dans un éternel recommencement

Hôtel Palacio, Ginza, les Mercredi 22 et Jeudi 23 Mai 1991.

Tout a commencé par une proposition qu’il n’a pu refuser, attiré par la beauté mystérieuse de Tomie Kurokawa (黒川富江) qui l’a attiré dans les eaux sombres qui l’entourent. Shigeru Murakami (村上茂) a rencontré Tomie au bar feutré de l’hôtel Palacio à Ginza dans lequel elle semble avoir ses habitudes. Il l’a aperçu assise sur une chaise haute du bar, son regard semblant perdu dans les eaux troublées de son whisky japonais. Shigeru est lui enfoncé dans un des gros fauteuils Chesterfield en cuir noir, un verre de whisky Suntori à la main, le journal du jour ouvert sur la table basse devant lui. Il ne prête guère attention à ce qui y est écrit, car la fatigue d’une journée à tenter de convaincre des investisseurs étrangers l’a éreinté. Sa déontologie professionnelle est plus que discutable mais il s’en moque. On ne lui en a d’ailleurs jamais tenu rigueur. Mais son regard est sans cesse attiré par cette belle femme habillée de noir, se tenant devant ce comptoir. Elle est seule, répondant au personnel du bar par de simples mouvements de tête ou d’une voix quasiment inaudible. Le bar est silencieux malgré le fond musical jazz, qu’il avait ignoré jusqu’à maintenant. Il regarde discrètement l’heure à la montre de son poignet. Il est 22h30. Elle attend peut-être quelqu’un, un rendez-vous nocturne. Elle accapare désormais toute son attention et ses fantasmes naissants. D’un geste un peu brusque, elle se lève finalement de la chaise en remerciant d’un léger mouvement de tête le barman derrière le comptoir. Un petit signe de main semble lui dire à bientôt. Shigeru regarde la scène et parvient à capter une partie de son visage aux traits fins lorsqu’elle passe à côté de son fauteuil pour sortir du bar. Il crut même déceler dans son regard un léger mouvement de paupière qui signifierait qu’elle a pris connaissance de sa présence. Elle s’éloigne doucement du bar en marchant lentement à l’intérieur du grand hall de l’hôtel, chaussée de petites bottines noires. Elle ressemble à une jeune veuve venant juste d’enterrer son mari, célébrant l’événement seule dans le bar d’un grand hôtel de la capitale. Mais il ne détecte pourtant aucune joie dans le visage de cette femme. Il perçoit plutôt une détermination triste. Un événement terrible vient peut-être de lui arriver. Son teint est pâle mais ses pommettes sont relevées d’un brin de maquillage noir. Une vague d’un parfum entêtant suit son passage mais il disparaît très vite. Il ne reconnaît pas cette fragrance qui le saisit d’une manière soudaine puis s’estompe aussi vite, laissant place à une infime odeur d’encens. Elle est presqu’indécelable mais accapare maintenant toute son attention. Shigeru cherche maintenant la femme en noir du regard dans le grand hall mais elle s’est déjà évaporée. L’image qui lui reste en mémoire de cette beauté mystérieuse le fascine maintenant au plus haut point.

Sur le tatami de sa chambre d’hôtel de style traditionnel, le futon a déjà été posé. Shigeru s’écroule sur le tatami et n’a même pas le courage de se changer. Le parfum de cette femme en noir l’entête toujours. Il ne trouve pas le sommeil, repassant sans cesse dans sa tête le moment précis où elle a croisé son regard. Dans sa mémoire qui se fait maintenant trouble, elle lui a souri. Elle lui a même susurré quelques mots, mais quels sont ils? Il se concentre sur ses lèvres et fait le vide dans sa tête pour obtenir un silence parfait. La musique jazz s’est tue. Le barman retient ses mouvements, le monde tout autour de Shigeru s’arrête pour lui permettre d’entendre les mots qu’elle a prononcé à son passage. « Je viendrais un peu plus tard », se souvient-il. « Elle va venir un peu plus tard » se répète il sur le bout des lèvres pour s’en convaincre avant de s’assoupir profondément. Il l’a voit maintenant à côté de lui, assise sur le tatami sous une lumière tamisée. Elle porte une longue robe noire un peu différente de son souvenir mais dans un style qui lui ressemble fortement. Elle est assise immobile, les jambes perdues dans sa longue robe noire, regardant devant elle, comme si elle fixait du regard une troisième personne qui serait présente dans la chambre d’hôtel. Il ne voit pourtant personne, mais sa vision devient de plus en plus floue. « Tomie, que regardes tu si fixement ? » demande Shigeru. « Ils nous regardent » répond t’elle d’une voix si faible que lui seul peut l’entendre. « Est ce que tu m’aimes? » lui demande t’elle maintenant « Est ce que tu m’aimes à en mourir ? ». Une longue lame est posée sur le tatami. Shigeru ne l’avait pas remarqué en entrant dans sa chambre, mais elle est bien là, brillante comme un éclat de cristal. Il pourrait la saisir et se la pointer dans le cœur pour prouver son amour. Il pourrait le faire lentement tout en regardant passionnément Tomie qui lui rendrait du regard tout l’amour qu’il attendait. Cet amour deviendrait éternel et inaltérable. Il le garderait avec lui pour toujours, au delà même du grand fleuve noir de la mort. Elle serait si douce cette mort, délicieuse et délicate dans les bras de Tomie. Shigeru s’effondre sur le tatami de tout son poids, ayant laisser s’échapper un dernier souffle de vie en direction de sa bien aimée qui regarde de nouveau devant elle, fixant cette présence dans la pièce. Du corps de Shigeru émanent une dense fumée noire aux odeurs d’encens. Elle envahit petit à petit la pièce, mais ne perturbe en aucun cas Tomie qui reste figée. Des cendres de Shigeru, il va émaner un autre être rempli de noirceur. Cet être guette depuis longtemps au fond de la pièce et n’attendait qu’un appel de Tomie pour se révéler. L’apparence de cet être se fait de plus en plus distincte au fur et à mesure que le corps de Shigeru disparaît dans la fumée épaisse. Cet être est une femme vêtue de noir ressemblant étrangement à Tomie. Une sœur jumelle peut-être, mais semblant provenir de l’au-delà tant son teint est blafard. Tomie se lève doucement en s’aidant d’une main. Elle ne prête aucune attention à cet être qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Elle chausse ses bottines noires en refermant délicatement la fermeture éclair et sort de la chambre d’hôtel sans faire un seul bruit, dans un silence si profond qu’il nous ferait douter de notre propre présence. Les fumées noires qui remplissaient la pièce font maintenant place à une légère brume blanchâtre à l’odeur forte d’encens. « Je suis Tomie Kurokawa », se répète plusieurs fois à elle-même cette personne ressemblant étrangement à Tomie. Son teint pâle s’estompe progressivement comme si son corps s’était progressivement adapté à la chaleur ambiante de la chambre mais ses yeux restent fantomatiques. Shigeru a lui disparu dans un vent de poussière.

