En passant devant la porte obstruée par des arbres et des plantes sur la deuxième photographie, l’envie d’y entrer devient irrésistible. Frapper deux fois à la porte ne donne pas de réponse. Cette porte n’est pourtant pas fermée à clé et il suffit de tourner doucement la poignée ronde et de pousser un peu vers l’intérieur pour l’ouvrir. Les plantes qui semblaient gêner l’entrée se révèlent être beaucoup plus accommodantes qu’elles en avaient l’air. On ne peut pas ouvrir la porte complètement mais suffisamment pour entrer à l’intérieur. Un jardin dense nous y attend. Un étroit chemin de terre nous laisse à peine assez de place pour nous faufiler. Il faut avancer doucement de côté pour éviter de se blesser car les branches qui dépassent ressemblent à de minuscules pointes. Un passage semble avoir été creusé dans la densité végétale à priori impénétrable. On avance dans ce tunnel végétal sombre, guidé par des éclats de lumière s’échappant devant nous et donnant une direction à suivre. La lumière se fait petit à petit plus forte. Elle finit par nous éblouir lorsqu’on approche de la sortie du tunnel, comme si on se trouvait face à face avec un immeuble de verre exposé en plein soleil. Le passage s’ouvre sur une clairière de forme ronde parfaite comme si les arbres qui la délimitaient avaient été taillés récemment. L’herbe haute laisse pourtant présager que l’endroit n’a pas été visité depuis très longtemps. Une petite table de métal couverte d’une mosaïque aux couleurs délavées est placée au milieu de l’espace ouvert entre les arbres. Il n’y a personne, pas d’oiseaux, pas de moustiques, pas âme qui vive. À proximité de la table ronde, un banc de deux places est planté dans les herbes hautes. Il me semble d’abord penché en arrière dans une position déséquilibrée, mais il s’agit plutôt du dossier qui est incliné ce qui doit donner une assise quasiment allongée, les yeux vers le ciel. Il n’y a aucun nuage dans le ciel au dessus de moi. Pour être plus précis, il semble que les nuages évitent volontairement de passer au dessus de la clairière. On dirait même que la surface des nuages a été découpée dans une forme ronde reflétant celle de l’espace où je me trouve. On a le sentiment, en regardant en l’air, d’avoir un accès direct aux espaces célestes. Un papier un peu jauni est posé sur la table de jardin, dans une pochette plastique transparente. On peut y lire les inscriptions suivantes tapées à la machine à écrire « 惑星のベンチ・望遠鏡の中の景色: ベンチに座って空を見てください ». Je me répète à voix basse cette inscription mystérieuse pour essayer d’en comprendre la signification. « Banc des planètes / vue à l’intérieur du télescope : Asseyez-vous sur le banc et regardez le ciel ». Le papier porte une signature, pareillement écrite à la machine, en bas de page. Il est écrit « パラレル東京観測委員会 », le Comité d’observation du Tokyo parallèle. Mais je remarque avant tout un petit message écrit à la main au feutre noir sur la pochette plastique, qui donne un conseil à ceux qui le lisent: « don’t loose yourself forever だょ ». Je n’ai aucune intention de me perdre pour toujours, surtout dans une petite clairière dont on a vite fait de faire le tour. Le message du comité d’observation indique qu’il faut s’asseoir sur le banc incliné. S’asseoir quelques instants semble être la seule chose à faire ici. Le banc à la surface irrégulière n’est pas très confortable. Dès qu’on s’y assoit, on bascule rapidement le dos vers l’arrière sans pouvoir se retenir. J’observe d’abord le ciel mais il est vide, toujours entouré de nuages qui semblent plus épais qu’auparavant. Mon regard redescend doucement vers l’intérieur de la clairière, partant de la cime des arbres pour revenir sur la table de jardin posée en son milieu. Il n’y a pas de télescope, ni de planètes. Seulement ce banc au dossier incliné sur lequel