Hôtel Palacio, Ginza, les Mercredi 22 et Jeudi 23 Mai 1991.
Tout a commencé par une proposition qu’il n’a pu refuser, attiré par la beauté mystérieuse de Tomie Kurokawa (黒川富江) qui l’a attiré dans les eaux sombres qui l’entourent. Shigeru Murakami (村上茂) a rencontré Tomie au bar feutré de l’hôtel Palacio à Ginza dans lequel elle semble avoir ses habitudes. Il l’a aperçu assise sur une chaise haute du bar, son regard semblant perdu dans les eaux troublées de son whisky japonais. Shigeru est lui enfoncé dans un des gros fauteuils Chesterfield en cuir noir, un verre de whisky Suntori à la main, le journal du jour ouvert sur la table basse devant lui. Il ne prête guère attention à ce qui y est écrit, car la fatigue d’une journée à tenter de convaincre des investisseurs étrangers l’a éreinté. Sa déontologie professionnelle est plus que discutable mais il s’en moque. On ne lui en a d’ailleurs jamais tenu rigueur. Mais son regard est sans cesse attiré par cette belle femme habillée de noir, se tenant devant ce comptoir. Elle est seule, répondant au personnel du bar par de simples mouvements de tête ou d’une voix quasiment inaudible. Le bar est silencieux malgré le fond musical jazz, qu’il avait ignoré jusqu’à maintenant. Il regarde discrètement l’heure à la montre de son poignet. Il est 22h30. Elle attend peut-être quelqu’un, un rendez-vous nocturne. Elle accapare désormais toute son attention et ses fantasmes naissants. D’un geste un peu brusque, elle se lève finalement de la chaise en remerciant d’un léger mouvement de tête le barman derrière le comptoir. Un petit signe de main semble lui dire à bientôt. Shigeru regarde la scène et parvient à capter une partie de son visage aux traits fins lorsqu’elle passe à côté de son fauteuil pour sortir du bar. Il crut même déceler dans son regard un léger mouvement de paupière qui signifierait qu’elle a pris connaissance de sa présence. Elle s’éloigne doucement du bar en marchant lentement à l’intérieur du grand hall de l’hôtel, chaussée de petites bottines noires. Elle ressemble à une jeune veuve venant juste d’enterrer son mari, célébrant l’événement seule dans le bar d’un grand hôtel de la capitale. Mais il ne détecte pourtant aucune joie dans le visage de cette femme. Il perçoit plutôt une détermination triste. Un événement terrible vient peut-être de lui arriver. Son teint est pâle mais ses pommettes sont relevées d’un brin de maquillage noir. Une vague d’un parfum entêtant suit son passage mais il disparaît très vite. Il ne reconnaît pas cette fragrance qui le saisit d’une manière soudaine puis s’estompe aussi vite, laissant place à une infime odeur d’encens. Elle est presqu’indécelable mais accapare maintenant toute son attention. Shigeru cherche maintenant la femme en noir du regard dans le grand hall mais elle s’est déjà évaporée. L’image qui lui reste en mémoire de cette beauté mystérieuse le fascine maintenant au plus haut point.
