White Base

J’ai recherché ce bâtiment futuriste appelé White Base pendant de nombreuses années et j’en parlais déjà dans un billet de Juillet 2007 où j’énumérais les quelques bâtiments à l’architecture remarquable que j’aimerais voir un jour en vrai plutôt qu’en photo sur un magazine. Après plus de dix ans, je finis par le trouver à Kodaira, dans la banlieue Ouest de Tokyo. Je l’ai tellement recherché virtuellement sur Google Maps et Street View que je connais désormais par cœur le quartier où elle se trouve, avant même d’y être allé physiquement. Je profite de ma petite semaine de congé pour m’y rendre et voir cet objet architectural si particulier de mes propres yeux. White Base se trouve dans une rue commerçante assez étroite d’un autre temps et contraste complètement avec le reste des maisons basses et les quelques résidences d’appartements aux alentours. Il est assez difficile d’imaginer qu’un tel bâtiment puisse se trouver à cet endroit. Ma crainte lorsque j’approche ce type d’architecture maintes fois vue dans les magazines est qu’elle ait mal vieillie et donc perdue de son panache. Pour ce qui est de White Base, le bâtiment est assez bien conservé bien qu’il date de 2006, à part des traces d’écoulements d’eau à plusieurs endroits de la façade supérieure.


L’architecte de White Base est Akira Yoneda (Architecton) accompagné par l’ingénieur en structure Masahiro Ikeda. Ce duo a également conçu la petite maison Delta (∆) se trouvant à Meguro. Masahiro Ikeda est également à l’origine de la structure du petit bâtiment blanc ressemblant à un grain de riz, Natural Ellipse par l’architecte Masaki Endoh. Ce sont à chaque fois des projets futuristes et, dans le cas de White Base, dépassant même les limites du possible. Il s’agit ici à la fois du studio de travail et de la résidence d’un Mangaka, créateur d’une série à succès (que je ne connais pas). Il a travaillé en étroite collaboration avec l’architecte pour parvenir à cette œuvre architecturale singulière. Ce qui surprend immédiatement sur White Base est bien entendu le dernier étage cantilevé. J’avais déjà vu des volumes en porte-à-faux, comme sur le petit building Undercover Lab de Klein Dytham, mais dans le cas ici, on se demande vraiment comment cet étage peut bien tenir en place dans les airs. Le volume cantilevé composé d’une structure d’acier prend une forme de L dont une partie est télescopée, courbée d’un angle de 20 degrés pour venir chercher la lumière au dessus des habitations alentours. Cette structure et son revêtement se composent de panneaux d’acier corten recouvert d’une résine fluorocarbonnée qui me font penser à un objet spatial. La chambre principale est située à ce niveau là, au dernier étage dans le coin de la forme en L, et donne sur la partie en tube oblique et ouverte formant une terrasse. Cet étage est dédié aux chambres et possède peu d’ouvertures sur l’extérieur à part quelques zones couvertes d’un treillis blanc. L’étage au dessous est une partie ouverte sur l’extérieur. Un escalier enfermé dans des vitrages transparents permet de faire le lien entre le dernier étage placé dans les airs et l’étage en dessous correspondant au deuxième étage japonais utilisé comme espace de séjour pour la famille du Mangaka. Pour compliquer un peu plus la configuration, ce deuxième étage en forme de S à l’intérieur n’est pas aligné avec l’étage supérieur en porte-à-faux et n’est pas non plus aligné avec les contours du terrain. Le rez-de-chaussée, juste en dessous, contient principalement le parking intérieur dont on peut voir le portail donnant sur la rue. Ce parking peut contenir 7 voitures et quelques photos aperçues sur le web me laisse penser qu’il contient une Delorean. Le studio de travail du Mangaka et de son équipe se trouve aux étages inférieurs, dans une base faite d’un bloc de béton renforcé, creusé sur la quasi-totalité du terrain, ouvert d’un côté pour laisser passer la lumière à travers une grande baie vitrée de deux étages de hauteur. Une mezzanine surplombe cette zone de travail haute de plafond. Après le design sur papier, il aura fallu plus de trois ans et des complications dans la conception du dernier étage, pour mener à bien ce projet qui se conclura en Août 2006.