je suis assis. Un monde parallèle va peut être apparaître soudainement devant mes yeux et comme l’indique le message écrit à la main, il faudra éviter de s’y perdre. Le ciel s’assombrit petit à petit. Je n’ai plus de notions claires du temps qui passe et il ne me vient pas à l’idée de regarder mon téléphone portable, perdu dans le fond de mon sac. Il est certainement l’heure de rentrer mais je ne peux m’empêcher de vouloir passer quelques minutes supplémentaires assis sur ce banc. On n’entend pas les bruits de la ville pourtant proche, ni ne voit les lumières des immeubles. Il se dégage de ce lieu une sérénité dont je n’avais jamais fait l’expérience jusqu’à maintenant. Il fera très bientôt nuit noire. Il me vient en tête une évidence. Je suis à l’intérieur du télescope. En levant les yeux au ciel une nouvelle fois, des formes vaporeuses prennent consistance. Une première forme ronde grise s’approche de moi, mais je l’évite du regard quand elle devient dangereusement trop proche. Mon regard fixe ensuite une couleur orangée dont la forme se fait de plus en plus précise au fur et à mesure que je m’en approche. J’ai le sentiment de m’éloigner et il faut tout de même que je pense au retour. Je peux quand même m’approcher un peu plus de cette planète rouge, la frôler gentiment de la main. Un objet beaucoup plus imposant attire ensuite mon regard. Je voudrais me plonger dans son œil mais un autre astre céleste me pousse à continuer encore un peu plus loin dans la noirceur de l’espace. Juste un peu plus loin. Des formes d’anneaux tournent à l’infini sur eux même. On a envie de faire partie de cette boucle inarrêtable. L’attraction est tellement forte qu’on pourrait s’y perdre à l’infini. On pourrait s’y perdre pour toujours, comme indiquait le message écrit à la main sur la pochette plastique de la table de jardin. C’est un avertissement. Reprenons conscience, redescendons sur terre. Est ce que j’ai perdu conscience? Je ne crois pas, la réalité de ce voyage est très claire dans ma mémoire. On distingue à peine la table de jardin dans la nuit ténébreuse qui a envahi la clairière. Il faut maintenant sortir. Le tunnel dans les arbres est toujours là donnant sur la porte de sortie. Je tourne délicatement la poignée pour sortir de cet espace parallèle de Tokyo. La densité de Tokyo cache de nombreux endroits étranges ouvrant leurs portes sur un univers parallèle. Il suffit juste d’y croire un peu.
Le nouvel EP intitulé Setsuzoku (接続) du super-groupe Ajico est vraiment excellent. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils décident finalement à se réunir. Leur premier et unique album Fukamidori (深緑) était sorti en Février 2001, il y a donc plus de 20 ans. Le EP ne comprenant que 4 morceaux, il est forcément beaucoup trop court vu la qualité de la musique qu’on y écoute. La voix de UA est exceptionnelle, à l’accentuation et la particularité très marquées. C’est ce qui fait tout l’intérêt de son chant. L’ensemble est plus pop que ce qu’on connaissait sur leur premier album. Le deuxième morceau intitulé Wakusei no Bench (惑星のベンチ) démarre sur des accords de guitare de Kenichi Asai qui rappellent dans leurs sons mélancoliques des morceaux du premier album. On peut regretter un peu que Kenichi Asai ne chante pas un peu plus car on n’entend sa voix que sur les deux morceaux les plus importants de l’album, le premier Chiheisen MA (地平線 MA) et le quatrième L.L.M.S.D. Ce sont les morceaux les plus rythmés du EP et très certainement les meilleurs (quoique j’aime beaucoup Wakusei no Bench car il m’incite à écrire des choses). Les deux morceaux sont d’ailleurs dans le classement des meilleures ventes de l’émission Hot 100 de la radio J-Wave. L.L.M.S.D. étant le morceau le mieux classé des deux alors que seul le premier morceau Chiheisen MA a une vidéo pour