Shigeru se réveille vers 7h du matin. La profondeur de son sommeil lui donne l’impression d’être revenu du monde des morts. Il se rend compte à son réveil qu’il ne s’est même pas changé avant de s’endormir et qu’il a même dormi à côté de son futon, celui-ci restant intact, comme il l’avait trouvé en entrant dans sa chambre hier soir. Après une toilette rapide, il se prépare à la va-vite car le temps lui manque pour son premier rendez-vous de travail dans une vingtaine de minutes. Il ne prend même pas de petit déjeuner au lounge du rez-de-chaussée de l’hôtel et file d’un pas rapide à travers le hall jusqu’aux portes automatiques donnant sur la rue. Il cherche un taxi libre en levant la main et s’engouffre dans le premier qu’il aperçoit. Assis à l’arrière du taxi, il pousse un grand soupir et porte enfin attention au monde qu’il entoure. Le taxi avance de quelques mètres mais la circulation est dense ce matin. Shigeru soupire de nouveau d’agacement et se dit qu’il avancerait peut-être plus vite à pieds. Les passants sur le trottoirs semblent en effet marcher d’un pas plus rapide que son taxi. Parmi la foule de marcheurs en costumes noirs, il reconnaît une femme habillée en noir. Il reconnaît sa démarche et sa longue chevelure noire. Il ouvre la fenêtre. « Tomie! » Crie t’il d’une voix puissante. Ce nom semble venir d’un lointain souvenir. La spontanéité par laquelle ce nom lui est venu en tête l’étonne lui-même, mais il ne se formalise pas plus que cela. L’important, se dit il, est de rejoindre Tomie qui disparaît rapidement dans la foule sans entendre son appel. Il voit le haut de sa tête émerger un peu plus loin au niveau du carrefour. « Arrêtez-vous, je descends » préviens Shigeru en tendant au chauffeur de taxi un billet de 1000 Yens, largement suffisant pour la petite distance qu’ils ont parcouru. La fragrance forte de Tomie lui revient en mémoire et il fonce dans le foule en s’excusant sans conviction. Il ne voit pas Tomie qui a déjà disparu au loin. Il marche pourtant d’un pas rapide, court même lorsque c’est possible, mais elle n’est déjà plus là. Une panique soudaine le saisit car il ne l’a retrouve plus. Il ne voudrait pas la perdre pour toujours. Il avance d’un pas rapide en ignorant ceux qui l’entourent, en stoppant les voitures à son passage. Il l’a voit enfin devant lui de l’autre côté du carrefour. Elle s’est retournée et regarde Shigeru d’un regard profond qui le transperce jusqu’au plus profond de lui-même. Il ne peut résister à ce regard et au parfum fort qui lui remplit les poumons. Il avance comme sous hypnose pour traverser la rue en fixant obstinément Tomie de l’autre côté. Un bus de ville le percute alors qu’il s’engage sur la voie. Son corps se projette à plusieurs mètres sous le regard affolé de la foule tout autour. Il est mort sur le coup, sans douleur vu la soudaineté de l’accident. Tomie regarde la scène d’un regard froid puis se retourne et continue son chemin. Shigeru avait déjà rendu l’âme la nuit dernière.

Nao Kawakami (川上尚) est assis avec son Sempai et ami Hamada (浜田) dans un coin sombre du bar de l’hôtel Palacio à Ginza. L’ambiance est festive car Nao célèbre sa promotion qui vient juste d’être annoncée en grande pompe par le directeur de l’agence. Hamada a grandement contribué à son avancement rapide dans les échelons de l’agence, et il comptait bien le remercier. Nao est un jeune loup, certains diraient un requin, qui ne considère que son propre intérêt mais sait rester fidèle à ceux qui le soutiennent. Hamada est de ceux là. Ils se connaissent de longue date, depuis le collège même si Hamada a un an de plus que lui. Ils ont étudié dans le même lycée avant d’intégrer l’Université de Tokyo. Le parfum de la réussite lui monte vite à la tête comme l’alcool des cinq bouteilles de bière successives qu’ils viennent d’enfiler en un peu moins d’une heure. Nao est au bord de l’ivresse et ses éclats de rire deviennent même incontrôlés. Mais il se tue soudainement sous le regard interrogateur de son collègue. Son attitude enjouée change du tout au tout lorsqu’il aperçoit une femme toute habillée de noir s’approcher du comptoir du bar de l’hôtel. Hamada suit le regard de Nao et comprend très vite qu’il est tombé sous le charme mystérieux de cette jeune fille qui doit avoir environ 25 ans. Sa tenue noire ne convient pas vraiment à son âge apparent, se dit-il. Hamada taquine gentiment son ami mais Nao reste impassible. « Elle est magnifique », se dit il à voix basse, comme hypnotisé. Après quelques dizaines de secondes d’immobilité totale, il redevient lui-même, comme si le charme avait été soudainement rompu. Hamada comprend que quelque chose d’étrange vient de se passer mais il préfère changer de sujet pour éviter une gêne entre eux. Nao n’est cependant plus tout à fait le même car l’exaltation qu’il montrait jusqu’à présent a presque totalement disparu. La discussion entre les deux hommes s’interrompt même plusieurs fois par les regards insistants que Nao porte pour cette femme, comme s’il guettait ses moindres mouvements, un regard dans sa direction peut-être ou un léger mouvement de visage. Mais elle reste quasiment immobile, buvant quelques gorgées de son whisky japonais à intervalles irréguliers. Il se fait déjà tard et Hamada s’impatiente de rentrer. Au moment de se lever pour quitter les lieux, Nao peine à se tenir correctement debout, certainement sous l’emprise d’une ivresse trop forte. Il perd l’équilibre mais se rattrape de justesse d’un mouvement de main brusque se fracassant sur une des tables voisines. Le fracas de sa main surprend le barman et la femme en noir qui se retourne finalement en laissant filer ses cheveux noirs et un parfum enivrant parvenant jusqu’à Nao. La femme tourne ses yeux dans sa direction. Son regard lui paraît vide et le fascine car le vide qui s’en dégage fait écho au vide qui remplit son cœur depuis de nombreuses années. Elle serait peut-être à même de remplir ce vide, se dit-il avec une conviction proche de l’obsession soudaine. Nao quitte Hamada dans le grand hall du Palacio, en prétextant vouloir passer la nuit dans cet hôtel, n’étant pas vraiment en état de rentrer chez lui. Après avoir quitté Hamada, Nao revient vite vers le bar avec la ferme intention d’engager la discussion avec cette femme. Mais elle n’est déjà plus là. « Il y a un mot pour vous », lui dit le barman tout en nettoyant le verre de whisky qu’elle avait utilisé. « Pour moi? » interroge Nao, en constatant avec surprise la présence d’un petit morceau de papier posé sur le comptoir. Il déplie le papier qui a une légère odeur d’encens. Le chiffre 444 est écrit à la main sans aucun autre mot. Nao examine le papier, le retourne mais seul ce chiffre est écrit. Il s’agit peut-être d’un numéro de chambre d’hôtel. Ce message lui est apparemment directement adressé, il faut donc qu’il en ait le cœur net. Le visage délicat, un peu sombre, de la fille en noir lui revient en tête à ce moment là et il essaie de se l’imaginer prononcer ce numéro de chambre devant lui. Elle aurait forcément une voix douce et fragile, qu’on aurait dû mal à entendre dans le bar où la musique jazz occupe tout l’espace. Il ne l’a probablement pas entendu mais il est très probable qu’elle l’ait invité à le rejoindre dans la chambre 444 de l’hôtel. Nao est maintenant poussé par cette évidence qui le fait avancer d’un pas rapide vers les batteries d’ascenseurs du grand hall. Le couloir du quatrième étage est sombre. Il le parcourt d’un pas décidé. La porte de la chambre 444 est devant lui. Il sonne une première fois sans réponse. Un deuxième essai n’apporte toujours pas de réaction et il décide donc de frapper et d’entrer en s’excusant poliment de son intrusion. Les effets de l’alcool ingéré un peu plus tôt ont complètement disparu et il a déjà tout oublié de la soirée passée avec son ami Hamada. Toute sa concentration se porte désormais sur cette chambre et sur la femme mystérieuse en noir qui l’attire d’une manière irrationnelle. Elle est là, assise sur le tatami, les jambes perdues dans sa longue robe noire. « Je suis Tomie Kurokawa », répète elle plusieurs fois en chuchotant. Ce prénom et ce nom qu’il entend à peine réveillent en lui un souvenir. Il s’assoit sur le tatami près de Tomie et lui demande avec un peu d’hésitation: « On se connaît déjà ? ». « Oui, bien sûr. » lui répond elle. « Tu m’avais invité la dernière fois à venir ici dans cette chambre… Je suis là maintenant. » continue Tomie en regardant droit devant comme si Nao se trouvait en face elle. « Les rêves ont parfois plus de sens que le réel. » ajoute elle sans chercher de réponse. Nao se sent tout d’un coup perdu. Oui, il connaît Tomie car il l’a déjà souvent rencontré dans ses rêves. Le souvenir de Tomie l’a toujours quitté à son réveil mais elle est bien là en ce moment, à côté de lui, celle qu’il imagine être son amour éternel, celle pour qui il pourrait tout donner, même son âme. « Tu ferais cela ? » lui demande Tomie. « Oui, bien sûr. » lui répond il. Le parfum enivrant de Tomie qui envahit la pièce le remplit d’une douceur inattendue qui lui fait perdre toute force. Il s’affaisse doucement sur le tatami, la tête la première. Son visage semble souriant. Il tient à la main une longue lame que Tomie lui avait donné lors de leur dernière rencontre. Il pourrait mourir pour elle, lui avait il dit. Elle avait souri du bout des lèvres. Alors que les derniers souffles de vie s’échappent de ses poumons, Tomie ouvre son petit flacon de verre qui était posé sur la table basse. Elle veut conserver une partie de son âme avant qu’elle ne se consume complètement dans les fumées noires qui envahissent maintenant une bonne partie de la chambre d’hôtel. Nao disparaît petit à petit et une autre Tomie apparaît des ténèbres au fond de la pièce. Tomie referme le petit réceptacle de verre. Un chiffre et un nom sont notés dessus: « 444 » « Kawakami Nao ». Elle se lève ensuite doucement et se dirige vers la porte d’entrée de la chambre d’hôtel. Elle se baisse délicatement pour refermer ses bottines en cuir noir puis quitte la pièce sans un seul bruit. Au fond de la chambre, l’autre Tomie est assise en tailleur dans une noirceur ténébreuse, se répétant plusieurs fois les mots suivants: « Je suis Tomie Kurokawa ».

