nowhere near

Je ne peux pas nier une certaine influence de la musique que j’écoute au moment où je me pose devant l’ordinateur le soir pour créer les compositions d’images comme celles ci-dessus. Plutôt qu’un ou plusieurs albums, j’écoute cette fois-ci une série d’émissions du podcast Very Good Trip de Michka Assayas sur France Inter consacrés au mouvement rock shoegazing. Je parle régulièrement de cette influence musicale, notamment du bruit qui compose cette musique et que je retranscris d’une certaine manière dans mes compositions photographiques. Je parle aussi beaucoup de ce podcast de Michka Assayas car sa qualité est dans la ligne directe de l’émission de Bernard Lenoir, sur la même station de radio, que j’écoutais il y a 25-30 ans. J’y ressens une onde très similaire qui me plait beaucoup. L’émission de Michka Assayas me fait régulièrement découvrir de belles choses, même si je n’écoute pas systématiquement tous les épisodes, ou me fait me souvenir d’albums ou d’artistes que je n’avais pas écouté depuis très longtemps. Les 4 émissions parlant de shoegazing prennent pour fil rouge le groupe précurseur du mouvement, My Bloody Valentine, dont leur album clé Loveless fête ces trente ans. Les émissions nous parlent et nous font écouter d’autres groupes évoluant dans le même genre, mais partent également dans d’autres directions évoquant notamment la Dream Pop. On y parle aussi de l’avant grunge de Sonic Youth jusqu’à Nirvana, en passant par des groupes que je me suis remis à écouter ces dernières semaines comme Sugar, Dinosaur Jr ou Mudhonney. Il ne s’agissait pas là de shoegazing mais d’une approche similaire autour du bruit par la scène alternative américaine des années 90. La dernière excellente émission de la série est entièrement consacrée à My Bloody Valentine et diffuse plusieurs morceaux dont un que je ne connaissais pas. Dans ces émissions, je retrouve beaucoup de groupes que j’ai écouté ou que je connaissais de nom et de réputation. Côté shoegazing, le podcast me fait revenir sur l’album Whirlpool (1991) des anglais de Chapterhouse et je découvre l’album Painful (1993) des américains de Yo La Tengo qui flirte un peu avec la Dream Pop. Je me suis mis à écouter ces deux excellents albums à la suite depuis ces quatre émissions. Et pour conclure sur Very Good Trip, Michka Assayas a également eu la bonne idée de consacrer une émission entière au label 4 AD pour ses 40 ans. Ce label reste pour moi légendaire car j’y ai découvert Pixies et il a toujours été synonyme de qualité sans compromis.

une tranquillité éphémère

Après avoir fait le tour de Sky House, je reviens vers la station de Gokokuji (護国寺) avec l’intention de marcher à travers le quartier de Zōshigaya (雑司ヶ谷) jusqu’à Ikebukuro. Je garde pour ce quartier de Zōshigaya une attirance particulière depuis mon passage il y a quelques mois à la recherche du lieu de tournage de la vidéo de Kabukichō no Joō (歌舞伎町の女王) de Sheena Ringo. Je ne vais pas cette fois-ci retourner au temple Kishimojin-dō (鬼子母堂), mais m’arrêter dans un autre grand temple, celui de Gokokuji donnant son nom à la station de métro. L’enceinte du temple est vaste incluant un cimetière dans lequel on peut trouver, si on cherche bien (ce que je n’ai pas fait), la tombe de l’architecte anglais Josiah Conder, mort en 1920 et surnommé au Japon le « père de l’architecture moderne japonaise ». Il a notamment conçu Ichigokan (premier immeuble des bureaux Mitsubishi) à Marunouchi, la demeure Iwasaki (du clan fondateur de Mitsubishi) dans l’arrondissement de Taito ou encore la demeure du baron Furukawa dans l’arrondissement de Kita au nord de Tokyo. Josiah Conder a formé des architectes comme Tatsuno Kingo qui concevra la gare de Tokyo en 1914.

