Par rapport aux photographies que je montrais de Ginza, il y a comme un contraste avec les photos que je montre ci-dessus de Shibuya. On ressent dans Shibuya comme un trop-plein par rapport à l’aspect rectiligne et bien rangé de Ginza. Toutes ces photographies ne sont pourtant pas toutes prises dans le centre de Shibuya, mais également dans des quartiers limitrophes du centre comme Daikanyama ou Nanpeidai. Visuellement, j’ai toujours eu une attirance pour les successions d’immeubles aux étages biseautés, comme sur la première photographie, peut être parce que cette esthétique urbaine conditionnée par les réglementations de construction m’avait immédiatement surpris lorsque j’ai mis pour la première fois les pieds à Tokyo. Même si les immeubles sont relativement anciens, j’y vois un aspect futuriste, du moins le futur vu des années 90. Ce type d’agencement urbain reste pour moi caractéristique de l’architecture des villes japonaises. J’aime beaucoup cette complexité visuelle, qui me rassure même. En comparaison, Ginza a l’air beaucoup plus lisse, mais il faut également regarder entre et derrière les rangées de buildings posés sur les grandes avenues. On y trouve parfois des espaces perdus à l’abri des regards. On les croirait oubliés mais il n’en est rien.
Lorsque l’on regarde en l’air au carrefour de Shibuya, on peut voir deux grandes affiches l’une à côté de l’autre pour le nouvel album de AiNA The End dont je parlais il y a quelques semaines. J’aime beaucoup cet album, à part peut-être deux morceaux plus anecdotiques, et je l’écoute très régulièrement. Il y a beaucoup d’excellents morceaux mais j’aime en particulier NaNa, Hello (ハロウ) et Seiteki Jō Yoru (静的情夜). NaNa sur ce morceau fait référence à l’actrice Komatsu Nana dont AiNA est apparemment fan. Les paroles devaient initialement mentionner son nom plusieurs fois pendant le refrain mais la production lui a indiqué qu’il fallait mieux qu’elle y renonce. AiNA nous donnait cette anecdote dans une longue vidéo d’une heure évoquant son album morceau après morceau, mais sans rentrer trop dans les détails de la création de chaque morceau. J’avais regardé en pensant qu’elle allait évoquer longuement sa collaboration avec Kameda Seiji, mais elle est restée très brève sur le sujet. Cette vidéo qui était diffusée en live streaming n’est bizarrement plus disponible sur YouTube. Elle est peut-être maintenant réservée aux membres du fan club. La surprise que nous offre AiNA est de sortir un nouveau single inattendu qui n’est pas inclus dans son nouvel album. Cette succession d’un excellent single juste après un non moins excellent album me fait un peu penser à Haru Nemuri qui sortait son album Haru to shura en 2018 ainsi qu’un excellent single Kick in the World peu de temps après. Je me souviens de cette époque pas si lointaine où j’appréciais énormément la musique de Haru Nemuri, alors que ses dernières sorties ne me touchent plus beaucoup. Sa voix et sa manière de chanter sont pourtant toujours aussi efficaces, mais je trouve qu’elle finit par se répéter et les compositions musicales sont bien en deçà de ce à quoi je m’attendais après son single Fanfarre qui ouvrait pourtant de nouveaux horizons. Parler de Haru Nemuri me fait réécouter Haru to Shura et il n’a rien perdu de son impact.
Mais revenons un peu plus vers AiNA The End. Ce nom assez bizarre fait référence au fait qu’elle a elle-même décrété que son être précédent prit fin lors de son entrée dans l’agence Wack pour BiSH. Sa manière de se nommer m’interpelle, comme si elle se définissait des personnalités différentes. Elle nous fait donc le plaisir de sortir un nouveau morceau dans la lignée de Niji sur son premier album, mais en plus excentrique encore. Le morceau s’intitule Dare Dare Dare (誰誰誰) et est toujours arrangé par Kameda Seiji. Je me demande même si ce morceau n’est pas le meilleur qu’elle ait sorti jusqu’à maintenant. Les quelques notes inquiétantes aux claviers du début du morceau ne sont qu’une introduction à l’étrangeté des scènes que l’on voit dans la vidéo. Sa manière de chanter en déraillement vocal est très particulière et extrêmement intéressante à l’écoute. La chorégraphie dans la vidéo me fait penser à celle de Niji lorsque AiNA se tord dans tous les sens comme elle sait si bien le faire. Son personnage dans la vidéo est au bord de la folie, écrivant le même mot Dare (誰 Qui) de nombreuses fois sur les murs d’une pièce, ou s’obstruant la bouche avec des épingles à nourrice. Les images ne sont pas effrayantes mais extrêmement étranges. J’espère qu’elle continuera dans cette direction, mais c’est en même temps dangereux de montrer trop d’excentricité car on peut être facilement catégorisé comme artiste bizarre et décalé. La personnalité d’un ou d’une artiste ne se limite de toute façon pas à une seule facette, et c’est clairement le cas pour AiNA.
