Les routes qui nous amènent jusqu’à la plage de Jōnanjima nous font passer devant une zone de conteneurs métalliques. A mon premier passage, un motard s’exerçait à faire des figures sur une roue. Le très large espace sur lequel se trouvent ces conteneurs n’est étonnamment pas fermé et je n’y ai pas vu de gardes non plus. En voyant cet espace, j’ai tout de suite pensé aux scènes d’un épisode de la deuxième saison de la série fantastique Alice in Borderland sur Netflix. Mais il ne s’agissait pas de cet endroit car les scènes de cet épisode ont été plutôt tournées à Port Island (ポートアイランド) à Kobe dans la préfecture de Hyōgo. J’ai ensuite pensé qu’il pourrait s’agir du lieu où a été tourné une partie de la vidéo du morceau Kick Back de Kenichi Yonezu (米津玄師) avec Daiki Tsuneta, mais quelques recherches m’ont confirmé que non. Cette vidéo là a été prise un peu plus loin à Daikokufuto (大黒ふ頭) à Yokohama. Enfin, ce n’est finalement pas très grave de ne pas être en mesure de lier cet endroit à un lieu que j’aurais déjà vu ailleurs, car l’important est l’impression du moment que va laisser cet endroit dans ma mémoire. Après la visite de la plage de Jōnanjima, je suis repassé devant ces conteneurs pour les prendre en photo. Le motard n’était déjà plus là. Il a peut-être terminé ses entraînements ou peut-être a t’il fui après mon premier passage en pensant que je l’avais surpris à faire des choses interdites. Je suis quand même très surpris qu’il n’y ait aucun portail métallique venant clore l’enceinte. C’est comme si on nous invitait à venir explorer de plus près ces conteneurs de toutes les couleurs. Le week-end, cette île artificielle et ces zones de dépôt sont vraiment désertes. Le calme y est omniprésent. Il semble même presqu’irréel.
Je reste plusieurs dizaines de secondes debout devant l’entrée de la zone de conteneurs placée au bord de la route. C’est quand même très tentant de rentrer à l’intérieur pour prendre en photo les conteneurs de près, en contre-plongée par exemple pour accentuer l’effet dramatique de leur taille. Je ne vois que quelques rangées de conteneurs devant moi, mais il doit y en avoir de nombreuses autres derrière que je ne vois pas encore. Ces rangées de quatre ou cinq conteneurs de haut sont vraiment massives. Je m’approche tout de même un peu pour comparer ma taille à une de ces rangées. Marcher au milieu de deux rangées est impressionnant. Comme je le pensais, il y a d’autres rangées tout aussi massives derrière, qui ne sont pas alignées sur celles où je marche actuellement, mais placées de manière perpendiculaire. Je finis par m’approcher du rebord de la rangée. D’autres conteneurs sont placés en angle formant comme un chemin. La chaleur est vraiment éprouvante au milieu de ces rangées d’acier posées sur l’asphalt. Il n’y a pas âmes qui vivent au milieu de toute cette matière, à part moi-même. Ça ne coûte rien d’aller voir un peu plus loin l’étendue de cet espace. Arrivé au bout d’une autre rangée, un choix s’offre à moi, soit tourner sur la gauche, continuer sur la droite ou avancer droit devant moi. Prenons à droite. Les rangées se font ensuite plus courtes et le chemin un peu plus étroit. Les conteneurs se concentrent sur un espace plus restreint, mais un chemin se forme tout de même entre eux. Il y a quelque chose de ludique dans cette exploration, comme si on marchait dans un labyrinthe. Je pense à celui de The Shining. Sauf que pour celui-ci, il ne semble pas très difficile d’en sortir. Cette assurance me fait avancer un peu plus malgré la chaleur que se fait de plus en plus forte. Le soleil est au zénith, très haut au dessus de ma tête, très présent, laissant peu de place pour les ombres. Je me dis à ce moment là, qu’il doit être très intéressant de marcher au dessus de tous ces conteneurs pour avoir une vue d’ensemble, comme pouvaient le faire les protagonistes de la série Alice in Borderland, sautant avec une dextérité extraordinaire de bloc métallique en bloc métallique. Ça semble tout à fait impossible et très dangereux de faire la même chose ici. Je me demande maintenant si tous ces conteneurs sont vides. Chaque conteneur possède bien sûr une porte qui a l’air d’être très difficile à ouvrir. Pendant que je me perds dans mes pensées, je continue ma marche machinalement tournant à gauche puis à droite parmi tous ces blocs de forme identique. Je me demande ce qui me fascine tant dans cet endroit. On y trouve une qualité cinématographique certaine. Je comprends bien l’utilisation de ce type de lieux dans des films ou des séries. On a l’impression d’y être loin de tout, coupé de la vie normale dans un monde qui nous appartient. C’est extrêmement troublant au point où ce lieu finit par me faire peur. Et si je ne trouvais plus la volonté suffisante d’en sortir, emprisonné à jamais parmi ces blocs massifs.
