Cette longue marche pendant une journée de congé ensoleillée sur Tokyo se termine ensuite avec Shinjuku. Je pensais continuer encore un peu à marcher le long de l’avenue Meiji pour rejoindre Shibuya mais le courage m’a manqué. Il faut dire que j’ai marché en tout 31,886 pas, ce qui correspond à 19.6km, depuis Tamachi pour traverser le Rainbow Bridge, d’Odaiba jusqu’à Toyosu, dans le quartier de Iidabashi puis de Ichigaya jusqu’au centre de Shinjuku. Je n’avais pas autant marché en une seule journée depuis la visite de mon cousin S. L’envie de marcher pendant longtemps me démangeait depuis un petit moment. La fatigue physique me gagnant toute de même en naviguant au hasard des rues de Shinjuku, j’y trouve moins d’inspiration photographique. Il y a bien cette maison individuelle ronde sans fenêtres qui m’a beaucoup intrigué ou ce petit bar bas de plafond qui semble avoir squatté une place de parking pour s’y installer. La baraque ne semble pas très solide mais doit certainement être là depuis de nombreuses années.
En approchant du centre de Shinjuku, je passe devant une porte métallique beige quelconque comme on en voit souvent placée à l’arrière des buildings. Je l’aperçois au bout d’une petite rue perpendiculaire à celle que j’emprunte. J’y prête d’abord peu d’attention mais je reviens ensuite sur mes pas exprès pour la prendre en photo (la dernière photographie de ce billet), comme si elle cachait un mystère. Le petit escalier entouré de plantes m’intrigue en fait beaucoup. Il est utilisable et permet d’approcher la porte mais des obstacles tels que des plantes envahissantes et un gros paquet en carton viennent tout de même gêner le passage. J’imagine qu’on veut éviter qu’un passant vienne taper à la porte pour découvrir les secrets qui se cachent derrière. Après quelques réflexions en fixant cette porte pendant quelques dizaines de secondes, je me dis qu’elle ressemble à la porte du quartier d’Aoyama dont j’avais déjà parlé auparavant et qui donne accès à un Tokyo parallèle. Ma curiosité me pousse à essayer d’ouvrir cette porte mystérieuse. Il n’y a personne dans la petite rue où je me trouve, mais une improbable affiche du Christ collée sur le mur d’un building me regarde de travers. Il faut que je profite d’un moment de distraction pour monter rapidement l’escalier sans faire tomber le paquet en carton ou un des pots de fleur. Je devrais ensuite pouvoir m’infiltrer à l’intérieur. La porte ne demandait bien entendu qu’à être ouverte. Elle ne m’oppose aucune résistance, mais le grincement émis par les gonds de cette porte métallique me fait dire qu’elle n’a pas dû être utilisée très souvent. Après avoir pénétré à l’intérieur, je referme rapidement la porte derrière moi par peur d’avoir été aperçu. Il n’y a heureusement personne dans cette étroite allée coincée entre deux murs à l’arrière de buildings sans fenêtres. Il y a bien quelques branchages pour gêner le passage mais on doit pouvoir se faufiler. Je remarque rapidement une inscription posée sur le mur immédiatement à droite de la porte. Il est écrit « 新宿の目トンネル ー 入り口 », qui veut dire « Tunnel de l’oeil de Shinjuku – Entrée », sur une plaque métallique blanchâtre qui semble très ancienne, même si j’aurais bien du mal à la dater. Une autre inscription écrite en plus petits caractères et partiellement recouverte par des mousses se trouve en dessous de la plaque. On la remarquerait à peine car seulement deux katakana sont visibles. En grattant légèrement avec un morceau de branche trouvé sur le sol, on parvient finalement à déchiffrer l’inscription en lettres noires. Je ne suis par vraiment surpris en découvrant petit à petit les mots suivants: « パラレル東京観測委員会 », le Comité d’observation du Tokyo parallèle. Il s’agit du même comité que celui du bosquet à Aoyama. Mon intuition était donc bonne. Je ne suis pas du genre intrépide mais je ne peux plus vraiment faire demi-tour maintenant. Je ne sais quelle force me pousse à aller voir un peu plus en avant ce que peut bien cacher ce tunnel de l’oeil de Shinjuku. L’allée étroite dans laquelle je me trouve est plus ombragée que ce que je pouvais imaginer depuis l’extérieur. Il ne fait pourtant pas sombre, et une lumière chaude se diffuse à travers les branchages. Je me sens à couvert dans ce tunnel de verdure, sans crainte d’être vu. L’œil de Shinjuku mentionné sur le vieil écriteau fait peut être référence à l’oeuvre d’art de Yoshiko Miyashita appelée également l’Oeil de Shinjuku (新宿の目). Mais Nishi-Shinjuku me semble bien éloigné de l’endroit où je me trouve maintenant et même un raccourci ne m’amènerait pas jusque là bas. Il ne me reste plus qu’à avancer pour voir. Je peux faire demi-tour à tout moment, même si j’en n’ai pas vraiment envie.
