du songe à la lumière (5)

Il est déjà minuit, Kei court dans les couloirs de la gare. Elle ne retrouve plus son chemin car les travaux ont modifiés certains des couloirs qu’elle avait l’habitude d’emprunter. La précipitation lui fait perdre son sens de l’orientation. Il ne reste que peu de temps avant le dernier train. Elle a quitté Tani un peu vite alors qu’ils passaient pourtant un bon moment ensemble. Un vent de panique soudain la prit alors qu’ils marchaient tous les deux en direction de la gare, dans les rues encombrées du centre de Shibuya. La foule bloquait le passage et elle eut pendant un instant l’impression que c’était volontaire pour lui faire manquer son train. Elle préfère dire adieu un peu vite à Tani et se frayer seule un chemin dans la foule. Tani en fut étonné et il eut à peine le temps de lui crier aurevoir que Kei s’était déjà engouffrée dans le flot dense des passants marchant devant eux. Kei ne connait pas elle-même la raison de cette panique soudaine. Elle s’est sentie oppressée au point d’avoir du mal à respirer. La ligne de tain Inokashira n’est pourtant pas difficile à trouver, mais elle s’égare tout de même dans les couloirs modifiés de la gare. Elle arrive dans le grand hall où la créature en flamme de la fresque de Taro Okamoto semble la regarder. Il y a quelques minutes de cela, elle se sentait au bord de l’explosion comme cette créature dessinée sur le mur. La tension a maintenant baissé. Elle aperçoit les portes automatiques de la ligne de train qui la ramènera à la maison. Tani, qui marchait derrière d’un pas rapide, arrive finalement à la rejoindre et lui fait un signe de la main qu’elle n’aperçoit pas. Il se met à courir et parvient à lui attraper la main avant qu’elle ne traverse les portes automatiques. Kei n’est pas surprise. Elle se doutait bien que Tani essaierait de la rejoindre, qu’il s’inquiéterait sans doute.
“ Excuses-moi ” lui dit simplement Kei. “ J’ai eu peur de manquer le dernier train, mais il reste encore 30 minutes. Je connais pourtant les horaires. Je ne sais pas pourquoi je me suis précipitée. Je suis désolée.”
Tani tente de la rassurer mais ne sait comment faire car la situation lui échappe. Il voudrait aussi savoir pourquoi, mais ça ne sera pas pour aujourd’hui.
“ Il est tard, tu devrais prendre le prochain train et te reposer. On a passé un bon moment ensemble. On a peut être un peu trop rigolé. ” Tani fait ses adieux sur cette note positive. Kei esquisse un sourire sans rien dire et traverse les portes automatiques donnant sur les deux quais. Elle n’est pas seule sur les quais. Elle avance un peu plus loin au bout de la gare, là où la foule se fait moins dense. Elle s’arrête finalement pour attendre que le prochain train entre en gare. Il faut qu’elle envoie un petit message à Tani. “Il doit me trouver très bizarre.” se dit elle en regardant dans le vide devant elle, vers les parties sombres de la gare. “ Mais tu es bizarre, tu n’es pas comme tout le monde.” Elle entend cette voix comme si on lui chuchotait à l’oreille. Elle ne frémit pas, elle ne prend pas peur. Cette voix la suit depuis son enfance. Même si elle a du mal à l’accepter, elle a fini par s’y faire. “Qu’est ce qu’il y a de si bizarre chez moi, je suis une personne ordinaire, je veux être une personne ordinaire. Je veux avoir un petit copain comme tout le monde, pouvoir exprimer mes sentiments sans détours, ne pas me laisser emprisonner dans mes propres murs.” Les larmes la gagnent soudainement suite à ces pensées, mais elle les retient. Elle reste debout sur le quai, dans la file d’attente à côté des autres. Personne autour d’elle ne soupçonne la tourmente qui la gagne. Un jeune couple devant elle parle fort d’un film qu’ils viennent de voir au cinéma. Elle se concentre sur cette conversation pour ne plus penser à elle. Ils se moquent du jeu des acteurs. Kei a aussi parlé cinéma ce soir, dans un restaurant italien au sous-sol que Tani avait choisi. Le restaurant était sans prétention ce qui avait tout de suite mis Kei à l’aise. Ils ont parlé du film qu’ils venaient de voir, de Tarantino qu’ils aiment tous les deux beaucoup, des films de genre hongkongais, de ceux de Wong Kar-Wai, d’un cinéma qui a l’air très différent de celui dont parle le couple devant elle sur le quai de la gare.