Vers 11h du matin, Hamada débarque en sueur dans le hall de l’hôtel Palacio. Il court jusqu’à la réception car on l’avait appelé une trentaine de minutes auparavant à propos d’un sujet grave. Nao Kawakami a été retrouvé sans vie dans la cage de l’ascenseur de secours ce matin. D’après les dires du personnel d’entretien, on l’aurait vu se jeter depuis le quatrième étage où se trouve sa chambre. Une des femmes de ménage l’avait vu sortir affolé de sa chambre alors qu’elle frappait à la porte pour entamer le ménage. Il marchait en zigzaguant dans le couloir en clamant plusieurs fois d’un air désespéré un prénom « Tomie! ». « Attends moi! Ne m’abandonnes pas » disait il en sanglotant. Après avoir ouvert la porte de secours de la cage d’escalier, il était tombé à la renverse, emporté dans son élan. La police et une ambulance sont déjà sur place, mais il est déjà trop tard. Au même moment, dans son petit appartement au sixième étage d’un vieil immeuble de briques de Kyobashi, Tomie est imperturbable malgré les événements tragiques qu’elle engendre. Elle ne les déclenche pas mais les attire inexorablement malgré elle. Son regard sombre et sa tenue noire traduisent le deuil inévitable qu’elle entraîne dans chacun de ses déplacements. Ces êtres disparaissent à sa rencontre mais elle prend à chaque fois le soin de conserver une partie de leurs âmes dans des petits flacons de verre qu’elle entasse les uns à côté des autres sur des étagères placées près d’un miroir. Elle dépose aujourd’hui un nouveau flacon sur l’étagère annoté du chiffre 444 et du nom « Kawakami Nao ». Elle le dépose à côté des autres et les parcourt du regard comme elle avait l’habitude de le faire. « 345 Kawakami Shigeru », « 604 Tokunaga Yuma », « 243 Imai Hiroshi », « 402 Miura Kenta »… Autant d’amours profonds et platoniques qui se sont conclus de manière tragique, sans qu’elle ne le souhaite. Après avoir poser le flacon, Tomie regarde ensuite son visage dans le reflet du miroir pour vérifier si chaque nouvelle âme qu’elle conserve précieusement n’a pas affecté son apparence. Dans une pièce sombre de son petit appartement, les autres Tomie sont là, assises, attendant sagement sans rien dire. Difficile de les compter car la pièce est sombre. Elles se ressemblent toutes tellement, mais elles ont des visages légèrement différents traduisant la multitude des rencontres qu’elle a pu faire. Elles répondent toutes au même nom et prénom. Une seule d’entre elles sortira dans la nuit, au bar d’un des nombreux hôtel de Tokyo, dans un éternel recommencement.


Cette courte histoire de fiction m’a été très librement inspirée par l’histoire de Tomie (富江) dans le manga de Junji Ito (伊藤潤二), car Tomie m’est revenue en tête lors de l’écriture d’un billet récent évoquant la dernière compagne du romancier Osamu Dazai (太宰治). Les lieux et les noms de personnages cités dans l’histoire ci-dessus sont bien sûr tous fictionnels. Les images ont été conçues par Intelligence Artificielle à partir des idées et de certains détails de mon histoire. Pour être clair, les images sont artificielles mais mon histoire ne l’est pas. Je me suis rendu compte lors de l’écriture du billet intitulé « dans une réalité parallèle proche du chaos » que les images que je créais virtuellement pouvaient devenir une formidable source d’inspiration. Mon impression sur ces images créées par Intelligence Artificielle est en train d’évoluer progressivement au fur et à mesure que j’expérimente. Je n’ai bien sûr strictement aucune envie de m’en servir pour remplacer mes photographies réelles.