Sur le tatami de sa chambre d’hôtel de style traditionnel, le futon a déjà été posé. Shigeru s’écroule sur le tatami et n’a même pas le courage de se changer. Le parfum de cette femme en noir l’entête toujours. Il ne trouve pas le sommeil, repassant sans cesse dans sa tête le moment précis où elle a croisé son regard. Dans sa mémoire qui se fait maintenant trouble, elle lui a souri. Elle lui a même susurré quelques mots, mais quels sont ils? Il se concentre sur ses lèvres et fait le vide dans sa tête pour obtenir un silence parfait. La musique jazz s’est tue. Le barman retient ses mouvements, le monde tout autour de Shigeru s’arrête pour lui permettre d’entendre les mots qu’elle a prononcé à son passage. « Je viendrais un peu plus tard », se souvient-il. « Elle va venir un peu plus tard » se répète il sur le bout des lèvres pour s’en convaincre avant de s’assoupir profondément. Il l’a voit maintenant à côté de lui, assise sur le tatami sous une lumière tamisée. Elle porte une longue robe noire un peu différente de son souvenir mais dans un style qui lui ressemble fortement. Elle est assise immobile, les jambes perdues dans sa longue robe noire, regardant devant elle, comme si elle fixait du regard une troisième personne qui serait présente dans la chambre d’hôtel. Il ne voit pourtant personne, mais sa vision devient de plus en plus floue. « Tomie, que regardes tu si fixement ? » demande Shigeru. « Ils nous regardent » répond t’elle d’une voix si faible que lui seul peut l’entendre. « Est ce que tu m’aimes? » lui demande t’elle maintenant « Est ce que tu m’aimes à en mourir ? ». Une longue lame est posée sur le tatami. Shigeru ne l’avait pas remarqué en entrant dans sa chambre, mais elle est bien là, brillante comme un éclat de cristal. Il pourrait la saisir et se la pointer dans le cœur pour prouver son amour. Il pourrait le faire lentement tout en regardant passionnément Tomie qui lui rendrait du regard tout l’amour qu’il attendait. Cet amour deviendrait éternel et inaltérable. Il le garderait avec lui pour toujours, au delà même du grand fleuve noir de la mort. Elle serait si douce cette mort, délicieuse et délicate dans les bras de Tomie. Shigeru s’effondre sur le tatami de tout son poids, ayant laisser s’échapper un dernier souffle de vie en direction de sa bien aimée qui regarde de nouveau devant elle, fixant cette présence dans la pièce. Du corps de Shigeru émanent une dense fumée noire aux odeurs d’encens. Elle envahit petit à petit la pièce, mais ne perturbe en aucun cas Tomie qui reste figée. Des cendres de Shigeru, il va émaner un autre être rempli de noirceur. Cet être guette depuis longtemps au fond de la pièce et n’attendait qu’un appel de Tomie pour se révéler. L’apparence de cet être se fait de plus en plus distincte au fur et à mesure que le corps de Shigeru disparaît dans la fumée épaisse. Cet être est une femme vêtue de noir ressemblant étrangement à Tomie. Une sœur jumelle peut-être, mais semblant provenir de l’au-delà tant son teint est blafard. Tomie se lève doucement en s’aidant d’une main. Elle ne prête aucune attention à cet être qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Elle chausse ses bottines noires en refermant délicatement la fermeture éclair et sort de la chambre d’hôtel sans faire un seul bruit, dans un silence si profond qu’il nous ferait douter de notre propre présence. Les fumées noires qui remplissaient la pièce font maintenant place à une légère brume blanchâtre à l’odeur forte d’encens. « Je suis Tomie Kurokawa », se répète plusieurs fois à elle-même cette personne ressemblant étrangement à Tomie. Son teint pâle s’estompe progressivement comme si son corps s’était progressivement adapté à la chaleur ambiante de la chambre mais ses yeux restent fantomatiques. Shigeru a lui disparu dans un vent de poussière.
Shigeru se réveille vers 7h du matin. La profondeur de son sommeil lui donne l’impression d’être revenu du monde des morts. Il se rend compte à son réveil qu’il ne s’est même pas changé avant de s’endormir et qu’il a même dormi à côté de son futon, celui-ci restant intact, comme il l’avait trouvé en entrant dans sa chambre hier soir. Après une toilette rapide, il se prépare à la va-vite car le temps lui manque pour son premier rendez-vous de travail dans une vingtaine de minutes. Il ne prend même pas de petit déjeuner au lounge du rez-de-chaussée de l’hôtel et file d’un pas rapide à travers le hall jusqu’aux portes automatiques donnant sur la rue. Il cherche un taxi libre en levant la main et s’engouffre dans le premier qu’il aperçoit. Assis à l’arrière du taxi, il pousse un grand soupir et porte enfin attention au monde qu’il entoure. Le taxi avance de