White Base est bordé par un parking ressemblant à un terrain vague. J’imagine qu’une construction verra le jour dans quelques temps. En attendant, cette vue dégagée depuis ce parking permet d’apprécier une bonne partie du building. Il reste cependant difficile à comprendre depuis l’extérieur tant l’agencement des espaces intérieurs est atypique. Le numéro 64 du magazine Japan Architect consacré à une rétrospective architecturale de l’année 2006 montrent quelques photos de l’intérieur et des plans des étages, qui je montre ici pour faciliter la compréhension de cette structure complexe (à noter, le cinquième étage sur le plan correspond au dernier étage en porte-à-faux). White Base apparaissait également en couverture du numéro 246 de Shinkenchiku et dans le numéro 7 du magazine MARK d’Avril et Mai 2007 consacré entre autres à la présentation de 5 maisons japonaises. White Base faisait également la couverture du magazine MARK, mais dans une version stylisée. Ce numéro présentait également la maison blanche Sky Trace de Kiyoshi Sei Takeyama (Amorphe) dont je parlais récemment, mais aussi un autre petit chef-d’œuvre architectural, Reflection of Mineral par Yasuhiro Yamashita (Atelier Tekuto). L’article du magazine MARK montre des photographies différentes de celles de Japan Architect, et donne des détails intéressants sur la conception du building, basé sur les idées de design assez précises et agressives du Mangaka. Son nom était d’ailleurs précisé dans le magazine, ce qui m’a un peu étonné. Ceci étant dit, en plus d’être une maison sur les étages du haut, White Base est également pour une grande partie l’espace professionnel de ce Mangaka. Je ne mentionne pas l’adresse de White Base, comme il est d’habitude pour ce genre de maisons. C’est un peu triste à dire mais j’ai l’impression d’avoir conclu un cycle dans mes découvertes architecturales après avoir vu ce building. Il me reste pourtant beaucoup d’autres architectures à découvrir dans Tokyo et à approfondir.

ゲリラWACK

On dirait bien que l’agence WACK a pris pour habitude d’investir les rues de Shibuya chaque année dans la deuxième partie du mois de Juin. L’année dernière, le visage de AiNA marqué du logo de l’agence était affiché en très grand format en noir et blanc sur la façade du Department Store Tokyu de la gare de Shibuya. A l’époque, je ne connaissais pas la musique des groupes de cette agence d’idoles alternatives, ce qui m’avait inspiré quelques commentaires critiques non informés. Cette campagne publicitaire avait eu le mérite de m’intriguer et de m’inciter en quelque sorte à écouter le dernier album de BiSH qui était sorti à peu près à ce moment là. Bien qu’inégale, j’avais trouvé la musique du groupe très intéressante et les interprétations vocales certes un peu bancales m’avaient convaincu, notamment car le registre musical y est plutôt tourné vers le rock alternatif avec des tendances parfois à la limite du punk rock. J’avais trouvé la musique du groupe très éloignée de l’image que je me faisais des groupes d’idoles. Je n’ignorais pas l’existence de ces groupes d’idoles alternatives, car BiSH n’est pas le premier groupe du genre (BiS de la même agence lui est antérieur) mais la qualité générale des morceaux de BiSH dépassait nettement la moyenne. BiSH est le groupe phare de l’agence WACK dirigée par Junnosuke Watanabe, mais une myriade d’autres groupes s’est petit à petit développée autour de BiSH. A part quelques morceaux piochés par-ci par-là chez BiS ou EMPiRE, je ne connais pas les morceaux des autres groupes.