Je n’avais pas remarqué devant moi un petit chat noir au poil lisse et aux yeux clairs. Il n’a pas peur de moi, restant assis à me regarder avec une insistance détachée. Il porte une petite clochette autour du cou ressemblant à celle que pourrait porter Doraemon. On se regarde tous les deux pendant de longues secondes qui paraissent être des minutes. Il n’a pas l’air étonné de me voir dans ce passage. Je ne le suis pas non plus. Après tout, les chats connaissent tout des recoins les plus secrets de la ville. Ils pourraient être d’excellents guides. Peut-être s’agit il de mon guide vers le Tokyo parallèle mentionné sur l’écriteau. Je fais quelques pas dans sa direction et il se retourne pour marcher lui aussi dans la même direction que moi. Il me faut certainement le suivre. Il émet à ce moment précis un miaulement approbateur comme s’il avait entendu mon questionnement interne et souhaitait me répondre. Très bien, je vais te suivre si tu insistes tant. Le chemin est parfois étroit et il faut dégager certaines branches de la main. On passe devant des tuyauteries qu’il faut parfois chevaucher. Le chat noir me laisse assez de temps pour me dépêtrer des obstacles se dressant sur le chemin. Il a l’air très habitué des lieux. Il marque ensuite une pause devant des escaliers descendant vers un couloir beaucoup plus sombre, placé entre des immeubles de béton. Faut il vraiment descendre dans les entrailles de la ville ou devrais-je plutôt faire demi-tour. Je ne vois déjà plus la porte derrière moi, et le chat qui me fixe maintenant des yeux ne me laisse plus beaucoup le choix. Par chance, j’ai avec moi une petite lampe de poche jaune dorée que je garde toujours dans mon sac en cas de tremblement de terre. L’intérieur du tunnel est vide. Une cinquantaine de marches environ nous amènent vers un couloir sous-terrain où circule un air légèrement frais. Je ne suis heureusement pas claustrophobe. Une petite inscription à l’intérieur du couloir indique 1,800m avec une flèche pointant droit devant. A l’intérieur de ce tunnel uniforme rempli de ténèbres, on perd complètement la notion de distance. C’est comme si j’avais perdu toute notion d’orientation. Mais je ne ressens pourtant pas de malaise. Mon guide est devant moi, il me regarde de temps en temps pour vérifier que je le suis bien. Ses yeux brillent dans les ténèbres. Ce petit chat à la clochette de Doraemon ne me veut pas de mal. Une lumière frêle se devine ensuite au loin, dévoilant bientôt des marches montant à nouveau vers la surface. Je n’ai pas l’impression d’avoir marcher 1,800m dans ce tunnel sous-terrain et le chemin doit être encore long avant d’arriver au but. Mais je ne sais pas de quel but il s’agit exactement. Le petit chat sautille en vitesse sur les marches et je suis donc obligé de presser le pas pour le suivre. J’ai l’impression d’entrer maintenant dans un labyrinthe de béton. Le chemin tout aussi étroit qu’au début du périple tourne maintenant à droite puis à gauche, puis à droite encore. Dans mon déboussolement passager, je perds la trace du petit chat qui a dû s’échapper loin devant. Un dernier virage m’amène finalement vers un couloir un peu plus large et éclairé de néons. Enfin la plupart des néons ne fonctionnent plus. Cet espace ressemble à un entrepôt car divers objets empaquetés y sont déposés. L’épaisse couche de poussière me fait penser qu’ils ont été oubliés ici depuis longtemps. On a peut-être même construit des buildings tout autour en oubliant l’existence de cet espace. Il s’agit d’une zone oubliée de la ville, perdue entre les buildings et dans l’épaisseur du trait des cartes. Je sais que l’oeil de Shinjuku est désormais proche. Il se trouve devant moi, je suis même à l’intérieur. Une petite chaise est placée derrière la pupille et invite à s’y asseoir. On peut bien sûr voir à travers l’oeil la foule passagère qui se presse dans le couloir de Nishi-Shinjuku. Personne ne prête attention à l’Oeil de Shinjuku, l’oeuvre d’art de Yoshiko Miyashita qui observe la vie tokyoïte depuis 1969. Du côté intérieur de l’oeil, où je me trouve, on peut lire l’inscription, en anglais cette fois-ci, « Gate of Living ». Ce poste d’observation permet d’observer la vie, d’imaginer ses traumas et ses joies. J’accompagne pendant quelques instants les douleurs et les sourires que je peux entrevoir. Ils me paraissent