Le temple Gokokuji fut établi en 1681 et le hall principal Kannon-Dō construit en 1697. Il a survécu au grand tremblement terre de 1923 et aux bombardements de la deuxième guerre mondiale, et il est resté grandement inchangé depuis cette époque, bien que certaines dépendances aient été ajoutées plus tard comme la grande et magnifique porte Furō-Mon en 1938. On la voit sur la première photographie du billet. Il se dégage une grande sérénité de cet endroit qui nous déplace en dehors de notre époque. Lorsque je marche dans les allées du temple, près des derniers cerisiers en fleurs, j’aimerais que le temps s’arrête pendant quelques heures pour prendre le temps d’en profiter pleinement. Il n’y a pas foule dans l’enceinte du temple, et on se sent seul avec soi-même, accompagné par des milliers d’âmes. Ces endroits ne sont pas pour moi propice à la réflexion ou à l’introspection. J’y fais plutôt l’expérience du vide dans un espace où les obligations de la vie de tous les jours n’ont plus beaucoup de sens et d’importance. Ces moments ont quelque chose d’agréable même s’ils sont très éphémères. Sortir de Gokokuji nous ramène à la réalité fracassante de la ville car il nous faut passer dessous la bruyante autoroute intra-muros surélevée numéro 5 pour progresser plus avant vers Ikebukuro. Je gagne ensuite le vaste cimetière de Zōshigaya et retrouve une tranquillité passagère. La ville redevient plus dense lorsqu’on s’approche d’Ikebukuro. Une tour gigantesque au loin m’est familière. Il s’agit d’une tour résidentielle conçue par Kengo Kuma qui se nomme Brillia Tower Ikebukuro. La partie haute de la tour est conventionnelle mais l’originalité du design vient plutôt de la partie basse composée d’un patchwork de matériaux. Je ne trouve pas l’ensemble particulièrement harmonieux et même un peu chaotique. Le but de ma marche vers Ikebukuro était de voir un autre building de taille plus réduite. J’en parlerais dans un prochain billet.

Je prends moins de photographies ces derniers jours et je ne suis pas sûr de pouvoir en prendre beaucoup pendant la Golden Week qui démarre. Le nouvel état d’urgence nous contraint à passer plus de temps chez soi, mais ça ne m’empêche en général pas de marcher à l’extérieur. Un soudain mal de dos qui prend du temps à passer va certainement m’obliger à marcher sans mon lourd appareil photo. Je vais peut être faire un peu plus de vélo, ce qui m’amènera de toute façon vers des endroits où je vais moins. Dans les coulisses du blog, j’essaie ces derniers temps de corriger les liens dans les anciens articles vers lesquels je fais référence dans des billets récents ou alors dans les anciens billets qui sont les plus populaires (en général plutôt ceux orientés architecture). Ce n’est pas toujours facile de réparer les liens quand ils ont été cassés, surtout quand ce sont des liens vers des blogs qui ont aujourd’hui disparus. Je me rends compte que la plupart des blogs sont éphémères malgré la bonne volonté initiale de leurs auteurs. Je mets en général beaucoup de liens dans mes billets. J’en mets peut être trop d’ailleurs, si on considère le risque qu’ils finissent par disparaître. J’avais d’ailleurs réfléchi à ne plus du tout inclure de liens dans le texte de mes billets mais plutôt les inscrire en note à la fin d’un billet, ce qui éviterait que la lecture d’un billet soit interrompue par un lien. Cela irait un peu à l’encontre du principe d’un article sur internet et ferait plutôt ressembler le texte à celui d’un magazine avec des notes en fin de page. Il me vient régulièrement l’idée de ne plus publier mes billets sur WordPress mais plutôt de les regrouper dans un petit magazine mensuel au format exportable en pdf. Je ne suis par encore prêt à franchir la pas, car il me serait difficile de patienter pendant un mois avant de publier quelque chose d’un bloc. C’est pourtant ce que j’avais fait en 2009 en ne publiant des photos qu’une fois par mois en forme de petit livret, mais j’avais eu du mal à me tenir strictement à ce rythme au fur et mesure des mois.

J’écoute l’album Yoake mae (夜明け前), prenant également le titre Before Sunrise, de Nana Yamato depuis environ un mois, mais je viens de me rendre compte que je n’en ai pas encore parlé sur ce blog. Ceux qui suivent Made in Tokyo depuis quelques années auront peut être fait le rapprochement avec l’artiste ANNA dont j’avais déjà parlé ici pour son EP Tonite sorti en Juillet 2018. Nana Yamato sort son premier album sous son vrai nom, plutôt que sous le nom de code plus commun de ANNA. J’avais beaucoup aimé cet EP Tonite à l’époque, mais son premier album sorti en Février 2021 est d’un autre niveau. L’ambiance de rock indépendant se construit pourtant dans la continuité de ses EPs mais je ressens une plus grande maturité dans ses compositions musicales et dans son chant, malgré le fait qu’elle n’ait que 20 ans. La musique et le chant de Nana Yamato ne s’imposent pas à l’auditeur, comme si elle jouait avant tout pour elle-même plutôt que pour un public. Mais, on se laisse facilement prendre par ces sonorités de guitares à la mélodie accrocheuse plutôt mélancolique, comme par exemple sur le quatrième morceau Gaito. Elle soigne particulièrement le final de certains morceaux en les concluant sur une partie instrumentale qui prend de nouvelles directions. J’aime beaucoup en rock indé quand le final d’un morceau part subtilement dans une direction inattendue. C’est le cas par exemple du morceau avec un titre en français Voyage et Merci, qui introduit en plus des sons de cuivre parmi les arrangements de guitares. C’est après plusieurs écoutes, le morceau que je préfère de l’album. Nana Yamato chante en japonais et en anglais. Il y a un charme certain dans sa manière de chanter en anglais avec un accent imparfait ou lorsque sa voix s’efface à la fin de certains couplets. Le texte accompagnant l’album sur la page Bandcamp est intéressant car il nous parle de son rapport à la ville.