Je découvre d’abord le panneau de la première photographie derrière la rangée d’immeubles bordant l’avenue Meiji et au dessus de la rivière bétonnée de Shibuya au dessus d’un petit garage à vélo grillagé. Je reconnais le visage d’Atsuko Hashiyasume de BiSH, ce qui me fait comprendre qu’il s’agit d’une campagne publicitaire pour l’agence plutôt que pour le groupe car je ne reconnais pas les autres personnes sur les photographies entourées de noir. Chacune des photos est d’ailleurs marquée du logo de l’agence (un étrange signe McDonald barré deux fois comme pour indiquer une correction), d’un hiragana à chaque fois différent, et d’un trait courbe de couleur fluorescente. Tout ceci est très intriguant. L’emplacement, à l’abri des regards, ne m’étonne pas beaucoup car j’avais déjà vu ici une photographie d’un champ de tournesols en noir et blanc de Daido Moriyama pour l’exposition temporaire intitulée SHIBUYA / 森山大道 / NEXT GEN. Il y a d’ailleurs assez régulièrement des expositions de rue organisées dans les rues de Shibuya et j’aime partir à leur découverte, quand je suis au courant qu’une exposition se déroule. C’est d’ailleurs rarement le cas, car je ne pense pas que ces expositions soient annoncées à l’avance, ce qui fait d’ailleurs tout l’interêt de la chose et une des raisons pour lesquelles j’aime me promener dans Shibuya, dans les rues en dehors du centre. Je connais par contre à peu près les endroits où sont en général affichées les photographies de ce genre d’exposition de rue. Je marche ensuite vers le sanctuaire Konnō Hachiman-gū où j’y découvre, sans grande surprise mais avec une pointe de satisfaction, d’autres photographies affichées les unes à côté des autres (sur la troisième photographie du billet). Un peu plus haut dans la même rue, deux autres photos sont accompagnées d’un court texte. Une des photos montre Junnosuke Watanabe. Il semblerait donc que certaines photos soient accompagnées de textes ce qui me fait penser au jeu japonais traditionnel Karuta basé sur les poèmes hyakunin isshu, auquel on joue à la maison pendant les fêtes du début d’année (je perds d’ailleurs à chaque fois). Les figures historiques seraient ici remplacées par les visages de l’agence WACK et les poèmes par d’autres phrases courtes comme des poèmes urbains. Cette découverte éveille quelque peu ma curiosité et réveille l’otaku latent qui sommeille en moi, mais que j’essaie de laisser endormi le plus possible. J’envie parfois la dédication sans failles des otakus, qui vivent pleinement leur passion, même si le bonheur qu’elle procure n’est qu’artificiel. Mais je n’ai pas le temps nécessaire ni le désir suffisant de ‘complétisme’ (construire une collection complète de choses) pour devenir otaku. Il me démange tout de même de découvrir s’il existe d’autres photos Karuta et je retourne donc le soir dans le centre de Shibuya voir si d’autres photos sont affichées aux endroits prédéfinis que je connais. Je trouve comme prévu d’autres séries dans les allées souterraines dessous le grand carrefour de Shibuya, notamment dans les escaliers près de la tour Q-Front. A ce même endroit, j’avais découvert il y a quelques mois l’exposition temporaire du photographe Tomokazu Yamada appelée Beyond City, où on apercevait notamment Kom_I au milieu d’un Shibuya en destruction/construction. Dans les allées souterraines qui mènent vers la gare, on peut voir cette fois-ci les visages de AiNA la tête en arrière et de AYUNi D faisant une grimace. J’aurais envie de partir à la recherche des autres affiches dans les rues de Shibuya mais le temps manque déjà et j’en resterais donc là.