quelques mètres mais la circulation est dense ce matin. Shigeru soupire de nouveau d’agacement et se dit qu’il avancerait peut-être plus vite à pieds. Les passants sur le trottoirs semblent en effet marcher d’un pas plus rapide que son taxi. Parmi la foule de marcheurs en costumes noirs, il reconnaît une femme habillée en noir. Il reconnaît sa démarche et sa longue chevelure noire. Il ouvre la fenêtre. « Tomie! » Crie t’il d’une voix puissante. Ce nom semble venir d’un lointain souvenir. La spontanéité par laquelle ce nom lui est venu en tête l’étonne lui-même, mais il ne se formalise pas plus que cela. L’important, se dit il, est de rejoindre Tomie qui disparaît rapidement dans la foule sans entendre son appel. Il voit le haut de sa tête émerger un peu plus loin au niveau du carrefour. « Arrêtez-vous, je descends » préviens Shigeru en tendant au chauffeur de taxi un billet de 1000 Yens, largement suffisant pour la petite distance qu’ils ont parcouru. La fragrance forte de Tomie lui revient en mémoire et il fonce dans le foule en s’excusant sans conviction. Il ne voit pas Tomie qui a déjà disparu au loin. Il marche pourtant d’un pas rapide, court même lorsque c’est possible, mais elle n’est déjà plus là. Une panique soudaine le saisit car il ne l’a retrouve plus. Il ne voudrait pas la perdre pour toujours. Il avance d’un pas rapide en ignorant ceux qui l’entourent, en stoppant les voitures à son passage. Il l’a voit enfin devant lui de l’autre côté du carrefour. Elle s’est retournée et regarde Shigeru d’un regard profond qui le transperce jusqu’au plus profond de lui-même. Il ne peut résister à ce regard et au parfum fort qui lui remplit les poumons. Il avance comme sous hypnose pour traverser la rue en fixant obstinément Tomie de l’autre côté. Un bus de ville le percute alors qu’il s’engage sur la voie. Son corps se projette à plusieurs mètres sous le regard affolé de la foule tout autour. Il est mort sur le coup, sans douleur vu la soudaineté de l’accident. Tomie regarde la scène d’un regard froid puis se retourne et continue son chemin. Shigeru avait déjà rendu l’âme la nuit dernière.
Nao Kawakami (川上尚) est assis avec son Sempai et ami Hamada (浜田) dans un coin sombre du bar de l’hôtel Palacio à Ginza. L’ambiance est festive car Nao célèbre sa promotion qui vient juste d’être annoncée en grande pompe par le directeur de l’agence. Hamada a grandement contribué à son avancement rapide dans les échelons de l’agence, et il comptait bien le remercier. Nao est un jeune loup, certains diraient un requin, qui ne considère que son propre intérêt mais sait rester fidèle à ceux qui le soutiennent. Hamada est de ceux là. Ils se connaissent de longue date, depuis le collège même si Hamada a un an de plus que lui. Ils ont étudié dans le même lycée avant d’intégrer l’Université de Tokyo. Le parfum de la réussite lui monte vite à la tête comme l’alcool des cinq bouteilles de bière successives qu’ils viennent d’enfiler en un peu moins d’une heure. Nao est au bord de l’ivresse et ses éclats de rire deviennent même incontrôlés. Mais il se tue soudainement sous le regard interrogateur de son collègue. Son attitude enjouée change du tout au tout lorsqu’il aperçoit une femme toute habillée de noir s’approcher du comptoir du bar de l’hôtel. Hamada suit le regard de Nao et comprend très vite qu’il est tombé sous le charme mystérieux de cette jeune fille qui doit avoir environ 25 ans. Sa tenue noire ne convient pas vraiment à son âge apparent, se dit-il. Hamada taquine gentiment son ami mais Nao reste impassible. « Elle est magnifique », se dit il à voix basse, comme hypnotisé. Après quelques dizaines de secondes d’immobilité totale, il redevient lui-même, comme si le charme avait été soudainement rompu. Hamada comprend que quelque chose d’étrange vient de se passer mais il préfère changer de sujet pour éviter une gêne entre eux. Nao n’est cependant plus tout à fait le même car l’exaltation qu’il montrait jusqu’à présent a presque totalement disparu. La discussion entre les deux hommes s’interrompt même plusieurs fois par les regards insistants que Nao porte pour cette femme, comme s’il guettait ses moindres mouvements, un regard dans sa direction peut-être ou un léger mouvement de visage. Mais elle reste quasiment immobile, buvant quelques gorgées de son whisky japonais à intervalles irréguliers. Il se fait déjà tard et Hamada s’impatiente de rentrer. Au moment de se lever pour quitter les lieux, Nao peine à se tenir correctement debout, certainement sous l’emprise d’une ivresse trop forte. Il perd l’équilibre mais se rattrape de justesse d’un mouvement de main brusque se fracassant sur une des tables voisines. Le fracas de