Ça me rappelle Sheena Ringo à l’époque de son deuxième album Shōso Strip (勝訴ストリップ). Elle était populaire mais catégorisée comme une personne excentrique et étrange. Elle a, je pense, tout fait pour donner cette image qui a cependant grandement disparue maintenant. Sans complètement disparaître cependant, cette image excentrique a été, je dirais, « allégée » par son passage dans la formation Tokyo Jihen, et par la direction artistique qu’elle a suivi ensuite. En lisant l’extrait d’interview ci-dessous, on comprend qu’elle en a souffert.
──今の時点で、椎名林檎の活動を振り返ってみて、どんなことを思うのかな。
「自分ですごく苦しくなっちゃったのが『勝訴ストリップ』の時で、あの頃、変な女扱いされたじゃないですか。それで思わず“うるさい! そんな女、いるわけないじゃん!”って今にも言いそうになったんだけど、種を蒔いたのはこっちですから、ホント苦しかったですね。しかも、あの頃は精神年齢的にまだ耐えられなかったし、忙しくて体を悪くしたっていうこともあったし……。ただ、スタッフも素晴らしかったので、自害せずにすみましたけど(笑)」
── À ce stade, que pensez-vous rétrospectivement de vos activités solo en tant que Sheena Ringo?
L’époque de Shōso Strip a été pour moi douloureuse car, à ce moment là, on me traitait comme une femme étrange. J’ai alors pensé: « C’est insupportable! Cette femme-là n’existe pas et n’a pas de raison d’exister ! ». Mais, je me dis même maintenant que je n’ai fait que récolter les graines que j’ai semé, mais c’était vraiment une période douloureuse. De plus, à ce moment-là, c’était mentalement difficile à supporter à cet âge, et j’étais très occupée au point même d’être tombée malade… Mais, le staff autour de moi était formidable, ce qui m’a évité de me faire du mal et de commettre l’irrémédiable (Rires).
Je ne retrouve plus la source exacte de cette interview mais je sais qu’elle provient du site web de Toshiba EMI bien que le lien n’est plus disponible. L’interview date de l’époque du début de Tokyo Jihen (2004 ou 2005 donc), car elle y évoque la formation du groupe, le fait qu’elle souhaitait évoluer dans un groupe dès ses débuts mais qu’elle a d’abord évolué seule en attendant. Elle évoque même en plaisantant le fait que les groupes auxquels elle faisait partie avant son début solo avaient des difficultés à l’accepter au point de la pousser dehors. Ce passage en particulier sur la souffrance qu’elle éprouvait liée à l’image qu’elle projetait m’intéresse particulièrement. Tout d’abord, car je pensais la même chose à l’époque de Shōso Strip, et c’est justement cet aspect bizarre et hors du commun qui m’attirait. C’est également intéressant car ça nous permet de mieux comprendre ses changements de directions artistiques pour développer d’autres facettes de sa personnalité multiple. Ce serait de toute façon une erreur de penser qu’un ou une artiste est condamné à évoluer sans cesse dans le même style sans changement.
Pour illustrer l’excentricité certaine de Sheena Ringo, qui contribuera à lui donner cette image de personne étrange et hors norme, je me plonge dans le DVD Seiteki Healing ~ No.2 ~ (性的ヒーリング~其ノ弐~) sorti le 30 Août 2000. Il s’agit du deuxième DVD (celui de couleur bleue avec une petite pomme en forme de tête de mort) regroupant les vidéos des morceaux de l’album Shōso Strip, à savoir Σ, Gips (ギブス), Yami ni Furu Ame (闇に降る雨), Identity (アイデンティティ) et Tsumi to Batsu (罪と罰). La vidéo de Σ est principalement tournée dans la salle de concert underground de Koenji appelée 20,000V (二十万ウォルト) dans une ambiance très sombre et à la limite de la claustrophobie. J’ai déjà été voir un concert dans cette salle il y a longtemps et j’ai un souvenir de cette ambiance underground sombre, sans avoir un souvenir précis des groupes que j’avais vu jouer. A noter que ce morceau Σ n’est pas sur l’album Shōso Strip car il s’agit d’un B-side du single Gips, mais a été interprété plusieurs fois en concert. On la voit à peine, mais on devine la présence de Hisako Tabuchi de Number Girl qui participait à l’enregistrement de ce morceau et qui était membre du groupe Hatsuiku Status pendant la tournée Gokiritsu Japon de 2000. Sheena porte d’ailleurs un haut avec les inscriptions Hatsuiku Status dans cette vidéo, qui doit être un clin d’œil à la présence de Hisako Tabuchi (et Yuka Yoshimura) même s’il ne s’agit pas du groupe Hatsuiku Status qui a enregistré Σ (Kameda y est présent à la basse). Cette vidéo en concert serait relativement classique si elle n’était pas entrecoupée de séquences particulièrement étranges montrant Sheena en train de couper des légumes tout en portant un masque à gaz. Il s’agit d’une scène bizarre et inattendue, notamment par sa façon de sourire d’une manière des plus innocentes en enlevant finalement son masque.