Le train Keio arrive enfin en gare sur la ligne 2 à minuit trente et partira dans quelques minutes. Kei quitte du regard le jeune couple qui s’assoit un peu plus loin dans le wagon. Elle s’assoit également car elle n’a pas envie de rester debout pour écrire sur son iPhone ce soir. Elle préfère observer autour d’elle. Deux jeunes filles assises en face comparent leurs pages Instagram en rigolant, juste à côté d’un homme endormi, un salary man qui a dû abuser un peu trop de l’alcool avec ses collègues de bureau. Rien d’inhabituel ni d’intéressant à observer ce soir. Le train est étrangement bondé pour une heure aussi tardive. Il faut dire que Kei n’a pas l’habitude de rentrer aussi tard le soir, surtout en semaine. Elle se sent un peu fautive. Après avoir menti ce matin à sa collègue Aki sur son état de santé, voilà qu’elle est toujours de sortie tard le soir. L’impression d’enfreindre un règlement, qu’elle se serait imposée à elle-même, lui donne une certaine satisfaction. Le train arrive à la station de Inokashira plus vite qu’elle ne le pensait. Quelques personnes seulement descendent en silence. Le train était devenu de plus en plus calme alors qu’il se délestait de ses passagers à chaque station. Kei aime beaucoup cette gare. Elle se souvient de la première fois où elle est venue ici, pour voir Hikari qui venait juste d’aménager à côté. C’est une station très simple, sans commerces pour l’encombrer. Sa situation près du parc lui donne un côté champêtre qui lui plait beaucoup. Elle se souvient du moment où elles étaient assises sur un des bancs du quai ouvert sur l’extérieur. Un groupe, certainement amateur, jouait de la guitare et chantait dans la nuit. Le chant des grillons venait ajouter une profondeur à cette symphonie improvisée. Ce moment particulier avec Hikari, assise sur le quai à écouter cette musique, reste gravé dans sa mémoire comme un court moment de bonheur. Elle repense parfois à ce moment lorsqu’elle arrive à la gare de Inokashira, surtout quand des évènements perturbants ont dérangé sa journée.

Elle marche à pas lents sur le quai jusqu’aux portes automatiques, perdue dans ses pensées. Il est presque 1h du matin. seuls le konbini, la gare et quelques lampadaires amènent un peu de lumière sur la place devant la station. Hikari se tient là, assise au bord d’un muret en fumant une cigarette. Kei s’étonne de sa présence.
“ Mais que fais tu ici aussi tard, tu attends quelqu’un? ”
“ C’est toi que j’attends.” rétorque immédiatement Hikari. “ Tu m’as demandé de venir te rejoindre ici vers 1h, donc je suis venue un peu inquiète, je dois bien le dire. Tu as de la chance, je n’étais pas encore endormie. ”
Kei ne comprend pas cette situation car elle est certaine de ne pas avoir appelé Hikari, même si elle avait très envie de la voir ce soir.
“ J’ai reçu ton message il y a un peu plus d’une demi-heure. J’ai failli ne pas venir, tu sais! ”
“ Merci Hikari. ” Il s’opère parfois ce genre de télépathie. Hikari répond à ce besoin de lumière qu’éprouve Kei sans qu’il soit nécessaire de le provoquer. Lorsqu’un déséquilibre s’opère chez Kei, Hikari lui vient en aide et sa seule présence rétablit les choses autour d’elle.
“ Tu as encore éclairci tes cheveux? “ demande Hikari. “ Ils semblent plus blonds que le week-end dernier. On a même l’impression que tu éclaires la place. “
“ Non, je n’ai rien changé. Tu te fais des idées. “ lui répond Kei. Cette lumière interne, elle la ressent jusqu’à la pointe de ses cheveux.

Elle marchent toutes les deux dans les rues vides et à peine éclairées jusqu’à l’appartement de Kei. Hikari dormira à côté d’elle ce soir sur le futon. Kei lui parlera de Tani et de cette soirée parfaite qu’ils ont passé. Elle ne mentionnera pas la crise soudaine de panique dont elle a souffert près de la gare. Hikari sait déjà que tout n’est pas aussi simple.
“ Hikari, tu te souviens de la première fois où nous sommes venues ensemble à Inokashira? “
“ Oui, ce souvenir a beaucoup de valeur, il ne faut pas l’oublier. Endors toi maintenant, il est tard et tu travailles demain comme moi. “
L’explosion interne semble déjà loin. Il n’y a plus de raison de s’inquiéter. Maman n’est plus très loin, je le sais Il suffit juste d’attendre encore un peu. Kei lève le regard sur le cadre posé sur la commode pour voir son visage qui lui retourne un sourire figé. Hikari remonte la couverture, puis Kei ferme les yeux paisiblement.

Ce texte est la suite du précédent billet publié ici.

Laisser un commentaire