Nana Yamato’s brilliance lies in a profound imagination that confronts the isolation and claustrophobia of Tokyo life, without losing grasp of the whimsy and romance of girlhood. “I think Tokyo is a lonely city,” says Nana. “It’s more like an empty city. It’s like there’s nothing in it but buildings. A big stadium was built, but the Olympics were postponed. It’s empty.” Yet it’s hard to ignore the romance the artist has with the streets that she walks; Japanese and English vocals sing about the lights and sounds of the city, as if there’s no place else she could exist.

C’est certainement le propre des grandes villes, mais le sentiment de solitude dont parle Nana Yamato existe bien à Tokyo et je le ressens moi-même souvent, sans qu’il soit pesant, au contraire. En dehors des grandes artères, Tokyo est principalement vide de monde. Le grand stade dont elle parle est celui conçu par Kengo Kuma, censé être utilisé pour les Jeux Olympiques. Elle le montrait déjà dans une vidéo de ce EP Tonite et c’est peut-être dû au fait que le label indépendant Big Love Records qui distribue ses albums est situé dans ce même quartier.

Sky House par Kiyonori Kikutake

J’avais en tête depuis très longtemps d’aller voir la maison Sky House de l’architecte japonais Kiyonori Kikutake, un des fondateurs du mouvement architectural Métaboliste dont je parle décidément souvent dans mes derniers billets. L’occasion ne s’était jamais présentée jusqu’à maintenant, ou peut-être est ce que je n’avais tout simplement pas créé cette occasion jusqu’à ma visite récente il y a quelques semaines. Cette petite maison de béton posée sur une pente se trouve dans le quartier d’Ōtsuka dans l’arrondissement de Bunkyō. J’y accède par la station de métro Gokokuji dont la sortie se trouve au niveau du bâtiment de la maison d’edition Kōdansha. On accède à Sky House par une petite rue étroite parallèle à la grande avenue sur laquelle se trouve la station. La rue étroite est un cul-de-sac et je sais que Sky House se trouve tout au bout de cette rue. Je devine, du bout de la rue où je me trouve, une personne debout devant la maison. J’avance doucement en attendant l’air de rien que cette personne quitte les lieux ou rentre à l’intérieur. En avançant un peu plus, je me rends compte que cette personne est en train de laver la voiture stationnée devant la maison, une Mercedes break grise. Kiyonori Kikutake a construit Sky House pour lui et sa famille, mais il n’est plus de ce monde depuis presque 10 ans. Il s’agit peut être du fils de l’architecte qui nettoie la voiture familiale, ou d’un autre membre de la famille Kikutake. Sur toutes les photographies de maisons individuelles que j’ai pu prendre jusqu’à maintenant, c’est bien la première fois que le locataire des lieux se trouve dehors sur le palier au moment de mon passage. Je passe une première fois devant la maison en pensant revenir devant l’entrée un peu plus tard, une fois que le propriétaire aura finit le nettoyage de cette voiture. Au fond de la rue, un petit escalier de pierre permet de descendre la pente le long de Sky House. Un muret et des arbustes empêchent de voir les bas étages de la maison. Une fois en bas de l’escalier, un parking adjacent me donne assez de recul pour prendre en photo Sky House dans son intégralité. La partie haute en béton date de la construction de la maison en 1958, tandis que la partie basse a été ajoutée bien après. Je pars ensuite marcher dans le quartier pour faire passer le temps. En empruntant un terrain au dénivelé très accentué à proximité de Sky House, j’espère trouver un point de vue photographique intéressant sur la maison mais la vue est malheureusement obstruée par d’autres bâtiments. Mon impatience me fait cependant rapidement revenir vers l’escalier au bord de la maison que je monte doucement. Le propriétaire est toujours là à laver sa voiture et je finis par lui demander aimablement (ça va de soit) si je peux prendre sa maison en photo. Il accepte sans aucune hésitation et se déplace même sur le côté pour me laisser prendre la façade principale en photo. Je me confonds en courbettes et en remerciements tout en m’éclipsant après avoir pris les photos tant convoitées. Il aurait été dommage d’être venu jusqu’ici sans pouvoir prendre ces photographies de la façade. Je pense que le propriétaire doit avoir une certaine habitude de voir des gens comme moi, amateurs d’architecture remarquable, venir tourner autour de Sky House pour l’observer et la prendre en photo. Après tout, cette maison a une valeur historique et emblématique de l’architecture moderne japonaise.