La vidéo de Gips est visuellement très belle et également très sombre. On voit Sheena s’écrouler par terre en tournant de l’œil, au milieu d’étranges créatures squelettiques et de figures christiques, qui sont clairement inspirées de la vidéo Heart-shaped box de Nirvana sur leur album In Utero. Les paroles de Gips contiennent également des références directes à Kurt Cobain quand elle écrit: だってカートみたいだから あたしがコートニーじゃない (Car ça ressemble à Kurt, ce qui ferait de moi Courtney). Elle évoque un peu plus tard dans le morceau un événement qui s’est passé au mois d’Avril, ce qui doit faire référence à la date de la mort de Kurt Cobain, le 5 Avril 1994: また四月が来たよ 同じ日のことを思い出して (c’est de nouveau le mois d’Avril, ce qui me rappelle ce qui est arrivé cette même journée). La manière d’écarquiller les yeux de Kurt Cobain dans Heart-shaped box me rappelle même la façon dont Sheena ouvre souvent les yeux en grand, comme elle peut le faire lors de certains concerts quand l’intensité musicale l’emporte, ou sur la vidéo de Yami ni Furu Ame présente sur le DVD. C’est la vidéo que je préfère du DVD, notamment pour son image d’une autre époque, travaillée et saturée dans des tons jaunis. Ce visage inquiétant aux yeux grands ouverts peut faire peur et semble habité d’une présence maléfique. Elle porte un étrange collier avec des crochets pointus et sort une arme à feu lors d’une scène qui nous fait comprendre sans le voir qu’elle met fin à ses jours d’une balle dans la tête (mais de manière temporaire dans la vidéo bien sûr). La présence d’une arme à feu dans cette vidéo ou dans une série de photos où elle parcourt les rues da la ville en robe de mariée, me rappelle aussi certaines images de Kurt Cobain avec un pistolet à la main. Ce regard perçant et insistant me fait penser au côté « Sadist », symbolisé d’un « S » qu’elle ajoutait elle-même à sa signature. Je vois également une image d’ange destructeur dans la photographie de la couverture de l’album Shōso Strip, où elle nous montre un visage faussement innocent, un peu comme le sourire sur la vidéo de Σ dont je parlais plus haut. Elle joue sur ce type d’images qui laissent une forte impression et construisent donc au final une représentation d’elle-même qui finit par dépasser ses intentions.
Dans ces vidéos, elle se fait également du mal, comme sur Identity où elle est traînée à toute vitesse par un cheval au galop. On la voit en tenue de cowboy kitsch et en kimono dans des décors faisant référence au western et à l’époque des samourai. On a mal pour elle de la voir se faire traîner attachée à une corde de la sorte mais cette vidéo a également un côté plutôt comique. Peut être s’agit il là d’une tentative de casser son image. La vidéo de Tsumi to Batsu est avec Honnō une des vidéos les plus emblématiques de Sheena Ringo. Les deux vidéos ont d’ailleurs été réalisées par la même personne Kimura Yutaka (木村豊), qui a également réalisé la vidéo de Aoi Sora (青い空) de Quruli sur l’album Zukan (図鑑) dont je parlais dans un billet précédent. Kenichi Asai de Blankey Jet City joue de la guitare sur Tsumi to Batsu mais n’apparait malheureusement pas sur la vidéo. Sheena, avec les yeux maquillés de noir, découpe en deux sa vieille Mercedes Benz W114 jaune des années 70 avec un katakana. On dit qu’elle a versé une larme en voyant pour la première fois sa voiture découpée lors du tournage de la vidéo. La mort de sa Mercedes méritait un enterrement et c’est ce qu’on voit sur le DVD. Sur le morceau Izonshō (依存症) où elle évoque également cette voiture, on voit une courte vidéo montrant Sheena sur un plateau au pied du Mont Fuji, avec la Mercedes placée en arrière-plan. Elle porte un Mofuku, un kimono noir utilisé pour les enterrements, et joue du Shamisen. Comme dans un enterrement bouddhiste, il s’agit d’une incinération car on verra ensuite la Mercedes exploser et brûler derrière Sheena qui ne se laisse pourtant pas perturber. L’album Shōso Strip, se concluant par le morceau Izonshō, se termine donc sur une image d’enterrement, comme KSK (加爾基 精液 栗ノ花) se terminera plus tard sur une procession funéraire (葬列).