スローに流れてく光

La fenêtre est entrouverte et seule la lumière du quart de lune éclaire son cadre. Elle donne sur un toit légèrement en pente qui est relié à celui de l’immeuble voisin. Je tente cette fois-ci de traverser cette fenêtre en posant d’abord un pied pour tester la solidité de la structure. Les ardoises du toit sont plus résistantes que je ne l’imaginais. Alors que je pensais qu’elles craqueraient sous mon poids, elles semblent beaucoup plus résistantes que prévues. Le toit soutient maintenant tout mon corps et les mouvements qui l’accompagnent. J’espère que le toit de cet immeuble voisin après la gouttière sera de facture identique. Je l’ai souvent regardé, pendant de longues heures, depuis ma chambre au dernier étage sous les toits. J’ai étudié cette toiture sous ses moindres détails et craquelures avant de finalement me décider à franchir le pas. Le toit est un peu plus oblique sur cette partie de l’immeuble en face. Il devait y avoir autrefois un grillage de fer séparant les deux immeubles mais celui-ci est devenu tellement lâche qu’il tombe presque de lui-même. On peut le franchir très facilement. En s’aidant des blocs cimentés formant plusieurs cheminées, il n’est pas très difficile d’atteindre le haut du toit de l’immeuble voisin. Une des fenêtres donnant sur l’escalier reste souvent ouverte lors des jours de chaleur excessive. J’attendais cette journée avec impatience car je savais qu’elle m’ouvrirait les portes de l’immeuble voisin. Je ne sais pas encore ce que je vais y trouver, mais ça fait maintenant plusieurs mois que je suis persuadée qu’il me donnera des réponses. Je suis déjà bien engagée et il est de toute façon trop tard pour faire demi-tour car le grillage s’est relevé et est maintenant infranchissable. La lumière de la lune me montre l’emplacement de la petite fenêtre qui me donnera accès à l’immeuble voisin. Une veilleuse tremblotante est installée dans la cage d’escalier à chaque étage. Je suis au quatrième et dernier étage. Une flèche noire inscrite sur le mur m’indique qu’il faut descendre. Chaque étage est similaire aux autres mais devient de plus en plus sombre alors que je descends les étages. Il y a des portes d’acier à chaque étage. Je suis persuadée qu’elles sont fermées de l’intérieur. L’escalier descend jusqu’au premier sous-sol. La veilleuse y est éteinte ou peut-être l’ampoule est-elle grillée. L’immeuble est ancien, mais la peinture a certainement été refaite il y a quelques années malgré les nombreuses craquelures faisant déjà leur apparition. Il y a une autre porte au premier sous-sol. Je la devine à peine, mais sa couleur rouge foncée entourée d’un cadre noir en surimpression la rend tout à fait remarquable. Que se passe t’il derrière cette porte? Il me suffit d’ouvrir pour voir. J’hésite pourtant car une peur soudaine me gagne. Il ne s’agit pas d’effroi mais d’une crainte d’y trouver des choses que je ne saurais comprendre. Elle semble complètement étanche mais un bruit sourd s’en échappe tout de même. Une musique peut-être, un chant de femme. La porte épaisse, lorsque je l’ouvre doucement, donne sur un couloir sombre entouré de draperies de velours de couleur rouge bordeaux. La musique d’un style jazz de cabaret est désormais distincte et la voix de femme très puissante et assurée m’interpelle immédiatement car elle me semble tout à fait familière. Je m’approche de l’épais rideau délimitant l’accès à la salle où se déroule ce concert. En entrouvrant le rideau, j’aperçois cette salle remplie de tables, de chaises et d’un public assis en silence, les yeux rivés sur la petite scène. L’ambiance figée semble provenir d’une autre époque. Sur la scène, une batterie et une contrebasse accompagnent les notes de piano et la voix de la chanteuse. Elle est habillée d’une robe noire avec des tissus de satin, mais son visage n’est pas clair. Je l’entends maintenant chanter d’une manière maîtrisée tout en nuances en anglais. « One of these mornings you’re going to rise up singing, then you’ll spread your wings and you’ll take to the sky ». Je reconnais rapidement une reprise de Summertime d’Ella Fitzgerald. On se laisserait facilement hypnotiser par cette voix et ça semble être le cas des spectateurs et spectatrices dans la salle. Les visages sont figés comme s’il s’agissait de mannequins de cire. Je ne distingue toujours pas le visage de cette chanteuse plongée dans la pénombre, tout comme ceux de l’audience que je vois de l’arrière et légèrement de profil. Le morceau suivant est un autre standard du jazz américain, The Lady Is A Tramp, toujours chanté par Ella Fitzgerald mais avec Frank Sinatra. L’homme qui est monté sur scène n’a certes pas le charisme de Sinatra mais reste assez convaincant face à cette mystérieuse chanteuse qui ne montre pas son visage. Il faudrait s’approcher un peu plus pour découvrir ce visage, mais traverser l’épais rideau de velours et entrer à l’intérieur de la petite salle du cabaret ne pourra se faire discrètement même si cette salle est très sombre. Je me contente donc d’écouter cette voix qui me transmet une passion palpable. Je connais bien sûr cette voix depuis ma tendre enfance, j’ai souvent essayé de l’imiter lorsque j’étais très jeune car elle m’a inspiré. Pourquoi cette voix n’est elle plus maintenant? Pourquoi un tel don est il voué à disparaître? Une masse sombre devant moi me surprend soudainement en pleine réflexion et me saisit par le cou au point où il m’est rendu difficile de respirer. Je n’ai pas la force de me débattre. La voix d’Ella sur Blue Moon interprétée par Ayako Imamura m’entraine dans d’autres songes. Le noir se propage et la voix se dissipe petit à petit jusqu’au réveil soudain.

Kei se réveille en sursaut dans la chambre de son petit appartement près du parc Inokashira. Sans avoir vu son visage dans la pénombre, elle a reconnu dans son rêve la voix de sa mère disparue. Il est 5h moins le quart de l’après-midi. Il est rare que Kei s’assoupisse en fin d’après-midi un samedi. Elle a certes vécu une semaine riche en événements avec la découverte de son amie Rikako dans les montagnes de Nagano et son rapatriement dans un hôpital de Tokyo. Toutes ces émotions soudaines l’ont beaucoup fatigué et lui ont donné à réfléchir plus qu’il ne faudrait. Il était de toute façon l’heure de se réveiller car Ruka doit bientôt arriver à moto pour l’amener jusqu’au centre médical de l’Université Toho à Ōmori, dans l’arrondissement d’Ōta, où se trouve Rikako en observation. Ruka est toujours à l’heure, en toutes circonstances, ce qui contraste avec l’esprit rock and roll qui le caractérise par ailleurs. Kei apprécie cette ponctualité. Elle arrive même à prévoir son arrivée exacte au pied de son vieil immeuble de brique rouge, comme si elle entendait au loin ronronner le bi-cylindre en V de sa nouvelle moto. Ça lui laisse en général quelques minutes pour sortir à l’avance, descendre l’escalier et s’assoir deux ou trois minutes sur les barres métalliques de protection au bord de la rue, le casque à la main, prête à arçonner la moto à l’arrière de Ruka. La voilà qui arrive. Kei ne connaît pas le modèle de cette moto qui a remplacé la vieille CB400 de couleur Bordeaux. Celle-ci a une couleur plus claire, presque jaunâtre. Ruka y a fait inscrire à l’arrière les mots en anglais « the end », comme pour signifier à ses éventuels suiveurs qu’ils n’arriveront pas à le rattraper. « Leave them all behind » comme chantait Ride. Ruka a parfois ce côté puéril d’adolescent qui amuse Kei et est souvent sujet à de gentilles moqueries. Si la disparition de Rikako n’eut ne serait ce qu’un point positif, c’est bien le rapprochement entre Kei et Ruka. L’adversité a en quelque sorte obligé Kei à s’ouvrir et à sortir de sa réserve naturelle. Ruka n’est pas d’un naturel très bavard, disons qu’il ne parle pas à tord et à travers et n’a pas peur des moments de silence. Peut-être trouve t’il d’ailleurs dans ces moments de silence le ressourcement nécessaire lui permettant ensuite d’exploser sur scène pendant les concerts de son groupe. Kei comprend tout à fait cette dualité et la ressent elle-même souvent. Sa bête intérieure ne demande parfois qu’à crier de toutes ses forces, comme pourrait le faire Atsushi Sakurai dans ses morceaux les plus violents. Elle envie Ruka de pouvoir s’exprimer ainsi sur scène. « Tu devrais venir chanter sur scène avec moi et le groupe, un duo de nos voix serait extraordinaire, j’en suis certain ». Kei a toujours refusé son offre mais elle est maintenant prête à l’accepter. Ce changement soudain d’opinion est peut-être dû à la voix qu’elle a entendu il y a quelques dizaines de minutes dans son rêve.

Kei a à peine le temps de toucher la main de Ruka en signe de bonjour qu’elle est déjà assise à l’arrière de la moto prête à partir. Il faut environ une quarantaine de minutes jusqu’au centre médical en empruntant la rue Inokashira puis le grand arc circulaire de voies rapides Kanana. Elle s’accroche à la moto grâce aux deux poignets arrières. Plutôt que de regarder la route droit devant elle en se penchant légèrement la tête sur la droite ou la gauche, Kei préfère divaguer parmi les fils électriques. Elle suit des yeux ce réseau filaire sans fin s’emmêler dans les poteaux puis se démêler ensuite comme par magie pour filer en hauteur le long de la rue. Mais ils partent parfois dans des rues perpendiculaires le long d’immeubles en béton et elle les perd vite de vue. On ne s’ennuie pas à les regarder. Le trajet semble moins long lorsqu’on rêve la tête en l’air, mais lorsqu’on entre sur la voie plus rapide Kanana, une certaine attention est nécessaire pour ne pas se laisser surprendre par les accélérations subites. Kei chante souvent dans sa tête pendant ces trajets. Les morceaux suivent son humeur mais aujourd’hui, elle ne pense qu’à Ella et à Summertime.