Mon expérience doit prendre fin. Il est temps de prendre le chemin du retour, mais celui-ci me semble tout d’un coup beaucoup moins clair. Les bords des conteneurs deviennent même flous comme s’il s’agissait de mirages. Le soleil brûlant est peut-être en train de me faire perdre mon discernement. Je décide malgré tout d’accélérer le pas pour sortir de ce labyrinthe au plus vite. Mais, je ne retrouve plus mon chemin. Tous ces blocs se ressemblent sans qu’il y ait de points remarquables qui me permettent de me repérer clairement. Le soleil pénétrant devient de plus en plus insupportable. J’aimerais me mettre à l’ombre dans un de ces conteneurs pendant quelques minutes, pour échapper à ces rayons qui m’assomment, mais il doit être impossible d’ouvrir ces conteneurs. Au bout d’une rangée sur la gauche, une des portes est pourtant légèrement entrouverte. C’est une chance. Il est même facile de l’ouvrir, aussi facilement qu’une porte d’appartement. Sa légèreté est très surprenante, comme si on avait l’habitude de l’ouvrir et de la fermer sans cesse. L’intérieur du conteneur s’ouvre à moi. Il y fait frais mais il est très sombre. Je ne vais pas m’enfoncer à l’intérieur mais rester plutôt à la lisière de l’ombre formée par le cadre du bloc de métal. Je remarque un petit cordon avec un embout en plastique pendant du plafond du conteneur. On dirait l’interrupteur d’une vieille lampe. Un petit clic retentit lorsque je tire dessus d’un mouvement brusque. Et la lumière fut. Elle est faible, tamisée, mais permet d’assez bien distinguer l’intérieur du conteneur. Ma surprise s’accompagne de frissons soudains lorsque j’aperçois au fond du bloc un matelas grisâtre, une petite table de bois et une chaise. Est ce que quelqu’un vit ici? Ça paraît tout à fait improbable. Il n’y a en tout cas personne assis à la table ou allongé sur le matelas. Peut on seulement vivre dans un endroit pareil? J’imagine que ces blocs ne sont pas posés éternellement dans cette zone de dépôt. Ils doivent être transportés sur des bateaux et voyager à travers le monde entier. Une pile de papiers est pourtant posée sur la table de bois. A côté de celle-ci, je distingue dans la pénombre un plan de Tokyo qui a l’air bien usé comme s’il avait été transporté de marche en marche à travers la ville pendant des dizaines d’années. Les pages sont écornées et la couverture est délavée et réparée maladroitement à l’aide de bandes adhésives. Ce guide de Tokyo me rappelle d’ailleurs le mien, celui que j’utilisais et que j’amenais toujours avec moi dans mon sac pendant mes premières années à Tokyo. Je ne l’ai pas ouvert depuis très longtemps et je me souviens difficilement de son état actuel. Il doit être très proche de celui-ci. Certaines pages du guide sont démarquées par un morceau de papier coloré. Une des pages montre le plan du centre de Shinjuku. En regardant bien cette double page, un point rouge très accentué a été dessiné au niveau de Nishi-Shinjuku. Il est difficile de percevoir exactement le lieu indiqué en raison de la noirceur qui règne à l’intérieur du conteneur, mais je parviens tout de même à comprendre qu’il indique l’endroit exact où se trouve l’Oeil de Shinjuku. Je me souviens y avoir eu un malaise il y a quelques années comme si la force du lieu m’avait fait perdre l’équilibre et la conscience pendant quelques instants. Regardons une autre page annotée. La zone est maintenant celle de Shinagawa. Il me semble que le point rouge indique sur cette double page le centre d’art contemporain Terrada, où je suis également allé et où j’avais eu des visions étranges. Cette coïncidence est des plus étranges. La page suivante accentue ma crainte naissante. Le point rouge est dessiné dans le quartier d’Aoyama où j’avais vécu une expérience irréelle au milieu d’un parc à l’abandon. D’autres pages sont marquées mais, troublé, je ne trouve