De retour à la maison, quelques recherches sur internet me confirment que ces affiches font bien référence au jeu traditionnel Karuta. Il y a en tout 46 cartes comprenant tous les membres de l’agence avec le CEO de WACK Junnosuke Watanabe mais sans le musicien et compositeur Kenta Matsukuma. Chaque carte montre une photo et un message écrit par chaque membre au dos de la carte. Le jeu entier était même proposé à la vente pour 2750 Yens en quantité limitée depuis le 30 Juin mais était aussitôt en rupture de stock dès le premier jour de vente. Cette série mise en scène dans les rues de Shibuya du 15 au 30 Juin 2020 prend pour titre「それでも、音楽は、死ねない。」qu’on pourrait traduire par « Malgré cela, la musique ne peut pas mourir « . Je ne connais pas le sens exact du « Malgré cela », mais il s’agit peut être d’ironie de la part de Watanabe essayant de nous dire que malgré la moindre qualité de la musique qu’il produit (c’est le sens du mot wack), la ‘musique’, elle, ne meurt toujours pas, en sous-entendant que l’on peut donc continuer sur cette voie. Ceci étant dit, je ne pense pas que Watanabe ait des doutes sur la qualité de ses productions mais je pense plutôt qu’il cultive volontairement cette ambiguïté, qui rend d’ailleurs cette agence plutôt atypique. Le message que Watanabe publie sur un site web construit exprès pour l’occasion donne également une idée de son approche en dehors de ce qui est communément établi au Japon, en célébrant les individualités plutôt que de faire l’éloge du groupe. Il l’écrit assez clairement sur cette page web, mais prévient qu’il peut se tromper. Il n’y a rien de choquant dans ces affirmations car l’exercice artistique qu’il nous livre sous forme de guérilla publicitaire dans les rues de Shibuya n’est au final qu’une somme d’individualités, même s’il entend casser cette somme. Les messages sur les cartes sont apparemment écrits par chaque membre des groupes mais je ne me suis pas amusé à essayer de tous les déchiffrer car certains sont plutôt obscurs. En voici quelques exemples: 生きてて良かったって初めて思えたのは必死になることを覚えたから (La première fois que j’ai ressenti la joie d’être en vie est quand je me suis souvenu du moment où j’étais désespérée), 愛がないやつは何をやってもダメ (Une personne sans amour ne peut rien faire de bon) ou encore le message plus anticonformiste 右ならえ、前ならえ、うるさい!僕は後ろ向く(Suivre à droite, suivre devant, insupportable ! Moi, je me tourne vers l’arrière). Difficile de dire si ces phrases correspondent à une vraie manière de penser ou à une attitude. J’ai tendance à penser qui s’agit d’une méthode de penser gentiment transgressive que Junnosuke Watanabe insuffle à ses équipes pour fonder l’esprit de l’agence. On peut ensuite s’amuser à imaginer à quoi ressemblent les formes aux couleurs fluorescentes, superposées sur les photos des Karuta, quand le puzzle est reconstitué pour avoir une meilleure idée du personnage. Toujours est-il que j’aime beaucoup découvrir ce genre d’expositions urbaines au hasard des rues. Celle-ci m’a d’ailleurs donné envie de réécouter la discographie de BiSH en ordre antichronologique.

Les photographies de ce billet ont été prises le 29 Juin. Le 2 Juillet, tout avait déjà disparu comme on peut le constater sur cette dernière photographie des escaliers du Q-Front près du grand carrefour de Shibuya.

le temple Zuishōji près des cerisiers

Les quelques photographies ci-dessus datent du mois de Mars de cette année, alors que les cerisiers commençaient à être en fleur, dans l’enceinte du temple Zuishōji à Shirogane. Les allés du temple sont extrêmement bien entretenues, sans une herbe qui dépasse des petits espaces verts bordés ou des parterres de graviers. La partie ancienne du temple, placée au milieu de ce parc de graviers et de dalles de pierre, semble se détacher de l’ensemble. La partie du temple que je voulais voir est celle construite juste à côté. En regardant les photographies, on devine tout de suite que Kengo Kuma en est l’architecte. L’utilisation de fines plaquettes de bois à la verticale pour les façades du bâtiment est une des caractéristiques de son architecture. Cela donne une construction très délicate qui ne vient pas contrebalancer la force intrinsèque qui se dégage de l’ancien temple principal. Ces nouvelles dépendances forment un cloître en forme de U autour d’un petit plan d’eau artificiel sur lequel est posé une scène pouvant être utilisée pour des représentations. Les fleurs de cerisiers à l’entrée du temple apportent une petite note de couleur bienvenue à l’ensemble, sous le ciel tourmenté du mois de Mars. L’idée m’est venu de visiter ce temple après l’avoir vu sur le compte Instagram de la guide tokyoïte Haruka Soga, qui est spécialisée dans les photos d’architecture. C’est un compte à suivre pour les amoureux de l’architecture de Tokyo, car elle y ajoute quelques notes pour indiquer les architectes ou pour donner une impression personnelle sur les lieux. Je connais ou reconnais déjà beaucoup des bâtiments qu’elle montre sur Instagram mais il y a en régulièrement que je ne connais pas ou que j’ai oublié, notamment les bâtiments plus anciens. Il y a assez peu de comptes Instagram qui donnent autant d’informations car la plupart se contentent d’une photo sans aucune légende.