sa main surprend le barman et la femme en noir qui se retourne finalement en laissant filer ses cheveux noirs et un parfum enivrant parvenant jusqu’à Nao. La femme tourne ses yeux dans sa direction. Son regard lui paraît vide et le fascine car le vide qui s’en dégage fait écho au vide qui remplit son cœur depuis de nombreuses années. Elle serait peut-être à même de remplir ce vide, se dit-il avec une conviction proche de l’obsession soudaine. Nao quitte Hamada dans le grand hall du Palacio, en prétextant vouloir passer la nuit dans cet hôtel, n’étant pas vraiment en état de rentrer chez lui. Après avoir quitté Hamada, Nao revient vite vers le bar avec la ferme intention d’engager la discussion avec cette femme. Mais elle n’est déjà plus là. « Il y a un mot pour vous », lui dit le barman tout en nettoyant le verre de whisky qu’elle avait utilisé. « Pour moi? » interroge Nao, en constatant avec surprise la présence d’un petit morceau de papier posé sur le comptoir. Il déplie le papier qui a une légère odeur d’encens. Le chiffre 444 est écrit à la main sans aucun autre mot. Nao examine le papier, le retourne mais seul ce chiffre est écrit. Il s’agit peut-être d’un numéro de chambre d’hôtel. Ce message lui est apparemment directement adressé, il faut donc qu’il en ait le cœur net. Le visage délicat, un peu sombre, de la fille en noir lui revient en tête à ce moment là et il essaie de se l’imaginer prononcer ce numéro de chambre devant lui. Elle aurait forcément une voix douce et fragile, qu’on aurait dû mal à entendre dans le bar où la musique jazz occupe tout l’espace. Il ne l’a probablement pas entendu mais il est très probable qu’elle l’ait invité à le rejoindre dans la chambre 444 de l’hôtel. Nao est maintenant poussé par cette évidence qui le fait avancer d’un pas rapide vers les batteries d’ascenseurs du grand hall. Le couloir du quatrième étage est sombre. Il le parcourt d’un pas décidé. La porte de la chambre 444 est devant lui. Il sonne une première fois sans réponse. Un deuxième essai n’apporte toujours pas de réaction et il décide donc de frapper et d’entrer en s’excusant poliment de son intrusion. Les effets de l’alcool ingéré un peu plus tôt ont complètement disparu et il a déjà tout oublié de la soirée passée avec son ami Hamada. Toute sa concentration se porte désormais sur cette chambre et sur la femme mystérieuse en noir qui l’attire d’une manière irrationnelle. Elle est là, assise sur le tatami, les jambes perdues dans sa longue robe noire. « Je suis Tomie Kurokawa », répète elle plusieurs fois en chuchotant. Ce prénom et ce nom qu’il entend à peine réveillent en lui un souvenir. Il s’assoit sur le tatami près de Tomie et lui demande avec un peu d’hésitation: « On se connaît déjà ? ». « Oui, bien sûr. » lui répond elle. « Tu m’avais invité la dernière fois à venir ici dans cette chambre… Je suis là maintenant. » continue Tomie en regardant droit devant comme si Nao se trouvait en face elle. « Les rêves ont parfois plus de sens que le réel. » ajoute elle sans chercher de réponse. Nao se sent tout d’un coup perdu. Oui, il connaît Tomie car il l’a déjà souvent rencontré dans ses rêves. Le souvenir de Tomie l’a toujours quitté à son réveil mais elle est bien là en ce moment, à côté de lui, celle qu’il imagine être son amour éternel, celle pour qui il pourrait tout donner, même son âme. « Tu ferais cela ? » lui demande Tomie. « Oui, bien sûr. » lui répond il. Le parfum enivrant de Tomie qui envahit la pièce le remplit d’une douceur inattendue qui lui fait perdre toute force. Il s’affaisse doucement sur le tatami, la tête la première. Son visage semble souriant. Il tient à la main une longue lame que Tomie lui avait donné lors de leur dernière rencontre. Il pourrait mourir pour elle, lui avait il dit. Elle avait souri du bout des lèvres. Alors que les derniers souffles de vie s’échappent de ses poumons, Tomie ouvre son petit flacon de verre qui était posé sur la table basse. Elle veut conserver une partie de son âme avant qu’elle ne se consume complètement dans les fumées noires qui envahissent maintenant une bonne partie de la chambre d’hôtel. Nao disparaît petit à petit et une autre Tomie apparaît des ténèbres au fond de la pièce. Tomie referme le petit réceptacle de verre. Un chiffre et un nom sont notés dessus: « 444 » « Kawakami Nao ». Elle se lève ensuite doucement et se dirige vers la porte d’entrée de la chambre d’hôtel. Elle se baisse délicatement pour refermer ses bottines en cuir noir puis quitte la pièce sans un seul bruit. Au fond de la chambre, l’autre Tomie est assise en tailleur dans une noirceur ténébreuse, se répétant plusieurs fois les mots suivants: « Je suis Tomie Kurokawa ».