étrangement réels, comme si je pouvais les afficher clairement sur les visages. Je n’ai pourtant pas ce don. Que faire de ces observations? Toutes ces émotions individuelles vues à travers l’œil s’additionnent et se mélangent dans mon esprit. La dame au teint pâle habillée d’un tailleur noir approchant à pas rapide porte toujours la douleur de la disparition de sa sœur il y a deux ans. L’homme dans la trentaine qui l’a croisé à ce moment là tente de cacher ses difficultés financières qui le pousse à emprunter sans cesse plus que de raison. L’autre jeune fille un peu plus loin est intérieurement pleine de bonheur car elle vient juste de faire la connaissance d’une personne qu’elle trouve exceptionnelle et qu’elle imagine déjà être son petit ami. Le vieux monsieur qui avance lentement ne se plaint pas mais retient intérieurement sa douleur à chaque pas. Je n’arrive pas à déchiffrer sa douleur mais je la vois comme si elle était mienne. Pleins d’emotions individuelles se bousculent les unes contre les autres devant moi et se mélangent dans un brouhaha qui me remplit le cerveau. Je n’arrive pas à les effacer de mon esprit car j’essaie de les comprendre en vain. Le trop-plein d’émotions me donne le vertige. Moi qui ait plutôt l’habitude de marcher dans des rues vides de monde, cette vision me déséquilibre. J’ai l’impression de perdre petit à petit conscience alors que ma vision s’affaiblit et se teint d’un voile blanchâtre. Le flou m’envahît jusqu’à la perte totale de conscience.
Une dame, qui doit avoir à peu près une soixantaine d’années, me tapote doucement sur l’épaule en me disant d’une voix lente et douce « 大丈夫ですか? », est-ce que ça va? J’ai le souvenir un peu effacé d’avoir eu un coup de fatigue soudain alors que je regardais intensément l’Oeil de Shinjuku pour le prendre en photo sous le meilleur angle, avec si possible des passants pressés en premier plan devant mon objectif. Alors que je cherchais à saisir cette foule inexpressive se dépêchant pour rejoindre la station, j’ai tout d’un coup été saisi par des pensées introspectives, comme si l’Oeil de Shinjuku placé devant moi savait des choses me concernant que j’ignorais moi-même. Le malaise qui s’en suivait m’avait poussé à m’asseoir par terre, à même le sol, pour reprendre mes esprits en fermant les yeux quelques instants. La gentille dame s’était inquiétée de mon état et m’avait adressé la parole. Cette journée de marche a peut-être été trop longue pour moi. Je me remets vite debout en remerciant la dame et en évitant de créer des inquiétudes supplémentaires. Il est temps de rentrer chez soi. En quittant les lieux, j’évite l’oeil mais il ne me regarde déjà plus.
‘Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre.
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’Oeil était dans la tombe et regardait Caïn.’
(‘La conscience’, Victor Hugo)
Fantastique, cette belle escapade qui part d’une ‘simple’ photo. Une porte d’entrée au voyage (interne), voilà à quoi devraient servir les photos ! J’espère qu’il y aura une suite …
Salut mahl, merci pour la référence et merci beaucoup pour ce message encourageant, surtout sur ce type de billet de fiction. J’espère pouvoir y apporter une suite, même si pas dans la continuité directe de ce qui est écrit ci-dessus. Le problème est que l’inspiration pour ce type d’écriture ne se commande pas et quand ça me vient, il faut que j’écrive tout d’une traite. Mais je savais déjà en prenant cette porte en photo qu’elle m’inspirerait un petit texte.
Bonjour Frédéric, et bonne année ! Meilleurs voeux dans la réalisation de tes projets !
Un petit message « en passant » pour t’encourager comme Mahl à nous faire part de ces explorations intérieures. Et si cette inspiration ne se commande pas, je m’inquiète pas de la retrouver tôt ou tard en continuant la lecture de ton blog.
NB : je ne t’ai pas oublié concernant le partage de mes artistes de ma playlist maison. Peux-tu me dire s’il est possible de poster un lien hyper texte dans un commentaire ?
Bonjour Nicolas, bonne et heureuse année également !! Et merci pour les encouragements pour ce qui est des textes de fiction comme celui ci-dessus. J’espère pouvoir continuer bientôt. Tu dois pouvoir poster un lien tel-quel dans les commentaires, ton commentaire passera peut-être être en modération mais je le débloquerais à ce moment là. Merci !