Il faudra finalement un peu plus de trente minutes pour arriver à Ōmori. Kei est déjà venu une fois il y a deux jours dans cet hôpital rendre visite à Rikako au même moment que sa mère. Cette fois-là, Rikako dormait à son arrivée mais a ensuite ouvert les yeux. Ils étaient ouverts dans le vide comme si Rikako ne voyait pas les personnes et les choses qui l’entouraient. On la sentait perdue dans un espace infini sans points sur lesquels s’accrocher. Kei imagine que Rikako se trouve dans un espace d’un noir profond où le moindre son qu’elle voudrait émettre est absorbé. Peut-être m’entend elle, se demande t’elle. Les infirmières lui recommande de lui parler, d’évoquer des souvenirs d’enfance à Nagoya ou plus récents à Tokyo. Après une heure de monologue dans la petite chambre de repos de l’hôpital accompagnée de Ruka et de la mère de Rikako, Kei n’avait pourtant pas réussi à susciter la moindre réaction sur le visage figé de son amie. Kei s’est pourtant donné comme objectif de ramener Rikako, elle qui l’avait laissé seule dans les songes de la salle de concert de Kabukichō. Plus qu’un désir profond d’aider son amie, c’était une obligation non-négociable qu’elle s’imposait à elle-même.

En ce samedi en fin d’après-midi, Rikako est endormie sur le lit de sa chambre sans personne autour d’elle. La télévision placée dans un coin en hauteur est allumée et diffuse une émission de sketchs comiques, qui ne correspond pas beaucoup à l’ambiance générale de la pièce. En tant normal, Kei aurait aimé s’asseoir devant cette télévision et rire de bon cœur devant les pitreries poussives de ces jeunes comédiens en devenir. Pourtant, les rires incessants et mécaniques sont aujourd’hui insupportable. Plutôt que d’essayer d’ignorer le bruit de cette télévision au son monté trop fort, elle préfère l’éteindre de suite pour trouver un calme qui lui permettra de ressentir le rythme de la respiration de Rikako. Kei s’assoit sur un tabouret métallique tout près du lit et du visage de Rikako. Elle hésite à lui passer la main dans les cheveux pour lui dégager le visage. Il est beaucoup plus pâle que d’habitude, d’un teint similaire au jour où on l’a retrouvé dans la station thermale de Bessho Onsen un peu plus tôt cette semaine. Son visage est également amaigri mais ses traits restent inchangés. Kei la regarde intensément. Ruka est lui derrière, debout près de la fenêtre donnant sur une terrasse de gazon et d’arbustes. Ce jardin est bien entretenu. Les positions de chacune des branches semblent maintenues et contrôlées par des fils invisibles. Cette immobilité du jardin donne le sentiment que le temps s’est arrêté. Il est vrai que le temps doit sembler long et même interminable lorsqu’on est emprisonné dans une chambre d’hôpital. Rikako ne doit pas ressentir le temps qui passe se dit il à ce moment là. Kei semble également avoir oublié les heures qui passent, restant immobile à regarder Rikako. « Veux tu un café ? » lui demande Ruka pour la sortir de son hypnose volontaire. Kei accepte volontiers mais elle le boira sur place dans la chambre. En sortant de la chambre en direction du bloc de distributeurs automatiques de boissons, Ruka croise Hikari qui avait également fait le déplacement au centre médical à la demande de Kei. Hikari et Kei se regardent sans échanger un mot. Que dire dans cette situation ? Si on ne peut rien dire, peut-être faut il chanter. « Tu devrais lui chanter quelque chose, elle devrait l’entendre et ça la fera peut-être réagir ». Kei imagine d’abord fredonner une des chansons qu’elles écoutaient toutes les trois quand elles étaient en école primaire, comme celles du groupe SPEED qu’elles avaient été voir au Nagoya Dome en Août 1998. Kei se souvient très bien de l’excitation de ce moment et ça la fait sourire sous le regard interrogatif d’Hikari. Pourtant, elle a envie de chanter autre chose. Le morceau Summertime d’Ella Fitzgerald lui vient comme une évidence. Elle n’a pas l’habitude de chanter Summertime mais les paroles s’enchainent automatiquement dès qu’elle commence à le fredonner. Au fur et à mesure qu’elle chante, sa voix devient plus claire, plus puissante et assurée. Ruka reste figé, fixant les cheveux bruns de Kei, droits comme des tiges. C’est lui qui est maintenant hypnotisé. Hikari ne peut s’empêcher de saisir la main de Kei car elle ressent que quelque chose de spécial est en train de se dérouler. Ça peut paraître impensable mais Rikako ouvrit soudain les yeux. Elle ne regarde plus dans le vide comme il y a deux jours mais fixe maintenant Kei dans les yeux avec un regard tendre et expressif. Ses lèvres sont tremblotantes comme si elle tentait de parler. Cette réaction soudaine de Rikako ne perturbe cependant pas Kei qui continue à chanter. Elle comprend l’effet que son chant a sur les autres. C’est la première fois qu’elle s’en rend compte et ça lui procure un sentiment profond de satisfaction. Le mot n’est en fait pas assez fort pour traduire le sentiment qui traverse le cœur de Kei à ce moment là. On pourrait presque ressentir de manière physique ce sentiment comme une aura dépassant le corps des êtres, comme une subtile lumière qui lui éclaire le visage et les cheveux au point où on aurait l’impression qu’ils perdent petit à petit de leur noirceur. Hikari entrevoit cette lumière car elle aide parfois Kei à la catalyser dans les moments d’émotion intense. « Summertime » dit soudainement Rikako d’une voix frêle. « Summertime » répète elle d’une voix plus prononcée. « J’ai beaucoup écouté cette chanson ces derniers jours… ». « Tous les jours peut-être, dans ce petit cabaret à la lumière tamisée ». Rikako fait une pause pour reprendre son souffle court. Kei ne chante plus maintenant. Tout comme Hikari et Ruka, elle écoute attentivement Rikako. « C’était la chanson qu’elle préférait chanter, elle la chantait tous les soirs et le public devenait immobile. Elle disait à chaque fois qu’elle dédiait cette chanson à sa fille, Kei, pour qu’elle passe des jours heureux et qu’elle se dépasse d’elle-même ». Rikako continue « One of these mornings, you’re going to rise up singing, then you’ll spread your wings and you’ll take to the sky. » « Kei, ces paroles en particulier résonnaient parfaitement avec le message de ta mère. Je le ressentais très fortement à chaque écoute ». Beaucoup d’images et de sentiments traversent le cœur de Kei et ne sachant réagir, elle préfère prendre Rikako dans ses bras. Hikari soudainement prise d’une émotion difficilement contrôlable, laisse échapper quelques larmes. Quelques dizaines de secondes plus tard, les infirmières entrent dans la chambre d’un pas rapide suite aux signes de mains démonstratifs de Ruka à travers la porte entrouverte. Les deux infirmières écartent doucement les bras de Kei et la dégage, car il faut vérifier l’état de santé de Rikako. On leur demande de sortir quelques instants de la pièce.