plus la volonté d’aller plus loin. Ce guide indique des lieux où je suis déjà allé et où j’ai vécu des expériences irréelles, du moins c’est le souvenir assez imprécis que j’en garde. La pile de papier posée sur la table m’a d’abord semblé vierge, mais en regardant la première feuille de plus près, une inscription y est visible. « あなたを待ってました » (Je t’attendais) est-il écrit sur cette feuille en petits caractères, à peine lisibles. Quel est le sens de ce message. Parles t’on de moi. Le papier posé immédiatement en dessous contient au même positionnement une autre courte phrase « あなたの道、もう決まってる。 » (ton chemin est déjà tout tracé). La page suivante indique l’affirmation suivante « 逃げられない。 » (tu ne peux pas t’en échapper). Les pages qui suivent ont les messages suivants écrits « 変えられない。 » (tu ne peux le changer), puis « 諦められない。 » (tu ne peux abandonner). Je m’arrête là. Il doit bien y avoir une cinquantaine de feuilles sur cette table possédant toute une écriture, mystérieuse au point de devenir inquiétante. Je me sens directement visé comme si ces messages m’étaient directement adressés. A y réfléchir, le guide de Tokyo, que j’examinais quelques minutes auparavant, ressemble tellement à mon vieux guide qu’il ne peut être que le mien. Est ce que ce guide indique à l’avance tous les endroits où je vais aller, tous ces endroits étranges qui me font perdre mes moyens mais qui m’attirent inexorablement comme si je ne pouvais leur échapper. Comme c’est peut être le cas en ce moment dans cette zone de conteneurs perdue sur une île artificielle improbable loin du centre de toute vie.
Que faire maintenant? Quitter ce lieu au plus vite. Sans que je m’en rende compte, l’épaisse porte métallique du conteneur s’est refermée sans faire de bruit. Il est fort improbable qu’un fort coup de vent l’ait refermé derrière moi. On ne peut l’ouvrir de l’intérieur. Coincé dans ce conteneur, il ne me reste plus qu’à m’enfoncer dans sa noirceur, tout au fond dans la partie à peine éclairée par la lampe placée à l’entrée. Je n’éprouve étonnement aucune crainte car l’instinct qui me pousse à m’échapper de ce lieu est plus fort que tout autre sentiment. Je marche à l’intérieur, m’enfonçant comme on marcherait dans un couloir étroit sans lumière, à tâtons mais sans ralentir le pas. Il doit bien y avoir une autre porte de sortie. Je marche pendant plusieurs minutes. Ce couloir silencieux dépasse la taille d’un conteneur. Il fait parfois des virages à gauche et à droite. Je me remémore soudainement le passage souterrain du grand temple Zenkōji (善光寺) à Nagano et ça me réchauffe un peu le cœur. S’agit-il d’un passage spirituel que je suis en train de traverser? En ressortirais-je changé? Une faible lumière apparaît soudainement laissant présager la présence d’une autre porte métallique. J’accélère le pas avant que celle-ci ne se referme complètement devant moi. Je parviens à l’ouvrir donnant enfin accès à l’extérieur. J’ai dû marcher une dizaine de minutes à l’intérieur du couloir de conteneurs, mais il fait déjà sombre dehors. Il est presque sept heures du soir. Mon vélo est toujours là, posé à l’entrée de la zone de dépôt. En regardant les rangées de conteneurs devant moi, j’éprouve le besoin de courber légèrement la tête en signe d’au revoir comme on pourrait le faire sous le grand torii à la sortie des temples. Rentrons vite à la maison pour ressortir du placard mon petit guide usé de Tokyo. J’y marquerais d’un point rouge tous ces lieux du Tokyo Parallèle (パラレル東京) que j’ai pu découvrir jusqu’à maintenant. Tout comme des sanctuaires en pleine ville, je sais maintenant qu’ils sont nombreux et qu’il me faudra du temps pour les découvrir tous. Comme aujourd’hui, ils s’imposeront progressivement à moi. Il faut que j’évacue toute crainte pour les aborder sereinement.
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