Vers 11h du matin, Hamada débarque en sueur dans le hall de l’hôtel Palacio. Il court jusqu’à la réception car on l’avait appelé une trentaine de minutes auparavant à propos d’un sujet grave. Nao Kawakami a été retrouvé sans vie dans la cage de l’ascenseur de secours ce matin. D’après les dires du personnel d’entretien, on l’aurait vu se jeter depuis le quatrième étage où se trouve sa chambre. Une des femmes de ménage l’avait vu sortir affolé de sa chambre alors qu’elle frappait à la porte pour entamer le ménage. Il marchait en zigzaguant dans le couloir en clamant plusieurs fois d’un air désespéré un prénom « Tomie! ». « Attends moi! Ne m’abandonnes pas » disait il en sanglotant. Après avoir ouvert la porte de secours de la cage d’escalier, il était tombé à la renverse, emporté dans son élan. La police et une ambulance sont déjà sur place, mais il est déjà trop tard. Au même moment, dans son petit appartement au sixième étage d’un vieil immeuble de briques de Kyobashi, Tomie est imperturbable malgré les événements tragiques qu’elle engendre. Elle ne les déclenche pas mais les attire inexorablement malgré elle. Son regard sombre et sa tenue noire traduisent le deuil inévitable qu’elle entraîne dans chacun de ses déplacements. Ces êtres disparaissent à sa rencontre mais elle prend à chaque fois le soin de conserver une partie de leurs âmes dans des petits flacons de verre qu’elle entasse les uns à côté des autres sur des étagères placées près d’un miroir. Elle dépose aujourd’hui un nouveau flacon sur l’étagère annoté du chiffre 444 et du nom « Kawakami Nao ». Elle le dépose à côté des autres et les parcourt du regard comme elle avait l’habitude de le faire. « 345 Kawakami Shigeru », « 604 Tokunaga Yuma », « 243 Imai Hiroshi », « 402 Miura Kenta »… Autant d’amours profonds et platoniques qui se sont conclus de manière tragique, sans qu’elle ne le souhaite. Après avoir poser le flacon, Tomie regarde ensuite son visage dans le reflet du miroir pour vérifier si chaque nouvelle âme qu’elle conserve précieusement n’a pas affecté son apparence. Dans une pièce sombre de son petit appartement, les autres Tomie sont là, assises, attendant sagement sans rien dire. Difficile de les compter car la pièce est sombre. Elles se ressemblent toutes tellement, mais elles ont des visages légèrement différents traduisant la multitude des rencontres qu’elle a pu faire. Elles répondent toutes au même nom et prénom. Une seule d’entre elles sortira dans la nuit, au bar d’un des nombreux hôtel de Tokyo, dans un éternel recommencement.
Cette courte histoire de fiction m’a été très librement inspirée par l’histoire de Tomie (富江) dans le manga de Junji Ito (伊藤潤二), car Tomie m’est revenue en tête lors de l’écriture d’un billet récent évoquant la dernière compagne du romancier Osamu Dazai (太宰治). Les lieux et les noms de personnages cités dans l’histoire ci-dessus sont bien sûr tous fictionnels. Les images ont été conçues par Intelligence Artificielle à partir des idées et de certains détails de mon histoire. Pour être clair, les images sont artificielles mais mon histoire ne l’est pas. Je me suis rendu compte lors de l’écriture du billet intitulé « dans une réalité parallèle proche du chaos » que les images que je créais virtuellement pouvaient devenir une formidable source d’inspiration. Mon impression sur ces images créées par Intelligence Artificielle est en train d’évoluer progressivement au fur et à mesure que j’expérimente. Je n’ai bien sûr strictement aucune envie de m’en servir pour remplacer mes photographies réelles.