Kei avait oublié le café que lui avait acheté Ruka mais il est maintenant bienvenu. « C’est extraordinaire ! » répète Hikari en ce parlant à elle-même. Rikako est une messagère et Kei a bien compris le message qu’on lui transmettait. Il lui faudra chanter pour apaiser ses propres démons et ceux des autres, comme sa mère autrefois qui chantait dans des cabarets jusqu’au jour où son père lui interdise sous prétexte que ce n’était pas le lieu pour une mère. Ayako Imamura arrêta complètement de chanter à ce moment là et disparu des affiches. Certains fans ont bien cherché à la retrouver mais elle avait déjà fait un trait sur sa carrière de chanteuse. Avec son groupe de jazz, elle connut pourtant un certain succès qui lui avait permis de jouer en Europe. Elle garda un souvenir particulier de Paris où elle s’est produite plusieurs fois. Arrêter de chanter l’avait profondément changé et cela avait beaucoup affecté le comportement de Kei. L’infirmière Nakamura en charge de Rikako vient interrompre Kei dans ses pensées en annonçant que celle-ci vient à nouveau de s’endormir. Son état est stable et elle a même repris quelques couleurs. Cette reemergence l’a pourtant beaucoup fatigué. « Pouvez-vous revenir la voir demain? Ça serait préférable », demande l’infirmière au groupe. Il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’ils reviendront demain avec l’espoir d’en apprendre un peu plus sur ce que Rikako a vu et entendu pendant sa mystérieuse disparition. Il est déjà presque 20h30. « On va manger près de la gare d’Ōmorimachi? » propose Hikari. « J’ai vu un restaurant Denny’s juste à côté ». L’ambiance légère et familiale de ce genre d’établissements conviendra très bien. Sur le chemin qui mène à la gare, Hikari engage la conversation sur le groupe de Ruka, plutôt que de se lancer dans un récapitulatif des événements qui ont eu lieu à l’hôpital. « Tu as des concerts prévus prochainement? » demande t’elle. « Non… mais j’ai au moins trouvé une nouvelle chanteuse pour m’accompagner », rétorque Ruka en regardant Kei avec une grande insistance. Sans dire un mot, Kei répond aussitôt d’un signe négatif de la main tout en souriant, comme s’il elle voulait se faire prier. Hikari attrape cette main à la volée et les voilà marchant la main dans la main en rigolant au devant de Ruka. « Tu chanteras comme Moeka… ? ou comme Ringo…? Oui, je sais… comme Akina, ou Momoe peut-être ? ». « Oui, Momoe Yamaguchi, j’adore Yokosuka Story », s’exclame Kei avec un enthousiasme certain. Dans un fou-rire partagé, elles se mettent toutes les deux à chanter quelques paroles du morceau « Korekkiri Korekkiri mou… Korekkiri desu ka? » (Est-ce fini? Est-ce fini? Est-ce fini une fois pour toutes?). Elles se répètent plusieurs fois ces paroles si marquantes en éclatant de rire pour un rien. « Kei, je ne te l’avais jamais dit, mais tu ressembles un peu à Momoe avec tes cheveux coupés au carré ». « Ah oui ? », interroge Kei tout en posant ses deux mains en arrière pour soulever légèrement le dessous de ses cheveux, afin d’imiter une photographie de Momoe Yamaguchi sur la pochette d’un de ses albums. Elles éclatent à nouveau de rire. Ruka les suit en gardant une courte distance. Il ne voudrait pas interrompre leur complicité. Kei est radieuse en compagnie d’Hikari. Elle est belle et lumineuse. Ce soir, elle éclairerait même les nuits les plus sombres.

Le texte de fiction ci-dessus correspond au huitième chapitre de mon histoire au long cours Du Songe à la Lumière – l’histoire de Kei Imamura – que l’on trouve en intégralité sur une page dédiée incluant ce chapitre. Je continue cette histoire à mon rythme et elle prend pour moi de plus en plus d’importance. J’aimerais m’y pencher un peu plus fréquemment.


J’écoute beaucoup de musique japonaise en ce moment comme si je me devais de rattraper un retard imaginaire pris pendant les vacances d’été où je n’avais écouté que très peu de nouvelles choses. Je n’ai pas fait, ces derniers jours, de nouvelles découvertes d’artistes ou de groupes, car j’ai plutôt cherché à approfondir la discographie d’artistes que j’écoute déjà. Regarder à la suite les concerts de Buck-Tick disponible sur WOWOW m’a fait revenir en force sur les albums du groupe notamment leur avant-dernier Abracadabra, comme je l’évoquais dans mon billet précédent, qui s’avère être vraiment très bon. Voir les concerts en vidéo apporte un plus à l’écoute ultérieure des albums car des images restent en tête. Je serais à deux doigts de devenir un fish-tanker, tel est le nom des membres du fan club, mais je n’irais pas jusqu’à la souscription, qui est plus onéreuse que celle de Ringohan pour comparaison. Ça ferait trop. Mais je reviens également vers la musique de Nagisa Kuroki (黒木渚) dont j’ai déjà parlé dans un billet récent pour l’excellent morceau intitulé Kikikaikai (器器回回). J’écoute toujours beaucoup ce morceau dont le titre correspond en fait à celui du EP le contenant, sorti le 6 Septembre 2023. J’aime vraiment beaucoup les deux premiers morceaux du EP: Rakurai (落雷) et Gatsby. L’approche est pop mais avec suffisamment d’éléments rock dissonants et inventifs pour m’intéresser. J’aime beaucoup son approche musicale, notamment le morceau Gatsby qui a une construction tout à fait inhabituelle. En fait, la voix de Nagisa Kuroki nous amène d’emblée vers la pop, mais les arrangements musicaux nous désarçonnent pour rendre l’ensemble particulièrement enthousiasmant. La photo ci-dessus est tirée de la vidéo du morceau Rakurai qui semble avoir été tournée à New York.

Chirinuruwowaka (チリヌルヲワカ) est un groupe dont j’ai également parlé quelques fois, car il s’agit du groupe rock indé de Yuu, de feu GO!GO!7188 et du projet récent YAYYAY. Ça fait un moment que je me dis que je devrais attaquer la discographie de Chirinuruwowaka, car je ne connais que leur premier album Iroha (イロハ) sorti en 2005, mais je suis en quelque sorte un peu intimidé car le groupe a déjà quatorze albums au compteur. Ils ont sorti exactement un album par an depuis 2011. Je ne doute pas du tout de la qualité de l’ensemble, mais je me demande un peu par lequel commencer, après Iroha. En attendant, je pioche plutôt par hasard en utilisant les recommandations ciblées de YouTube qui m’indique le morceau Bakenokawa (化ケノ皮), inclu dans le quatorzième album Nanatsu no mujitsu (七ツノ無実) sorti le 13 Septembre 2023. Le morceau ne diverge pas beaucoup du rock dont Yuu nous a habitué, avec une voix tout en nuances proche d’une version rock du Enka.

Je vais bien entendu évoquer le nouveau single de a子 intitulé Trank et sorti le 13 Septembre 2023. Les habitués de la compositrice et interprète ne seront pas dépaysés, car on retrouve un esprit similaire à ses titres récents. La composition n’est certes pas particulièrement originale par rapport à ses autres morceaux mais a子 a un don certain pour l’accroche musicale qui ne laisse pas indifférent. Dans la vidéo, elle tient un main un sabre. Lorsqu’on la voit ensuite à bord d’une voiture étrangère vintage, l’idée me vient en tête qu’elle va peut-être la découper en deux comme Sheena Ringo dans Tsumi to Batsu (罪と罰) ou plus récemment dans la vidéo du morceau W●RK en collaboration avec le Millenium Parade de Daiki Tsuneta. Il n’en est malheureusement rien. Elle a dû se retenir très fort. Le budget de la vidéo ne permettait peut-être pas non plus de couper une voiture en deux.

Autre continuation de découverte, je reviens vers Skaai avec deux morceaux sortis sur son dernier EP: Pro et We’ll Die This Way. J’aime beaucoup ces deux morceaux pour la fluidité de son flot verbal à l’articulation très marquée. Sur Pro, j’adore la manière dont il vient narguer ses collègues du hip-hop japonais: « Oh my God, Look at what I have done, I have just let 90% of JP rappers behind. No offense though… ». Le morceau We’ll Die This Way n’est pas aussi joueur et est beaucoup plus atmosphérique. Je ne cacherais pas que la composition du morceau me rappelle par moment Frank Ocean sur l’album Blonde de 2016, dans sa manière de varier les ambiances. Tout en étant très bon, il n’arrive tout de même pas à la cheville des quelques meilleurs titres de Blonde comme Nikes, Ivy ou Nights. J’ai d’ailleurs à chaque fois envie d’ėcouter ces quelques morceaux après We’ll Die This Way.