la pluie sur le béton de l’autoroute

La saison des pluies me donne à chaque fois des sentiments contradictoires. J’aime la regarder tomber et entendre ses sons tôt le matin depuis l’intérieur de l’appartement en ouvrant une fenêtre. Mais je déteste le fait qu’elle nous bloque à la maison sans une possibilité d’aller marcher dehors et prendre des photos. Je pourrais certainement aller prendre des photos de parapluies dans le centre de Shibuya ou de Shinjuku, comme certains le font très/trop bien, mais je ne maîtrise pas encore très bien la prise de photo tout en portant le parapluie d’une main. Le parapluie finit toujours par s’inviter dans le cadre à un moment ou à un autre. Les moments après la pluie sont par contre très photogéniques, et la végétation dans Tokyo donne des couleurs beaucoup plus denses qu’à l’habitude. La végétation dans Tokyo est un des sujets les plus intéressants à prendre en photo, avec l’infrastructure bétonnée des autoroutes, bien sûr. Celle que je montre ci-dessus est l’infrastructure autoroutière de Nishi Shinjuku au niveau de la jonction de Shinjuku, aux pieds des trois tours du fameux Shinjuku Park Tower de Kenzo Tange, où se trouve l’hôtel Park Hyatt dans lequel se déroule l’action du film Lost in Translation (2003) de Sofia Coppola. De retour à la maison, j’ai regardé le film pour une énième fois dans la nuit et au matin. Je pense que c’est l’ambiance musicale qui m’incite à le regarder encore, car elle entre bien en adéquation avec les sentiments qui se dégagent du film, au delà même de l’histoire, je veux dire la mélancolie continuelle des deux personnages principaux du film, Bob Harris et Charlotte. Cette ville peut exacerber le sentiment de solitude et le film le montre bien, mais aussi, au fur du temps, créer un lien dont on ne peut se défaire facilement. Le film prend le parti de ne placer aucune musique japonaise (à part « Kaze so Atsumete » de Happy End), je me demande si une musique ‘étrangère’ aurait modifié l’atmosphère du film. L’infrastructure placée au pied de l’hôtel de Lost in Translation est à la fois massive et élégante par ses courbes qui prennent tout l’espace. Je m’arrête même pour admirer la forme des piliers soutenant deux voies sur la deuxième photographie. Le ciel n’est pas dégagé pour donner assez de lumière mais apporte tout de même le contraste. La pluie pointe son nez et il est temps d’écouter deux morceaux du groupe Yonige qui s’accordent si bien avec cette mélancolie pluvieuse. J’écoute les deux premiers morceaux de leur dernier album Kenzen na Shakai (健全な社会) sorti cette année, à savoir le premier morceau 11月24日 (November 24th) et le deuxième 健全な朝 (Kenzen na Asa). Dès les premières notes du premier morceau, l’ambiance me rappelle celle du rock indé de Kinoko Teikoku sur leurs premiers albums. Yonige est un jeune duo féminin de 25 ans, originaire d’Osaka et composé d’Arisa Ushimaru et Gokkin. La musique sur ces deux morceaux s’accorde bien avec cette saison des pluies qui n’en finit pas.

Azabu Edge

L’architecture peut être parfois déroutante quand la logique des formes n’est pas immédiatement compréhensible. Azabu Edge par l’architecte avant-gardiste Ryoji Suzuki fait partie de ces bâtiments très particuliers que l’on trouve parsemés dans Tokyo. Azabu Edge se compose de blocs de béton brut, martelés à certains endroits comme si on avait créer des ouvertures au burin. On y retrouve la forme exagérément accentuée de l’escalier, comme sur la maison particulière House in Jingumae du même architecte, que j’avais découvert par hasard mais en toute logique à Jingumae. Depuis le début de sa carrière, Ryoji Suzuki utilise les termes « Experience in Material » pour toutes ses œuvres architecturales. Azabu Edge doit très certainement être la vingtième création de l’architecte, car le building porte le sous-titre Experience in Material N. 20. Ce titrage laisse entendre que l’architecte conçoit son architecture comme une expérimentation des matériaux et des formes. Selon l’architecte, Azabu Edge, datant de 1987, a été dessiné en réaction à l’environnement hétéroclite alentour au moment de sa construction. La complexité des formes de ce bâtiment entend refléter et s’inscrire dans la succession dysharmonieuse des bâtiments qui s’alignent sur cette rue et dans ce quartier de Nishi Azabu. Comme on le sait très bien, il n’y a aucune unité stylistique dans l’architecture tokyoïte à part pour certains complexes intégrés comme Roppongi Hills (qui n’est pas très éloigné de Azabu Edge d’ailleurs). Mais on peut également considérer ce chaos comme une nouvelle approche architecturale. Les « Expériences in Material » de Ryoji Suzuki ne sont pas toutes des bâtiments ou des résidences privées, mais peuvent aussi prendre le format d’installations artistiques, de films ou livres de photographies architecturales. La même année que Azabu Edge, Ryoji Suzuki réalise un projet particulier appelé Absolute Scene ou Experience in Material N. 24, qui documente en photographie la destruction d’une maison résidentielle en bois. Plutôt que de construction, il s’agit là de destruction architecturale. Le point d’intérêt qu’il développe dans ce projet est la mise en scène de l’évolution de l’architecture avec le temps. Il tente de montrer une architecture qui continue à exister même après son utilisation fonctionnelle, jusqu’à ce que le bâtiment passe à l’état de ruines. Dans une interview publiée dans le livre Encounters and positions: Architecture in Japan, Ryoji Suzuki nous parle de ce concept de disparition architecturale:

[…] architecture takes on a life of its own. It changes with the people living in the building, and it remains when the people leave. That’s what interests me about abandoned buildings. In Europe, buildings are mostly made of stone and endure pretty well. But in Japan, buildings are basically wooden structures that disappear more easily. In Tokyo, after the bombing and the fires of World War II, most buildings burnt down, but their remains lingered on like ghosts. I wondered what would happen to a Japanese building when it became unused and began to slowly disappear.

Ryoji Suzuki choisit les matériaux en réfléchissant à leur évolution dans le temps, à la manière dont ils vont, petit à petit, prendre de l’âge et s’altérer, l’état final étant quand le bâtiment passe à l’état de ruines. On perçoit d’ailleurs cet aspect dans les choix volontaires de casser certaines parois de béton, comme au rez-de-chaussée du building, pour donner le sentiment que le bâtiment se trouve déjà dans le cours de son évolution vers l’état de ruines. Il y a une beauté certaine à voir le béton vieillir, une beauté non-conventionnelle que j’ai appris à percevoir avec la photographie.

Buildings are constantly changing and transforming. […] I can’t control how it changes, but I do observe the aging process. So, what I can control is my choice of material. As it changes over time, I want to choose materials that will age over time according to their substance, such as store or steel or solid wood rather than thin superficial materials. I design elements where you experience the aging of material.

En parlant de photographie, me reviennent en tête les photographies de Hiroshi Sugimoto qui prennent souvent pour sujet le passage du temps notamment à travers les séries en longue exposition de vues sur l’océan ou de l’intérieur de salles de théâtre ou de cinéma. De la photographie, Hiroshi Sugimoto s’est reconverti partiellement à l’architecture depuis quelques années. Il a notamment conçu avec l’aide de l’architecte de profession Tomoyuki Sakakida l’Observatoire d’Enoura pour la Fondation d’Art d’Odawara. Cet observatoire a ouvert ses portes en Octobre 2007 et se compose de plusieurs structures architecturales. De la même manière que pour ses photographies et un peu comme Ryoji Suzuki, Hiroshi Sugimoto entrevoit son architecture dans sa temporalité. Dans une interview du New York Times, il indique que son désir est de créer des bâtiments qui ne montrent pas toute leur beauté lorsqu’ils viennent d’être construits, mais au contraire s’embellissent avec les années. Il nous invite même à revenir dans 1,000 ans pour constater que le bâtiment, certainement à l’état de ruine, révèlera sa véritable beauté.

Rather than designing architecture that looks its best new, he [Hiroshi Sugimoto] aims to create buildings that will “still look nice after civilization is gone,” he says. “After it ends, my building will be the most beautiful building as a ruin.” […] “One hundred years is usual” — for the life span of a building — “but 1,000 years is my calendar. Wait another 1,000 years, and it will be much, much better looking.”

Cette idée est similaire aux réflexions de Ryoji Suzuki sur la destruction progressive de l’architecture jusqu’à un état de ruine, mais aussi de l’architecte américain Louis Kahn avant lui:

When the building is a ruin and free of servitude, the spirit emerges, telling of the marvel that a building was made.

Ces approches sont relativement théoriques, mais j’aime beaucoup l’idée de voir des bâtiments construits avec ces principes en tête. Et comme je l’indiquais ci-dessus, le béton qui a prit de l’âge devient photogénique comme un vieux visage.