l’instant. UA était l’invitée de Chris Peppler dans cette émission et l’entendre parler de l’album et de sa collaboration avec Kenichi « Benji » Asai m’avait donné une grande envie d’écouter ce EP le soir même. Petit détail qui m’a amusé, UA nous dit que Benji est plus bavard qu’avant. Sur ce nouvel EP, comme sur Fukamodori d’ailleurs, j’aime beaucoup quand les voix de UA et de Asai se mélangent, ou se répondent sur le ton de la comédie sur la toute fin du quatrième morceau. La voix de UA est pleine de puissance et d’aisance, comme celle d’un rocker qui viendrait jouer sur le terrain de Benji. J’aime aussi quand elle change complètement de voix et se permet parfois des petits sons de voix inattendus comme des miaulements. Les deux autres membres du groupe Ajico, déjà présents sur le premier album, sont Kyōichi Shiino à la batterie et Tokie à la basse. Je ne connaissais pas la guitariste Tokie, mais je l’ai découverte il y a plusieurs semaines à travers un retweet de Toshiki Hata, qui partageait une petite vidéo d’une installation artistique dans un temple de la préfecture de Shimane (Hata est originaire de Shimane). La scène représente un dragon en mouvement accompagné par un danseur et par les sons de guitare de TOKIE. Cette performance se déroulait à l’intérieur du temple Umikurasan Ryuun-Ji. Et en parlant au passage de Tokyo Jihen, le nouvel album sortant la semaine prochaine, ils nous feront le plaisir de passer tous les cinq dans une émission spéciale sur YouTube ce Vendredi 4 Juin à 21h. En attendant, je me remets à écouter Blankey Jet City à la suite de l’album de AJICO, les deux énormes compilations 1997-2000 puis 1991-1995.
Merci pour ce joli texte ! On aurait envie qu’il se prolonge un peu plus vers la fin, cela m’évoque un peu les univers parallèles des films de Miyazaki. Tu me donneras l’adresse de cette porte, j’irai y faire un tour !
Merci Daniel !! Oui, c’est vrai. J’avais en fait en tête les univers parallèles de Haruki Murakami en écrivant ce texte, mélangé avec des titres de musique que j’écoutais récemment. Pour l’endroit, c’est à Minami Aoyama 5chōme, mais je pense que c’est depuis fermé à double tour :-)
Bonjour Frédéric,
Sais-tu s’il est encore possible de regarder l’émission spéciale du 4/06 ? Le lien que tu donnes me renvoie à une page nécessitant de s’identifiant (peut être est-ce un contenu privé…)
Salut Nicolas, oui le lien YouTube ne fonctionne plus car la vidéo passait seulement en live et n’est pas restée dans les archives. Peut-être vont ils la rajouter plus tard, mais j’ai quelques doutes. C’est vraiment dommage car cette émission était très intéressante et j’en parle dans un billet après mais tu le l’as peut-être pas encore lu. Il me semble que je l’avais vu aux détours d’internet mais le lien a peut être déjà disparu. Je regarde et te fais signe par e-mail si je trouve.
Salut ! Je ne m’attendais absolument pas à ce qu’Ajico se reforme, c’est donc une excellente surprise ! Si l’album est agréable à écouter, j’aurais préféré que Benji soit un peu plus présent de sa voix. Les années passent, ‘Fukamidori’ reste décidément un album culte !
Salut mahl, oui, c’était une bonne surprise. Après quelques écoutes, j’ai vraiment accroché à ce EP, notamment le deuxième morceau Wakusei no Bench qui est finalement le morceau que je préfère, peut être parce qu’il est le plus proche de Fukamidori. Je ne suis pas contre l’approche un peu plus pop de ce EP, notamment parce que la voix de UA est tellement unique que ça donne des morceaux très particuliers. Oui, dommage que Benji ne donne pas plus de la voix. Il n’y a vraiment que le premier morceau ce qui est dommage quand on sait de quoi il est capable. Je me suis mis à écouter Blankey Jet City après cet EP, car j’avais envie d’entendre sa manière de chanter, comme si ça m’avait manqué.