Et je continue à écouter le rock de Hitsuji Bungaku (羊文学), notamment leur premier EP Tonneru wo Nuketara (トンネルを抜けたら) sorti en 2017, suivi d’un autre EP intitulé A short Trip to the Orange-Chocolate House (オレンジチョコレートハウスまでの道のり) sorti l’année suivante en 2018. Le premier album du groupe Dear Youths (若者たちへ) est sorti cette même année. Parmi les singles, on trouve celui intitulé Step dont la vidéo a été produite par un certain Shunji Iwai. Et puis, il y a également un morceau plus récent, Eien no Blue (永遠のブルー). Il y a une grande consistance et une qualité constante dans tous les morceaux du groupe. Je mets tous ces albums et EPs à la suite dans une playlist sur mon iPod et je me lance dans une écoute continue qu’il me suivra pendant tout un parcours piéton du week-end. Cette petite préparation est nécessaire avant le concert qui se fait désormais très proche.

死神の目に負けず

Les premières photographies de ce billet sont prises un jour de pluie où il fallait inévitablement sortir le parapluie. Sous un pont ferroviaire près de la station d’Ebisu, les graffitis sont sans cesse effacés mais réapparaissent rapidement sous d’autres formes et couleurs. Celui de la deuxième photographie est intéressant car on a l’impression qu’il a été à moitié effacé. C’est certainement le cas mais je préfère imaginer que cette coupure franche est volontaire et participe au design du graphisme mural. A Daikanyama, j’ai remarqué depuis plusieurs semaines une affiche publicitaire géante pour le magazine féminin Spur. La personne qui pose sur cette photo ressemble étrangement à Michelle Zauner du groupe Japanese Breakfast. J’ai d’abord eu un doute car le groupe n’est pas, à ma connaissance, particulièrement connu au Japon, mais une recherche rapide m’a vite confirmé qu’il s’agissait bien d’elle. De Japanese Breakfast, je ne connais qu’un album, le deuxième intitulé Soft sounds from Another Planet que j’avais beaucoup écouté pendant l’été 2018. Le groupe a sorti un nouvel album intitulé Jubilee sorti il a tout juste un an, mais je ne l’ai pas encore écouté. Il faudrait que j’y jette une oreille curieuse. Michelle Zauner n’a pas une voix fabuleuse mais l’ambiance des morceaux que compose le groupe est souvent assez profonde pour me plaire. En ce moment, j’ai quelques doutes sur la qualité des photos que je peux prendre, mais j’aimerais en prendre plus dans l’esprit de la quatrième montrant des affiches mouillées par la pluie avec des perruques blondes qui interrogent. Les photos suivantes reviennent vers les quartiers proches du pont Rainbow Bridge avec notamment une autre vue de la tour Yokoso dont j’avais déjà parlé.

J’ai beaucoup réfléchi sur l’utilisation de cette dernière photographie prise il y a plusieurs mois dans un des immeubles de la galerie TERRADA près de Toyosu. Cet espace se trouve au dernier étage. Il y a plusieurs espaces pouvant être utilisés comme des galeries mais seulement une était occupée. L’ascenseur qui amène à cet étage est lent et peu pratique car il ne s’arrête qu’à un seul étage à la fois. Il s’agit plutôt d’un monte-charge reconverti en ascenseur pour les besoins de cet ensemble de galeries d’art. Cet immeuble était initialement un entrepôt, ce qui explique cette configuration. J’étais seul à m’aventurer jusqu’à ce dernier étage, un jour de semaine alors que j’avais pris une journée de congé. Cet étage n’était en fait pas ouvert à la visite mais je n’ai vu qu’après le petit écriteau en japonais qui l’indiquait. En arrivant à cet étage quasiment vide, j’ai d’abord pensé faire demi-tour mais les lumières dans une des pièces parfaitement agencée ont tout de suite attiré mon regard et ma curiosité. Les autres pièces délimitées par des baies vitrées étaient vides. Ce vide était même oppressant au point où je ne pouvais détourner mon regard de la pièce lumineuse agrémentée de meubles soigneusement choisis. Je m’imagine tout de suite assis sur ce long fauteuil éclairé par la lumière tamisée du gigantesque soleil placé en orbite au milieu de la pièce. Le silence donne de la consistance au bruit de mes pas alors que je m’approche de cette pièce. La porte vitrée doit être fermée. Il suffirait de la pousser pour vérifier, mais elle est certainement restée fermée pour une bonne raison. J’observe d’abord à travers le vitrage s’il y a une ou des personnes à l’intérieur. La pièce est vide tout comme l’immense espace ouvert où je me trouve. Je ressens une étrange sensation en regardant l’intérieur de la pièce comme si le temps s’y était arrêté. Tout est parfaitement immobile, rien ne bouge sauf une vapeur diffuse s’échappant d’une petite tasse blanche posée sur la table basse. Si on se fit à la couleur du liquide qui remplit cette tasse, je dirais qu’il s’agit d’un café encore chaud. Je ne remarque que maintenant qu’un petit mot est posé sur cette table juste à côté de la tasse. On peut lire en gros caractère le mot anglais « Welcome ». Une ou deux phrases sont écrites en plus petit dessous ce mot de bienvenue mais je n’arrive pas à les lire d’où je me trouve. Est ce que ce message et cette tasse de café me sont destinés, j’en doute fortement mais la disposition de l’ensemble m’invite à rentrer et à m’asseoir. Je pourrais toujours dire que j’ai pensé que cette tasse m’était destinée si on me surprend soudainement assis sur le long fauteuil. Je réfléchis à ce que je dois faire, mais je me persuade rapidement de rentrer à l’intérieur car cette pièce m’a intrigué dès que je l’ai vu à la sortie de l’ascenseur. Je pousse doucement la porte vitrée en évitant de faire le moindre bruit. Elle n’est bien sûr pas fermée. J’en étais sûr. Pourquoi aurait elle été fermée si un message de bienvenue nous invite clairement à entrer. L’intérieur de la pièce me semble encore plus silencieux que l’espace ouvert à l’extérieur. L’air y est sec et un peu frais, mais pas assez pour avoir froid. Un tableau de Tomoo Gokita est posé sur un des murs de la pièce, devant le fauteuil. Comme souvent, les peintures de Gokita représentent des personnages sans visage en noir et blanc. Celui-ci, rempli de couleurs noires, ressemble étrangement à un visage que je connais mais je ne parviens pas à l’identifier de manière claire. Le petit message posé sur la table est écrit en petits caractères à l’encre noire. On peut y lire la phrase suivante 「どうぞ、アームチェアに座って、コーヒーを飲んで、想像力を駆使してください」qui recommande de s’assoir sur le fauteuil, de boire un peu de café et de laisser aller son imagination. Il est également écrit en plus petit comme une signature: 「パラレル東京観測委員会」, le Comité d’observation du Tokyo parallèle. Mon visage, si quelqu’un pouvait le voir, doit certainement trahir l’appréhension certaine qui me saisit à la lecture de cette signature. Je la reconnais, c’est la même que celle de l’oeil de Shinjuku et du télescope d’Aoyama. Je regarde autour de moi mais rien n’attire mon attention à part cette lampe en forme de soleil en orbite et le tableau noir de Gokita. Il y a bien un petit télescope posé derrière le fauteuil mais, pointé vers le mur, il ressemble plus à un objet de décoration. Je décide de m’asseoir quelques instants pour remettre mes idées en ordre. Boire une gorgée de café est tentant mais je ne sais pas d’où il provient. Je regarde plutôt vers le tableau de Gokita. Les couleurs noires sont fascinantes. A qui peut bien me faire penser ce visage. Les cheveux sont mi-longs avec quelques mèches rebelles. On dirait un visage de femme mais je n’en suis pas certain, car son visage est entièrement noir, sans aucuns traits. Il est d’une teinte aussi noire que le café dans la tasse que je saisis sans réfléchir. En boire inconsciemment une gorgée me plonge tout d’un coup dans les ténèbres de ce visage. D’abord d’un noir profond, des lueurs infimes s’y dessinent progressivement. Un décor sombre prend place sur ce visage. Il se fait de plus en plus précis mais ses contours restent flous. On dirait une scène de spectacle. Une foule est devant moi debout entassé dans un espace compact. On devine une chaleur intense et des cris qui restent pourtant inaudibles. La scène qui prend place devant moi à l’intérieur du visage noir de la peinture de Gokita est un concert que je vois à la première personne, à travers mes propres yeux. Je suis moi-même debout derrière un groupe de musiciens. Un des membres tient une guitare des deux mains et se déplace sur la scène de manière saccadée. Ses mouvements incessants m’empêchent d’observer attentivement la foule devant moi. Je reconnais pourtant un visage dans cette foule, derriere ces mouvements confus qui me gênent. Je m’approche doucement en me concentrant sur ce visage. La coupe de cheveux mi-longue avec quelques mèches rebelles me rappellent maintenant le visage de Kei, dont je raconte l’histoire depuis quelques années déjà. Cette scène m’est maintenant familière. Je suis sur la scène de la salle de concert Loft à Kabukichō que je décrivais dans un des épisodes de mon histoire. Pourquoi ces images soudaines apparaissent devant moi? J’en ai strictement aucune idée et il me faut le découvrir. Kei, peux tu me donner des réponses? Alors que je m’approche encore un peu plus, accroché à ma tasse de café, les yeux rivés sur cette toile, Kei tourne le regard dans ma direction. Elle me fixe maintenant intensément. Je ne peux me détacher de ses yeux noirs. Son visage se rapproche mais son regard est fixe. Il occupe maintenant la totalité du visage noir de la toile de Gokita. Cette superposition lui donne une réalité inattendue. Le regard de Kei est accusateur. Ces yeux me font penser à deux dagues lancées à l’attaque pour terrasser un ennemi, comme les yeux du Dieu de la Mort. Cette intensité me met mal à l’aise et j’ai du mal à retenir mes forces. Je pose la tasse brusquement et me retient avec mon autre main sur le bord du fauteuil. Qu’est ce qui m’arrive? Les yeux de Kei m’hypnotise et je ne peux pas m’en échapper. Ils me traversent le cerveau et me font perdre l’équilibre en tombant à la renverse la tête la première sur le fauteuil. De l’autre côté du tableau, Kei tombe dans les pommes parmi la foule dans la salle de concert. Son amie Rikako qui l’accompagnait n’est déjà plus dans la salle.

