaines de ses sculptures, entre beaucoup d’autres objets historiques glanés dans différents lieux du Japon. La vision d’Hiroshi Sugimoto pour cet observatoire est de reconnecter l’humain avec les cycles célestes et les origines spirituelles de l’art, ce projet s’inspirant d’anciens rituels solaires et lunaires, notamment ceux du solstice d’hiver et d’été. On y trouve donc des structures alignées avec les positions du soleil lors des solstices et des équinoxes, évoquant la manière dont les premières civilisations observaient le ciel pour donner du sens à leur existence. Il y a une notion de durée longue dans l’oeuvre d’Hiroshi Sugimoto. On le notait dans ses photographies de théâtres et d’océans prises en très longues expositions, que j’avais pu voir pour la première fois lors d’une grande exposition intitulée End of Time au Mori Art Museum en Janvier 2006. Le flou de sa série de photographies d’architecture dont j’avais acheté le livre contient également cette idée de temps et de mémoire. Le site de l’observatoire est conçu pour vieillir, prendre de l’âge. Il y a de nombreux éléments architecturaux et installations artistiques sur le site de l’observatoire, placés dans une nature luxuriante mais travaillée. On a l’impression que chaque endroit du parc a été réfléchi et que rien n’est laissé au hasard dans la géométrie des lieux. En prenant des photographies, je me suis plusieurs fois dit que Sugimoto avait imaginé chaque endroit du parc en pensant à son cadrage photographique. Le parc est comme composé de petites scènes artistiques parfaitement agencées. On en vient même à penser que les plantes incrustées entre les roches des murs de pierre ont été installées volontairement. Malgré la pluie qui ne nous a pas épargné pendant toute notre visite, j’ai été frappé par la beauté des lieux. Il y a la beauté intrinsèque du site donnant une vue sur l’ocean qu’on a finalement deviné à la fin de notre visite alors que le ciel commençait à se découvrir progressivement, mais il y a aussi la beauté de l’architecture, de l’agencement des formes, des objets portant tous une histoire. Et il y a aussi la beauté de l’idée que tout cet ensemble si parfait est organique et finira par s’altérer, par prendre une patine qui donnera une âme profonde aux lieux.
Dès notre arrivée sur le site, on passe devant la porte de la pleine lune, la porte Meigetsu restaurée de la période Muromachi (1338-1573) et qui était auparavant utilisée comme entrée du musée Nezu à Tokyo. On nous accueille dans une des dépendances de verre servant de réception en nous donnant un petit livret illustré avec un parcours proposé et des explications de chacun des bâtiments et objets. On peut bien entendu se promener librement et c’est d’ailleurs ce que nous faisons sans trop se soucier du plan et des explications. J’y vais pour le ressenti et tenir un parapluie en main tout en se promenant ne gâche pas vraiment mon plaisir. Hiroshi Sugimoto dit lui même qu’il faut visiter l’observatoire d’Enoura à diverses saisons et sous des conditions météorologiques différentes. La pluie par exemple fait ressortir les réflexions de lumière sur les dalles de pierre, et prononce la présence des mousses que l’on trouve un peu partout dans le parc. Parmi les installations les plus remarquables du site, on compte le tunnel de la lumière du solstice d’hiver, qui est long de 70 mètres et est orienté pour capter les premiers rayons du soleil lors du solstice d’hiver. On peut marcher à l’intérieur du tunnel et au dessus à une des extrémités se jetant dans l’air sur le flanc de la colline. Cette extrémité du tunnel est placée juste à côté d’une scène en verre optique, soutenue par une charpente en cyprès japonais. Cette scène est également orientée sur l’axe du solstice d’hiver. Un petit amphithéâtre romain reconstitué donne une vue sur cette scène qui semble flotter dans les airs. J’imagine qu’on doit y jouer des spectacles, et que ça doit être agréable le soir avant les chaleurs de l’été. Le bâtiment le plus imposant du site est la galerie de la lumière du solstice d’été. Il s’agit d’un long couloir de 100 mètres perché à 100 mètres au-dessus du niveau de la mer. La structure se compose d’un côté d’un long mur en pierre d’Ōya et de l’autre de larges baies vitrées ininterrompues et sans colonnes. Sur le mur, sont placées plusieurs photographies d’océan en très grand format prises par Hiroshi Sugimoto. Derrière la porte Meigetsu et devant l’amphithéâtre, une scène de pierre inspirée d’un théâtre Nô est construite de roches locales de Nebukawa et de pierres abandonnées lors de la construction du château d’Edo. En descendant le chemin de la colline couvert de citronniers, on rencontre une maison de thé appelée Uchōten (雨聴天 pour Rain Listen Heaven, Écouter la pluie ce qui est fort à propos en cette journée). C’est une réinterprétation contemporaine de la maison de thé Taian conçue par Sen no Rikyū, utilisant des matériaux récupérés, comme un vieux toit en tôle rouillée. A travers une des ouvertures, on peut apercevoir un torii de pierre atypique datant de la période Kofun (250-592). En descendant encore la colline, on traverse une forêt de bambous donnant accès à une maison de jardinier abritant des anciens outils d’agriculture et des fossiles. Un sanctuaire appelé Kankitsuzan Kasuga nous attend à finalement au bout du parcours, à l’endroit le plus proche de l’océan. Le site est en constante évolution car des nouveaux éléments sont progressivement ajoutés, avec à chaque fois des détails précis sur leurs origines historiques. Il s’agit d’une sorte de musée en plein air sauf que la priorité est ici donnée à l’expérience sensorielle et poétique. Il s’agit pour sûr d’une œuvre artistique unique, d’une œuvre totale fusionnant la nature avec l’architecture et l’art ancestral, avec toujours cette idée de spiritualité et de cosmologie.
L’observatoire d’Enoura compte très facilement parmi les oeuvres architecturales les plus belles et abouties que j’ai pu voir, tout simplement parce que l’approche artistique y est primordiale et parce que tout est conçu pour être parfaitement intégré dans l’espace naturel environnant. Hiroshi Sugimoto nous explique que ses premiers souvenirs d’Enoura remonte à son enfance. Lors d’un voyage en train en revenant d’Izu, il avait été ébloui par le paysage et la lumière lorsque la ligne de train s’ouvrit soudainement sur l’océan. On retrouve cette idée d’émerveillement dans le domaine. A la fin de notre visite, on s’est bien sûr promis d’y revenir, pour voir ce que donne la vue sur la baie de Sagami lors d’une belle journée. Des cerisiers étant plantés sur le terrain du parc, j’imagine que le printemps doit être une période très prisée. Près de la galerie de cent mètres, des arbres momiji sont également plantés, me faisant penser que l’automne doit être pas mal non plus. La forme de leur feuillage et leurs emplacements semblent si bien agencés qu’on pourrait croire à une structure naturelle. Tout est de cet ordre à Enoura. Il faut être attentif aux moindres recoins, aux moindres détails. Le fait que le nombre de visiteurs soit limité permet de profiter de cette expérience dans les meilleures conditions. J’ai pour terminer tout simplement envie de remercier Hiroshi Sugimoto de nous proposer un tel spectacle. Alors que j’écris les lignes de ce long texte, me revient tout d’un coup en tête le morceau Bōenkyō no Soto no Keshiki (望遠鏡の外の景色) de l’album Gyakuyunyū: Kōwankyoku (逆輸入 ~港湾局~) de Sheena Ringo, peut-être parce que la vue à l’extérieur du télescope que son titre implique me ramène aux expériences cosmologiques qu’Hitoshi Sugimoto nous propose dans son Observatoire d’Enoura.