Sky House porte ce nom car elle est élevée dans les airs par quatre piliers de béton, comme on peut le voir sur les photos ci-dessus de l’époque de sa construction en 1958. Elle est emblématique du mouvement métabolisme car elle est susceptible de se modifier en fonction des besoins de la famille qui y habite. Elle apparaît notamment dans le livre manifeste du mouvement intitulé METABOLISM/1960, montrant une série de projets clés par ce jeune mouvement naissant et en phase de connaître une reconnaissance mondiale lors de la World Design Conference (WoDeCo) se déroulant à Tokyo en Mai 1960. Parmi les participants à cette conférence internationale, Louis Kahn viendra notamment visiter la maison Sky House avec d’autres architectes comme Fumihiko Maki.

Le terrain en pente favorise cette impression de maison élevée dans les airs. On y accède par la rue haute par laquelle je suis venu. La maison d’origine se compose d’un seul étage fait d’une structure de béton en damier, posé sur quatre pilotis anti-sismiques de 6.6 mètres de haut. Lorsque l’on voit des photographies d’époque, la maison se dégage nettement de l’environnement alentour de maisons basses. En plus de 60 ans, le paysage urbain autour de la maison a bien changé et Sky House est maintenant noyée dans les buildings. La maison en elle-même a également beaucoup changé en 60 ans. Tout l’espace sous l’étage surélevé, le patio, était initialement ouvert. Une première modification en 1962 vient ajouter une capsule, que Kikutake appelle plutôt move-net comme élément amovible, qui sera utilisé comme chambre pour enfant. Ce move-net était accroché sous l’étage comme on peut le voir sur la dernière photo d’époque ci-dessus. L’espace sous la maison et sous le move-net fut petit à petit utilisé comme bureau pour Kikutake. En 1977, le patio voit de nouvelles transformations avec l’ajout d’une cuisine, de chambres et d’une véranda. En 1985, cet espace évolue encore et est complètement occupé par un living et des extensions des chambres. Comme on peut le voir actuellement, tout l’espace vide en dessous de la partie initiale en béton a été rempli par des espaces habitables, ce qui enlève en quelque sorte la particularité de surélévation de la maison. La maison Sky House s’est en quelque sorte reconnectée avec la terre ferme, de laquelle elle essayait pourtant initialement de s’éloigner. Une des dernières évolutions a été d’installer le mur de verre que l’on voit devant l’entrée, derrière l’espace de parking.

Lorsque l’on passe devant la maison, on admire bien sûr la partie haute en béton tout en essayant de l’imaginer sans les additions installées en dessous qui viennent malheureusement dénaturer le projet initial. En même temps, cette maison a été dès le début conçue avec cette idée d’evolution selon les principes du mouvement métaboliste. On peut seulement regretter que les dernières évolutions sous l’étage initial n’ont pas suivi le style architectural d’origine en béton. En même temps, cet ajout est peut être considéré comme temporaire avec dans l’idée d’être enlevé plus tard? Ceci n’est que pure supposition de ma part. Derrière les volets de bois et les parois de béton de l’étage, l’espace habitable ne se compose que d’une grande pièce ouverte, séparée en deux par un mur amovible. On devine dans la pièce un bloc cuisine mais on ne voit pas la salle à manger qui devait se trouver derrière le mur. La chambre devait également se trouver derrière ce mur, mais la composition de cette pièce n’est de toute façon pas figée, elle est modulable et a changé de configuration au cours des années. L’espace initial sur un seul étage est minimaliste et on imagine bien qu’il devînt vite insuffisant avec l’agrandissement de la famille. Cet étage en béton est également intéressant car il me rappelle la structure d’une maison traditionnelle japonaise avec un couloir engawa faisant le tour de la maison, sauf que les portes coulissantes donnant sur l’intérieur habitable sont ici remplacées par des baies vitrées et les ouvertures extérieures par des grands volets faits de lamelles de bois. En passant devant la maison, j’imagine cet espace intérieur, la qualité de cette grande pièce ouverte que je n’ai vu qu’en images dans des magazines ou livres d’architecture. En écrivant ce billet de retour à la maison, je ressors de ma bibliothèque Project Japan Metabolism Talks, le livre de Rem Koolhaas et Hans Ulrich Obrist aux éditions Taschen consacré comme son nom l’indique à une revue en détail du mouvement Métaboliste. On y trouve de nombreuses interviews, dont une avec Kikutake en 2009 (quelques années avant sa mort) à l’intérieur même de Sky House. Quelques photos prises par la fille de l’architecte néerlandais, la photographe Charlie Koolhaas, immortalise cette rencontre. Ce livre est d’ailleurs extrêmement bien documenté et c’est un plaisir d’y revenir pour tous les amoureux d’architecture moderne japonaise.