Je me réveille un peu plus tard, allongé sur le fauteuil. La lumière de la lampe en soleil a perdu de son intensité et est désormais beaucoup plus sombre. Je ne reconnais d’abord pas les lieux mais je me rends vite compte que je suis toujours dans la même galerie vide. La tasse et le message ont été enlevé de la table. Est ce un rêve ? Est ce que je me suis simplement assoupi sur ce canapé après avoir longtemps marché dans les rues de Tokyo. Le regard de Kei ne s’imprime plus sur le tableau mais il reste très présent dans mon esprit. Est ce que son regard accusateur me reproche de lui faire subir les histoires que j’écris. Je comprends très bien qu’elle voudrait être une personne normale mais je n’ai pas les pouvoirs de changer son histoire. J’espère qu’elle pourra comprendre que j’essaie simplement de l’aider. Mes jambes sont engourdies mais je parviens tout de même à me lever. En sortant de la pièce, je jette un dernier regard au tableau de Tomoo Gokita qui reste impassible. Il ne reste aucune trace de mon passage. L’ascenseur arrive lentement à mon étage. En appuyant sur le bouton du rez-de-chaussée, je remarque qu’un petit écriteau indique que l’étage où je me trouve est interdit au public. Je regarde ma montre, il est tard, j’ai passé presque cinq heures dans cette galerie. Avant de sortir de l’ascenseur, je repense à Kei. J’espère que tu m’en veux pas…

(Quelques références pour le texte ci-dessus: des oeuvres de Tomoo Gokita, le texte de l’histoire de Kei, Du songe à la lumière, en cours d’écriture, et les deux autres textes de la série Tokyo Parallèle liés à celui-ci: l’oeil de Shinjuku et le télescope d’Aoyama).

De haut en bas, deux images extraites respectivement des vidéos sur YouTube des morceaux Shinigami Eyes de Grimes et de Iro Iro d’Aya Gloomy.

Je n’écoutais plus beaucoup Grimes depuis la sortie de son dernier album et je n’avais pas eu vraiment envie d’écouter ces deux derniers singles car le personnage qu’elle s’est construit ces derniers temps avait fini par m’agacer. Mais je ne sais pour quelle raison je me suis mis à écouter son dernier morceau Shinigami Eyes (les yeux du Dieu de la Mort), une recommandation YouTube peut-être ou peut-être était ce le fait de voir Yeule et Grimes ensemble sur une photo sur Twitter. J’aurais eu tord de ne pas l’écouter car le morceau est assez fantastique, tout comme la vidéo d’ailleurs. L’esthétique est étrange mais a quelque chose d’assez fascinant. Cette esthétique est par moments japonisante, mais semble plutôt mélanger toutes sortes de cultures virtuelles. A noter également l’inclusion d’un brin de K-pop avec la présence dans la vidéo de Jennie Kim du groupe Blackpink aux côtés de Grimes sur un camion japonais Dekotora futuriste. Tout se mélange mais ce n’est pas très grave. Certains parlaient d’appropriation culturelle mais je trouve ce genre de commentaire un peu ridicule. Le morceau a un rythme particulièrement marqué et accrocheur, mélangé aux ambiances sonores et vocales plus éthérées que l’on connaît bien de Grimes. Ça me plaît en fait beaucoup de revenir vers la musique de Grimes et m’inspire même quelques passages du texte que j’ai écrit ci-dessus. Je reviens également vers la musique d’Aya Gloomy car elle vient juste de sortir un nouveau single intitulé Iro Iro, qui est excellent. C’est un autre genre, mais Aya Gloomy évolue dans un monde à part, tout comme Grimes. J’ai beaucoup de mal à décrire ce que j’aime dans la musique et la voix d’Aya Gloomy. L’ambiance lente y est mystérieuse et contient à chaque fois quelque de nostalgique. Les sonorités minimalistes de synthétiser rétro jouent en ce sens, mais c’est aussi le cas de la vidéo du morceau. Aya s’y amuse avec des navettes spatiales d’un jardin pour enfants. On peut très facilement imaginer ce genre d’endroits, qu’on croirait laissé à l’abandon, quelque part au Japon. Je me suis rendu compte du coup que je n’avais pas écouté en entier son dernier album Tokyo Hakai. Je me rattrape en écoutant quelques autres morceaux de cet album comme Saisei(楽) et Turn Off. Cette ambiance musicale est vraiment unique et aux limites de la réalité.

du songe à la lumière (7)

Un peu plus de trois mois se sont écoulés depuis la disparition de Rikako. La police lança des recherches à la demande de ses parents, tout d’abord dans le quartier de Kabukichō puis sur l’ensemble de l’arrondissement de Shinjuku, mais sans résultats. Les agents de police chargés de l’enquête avaient malheureusement peu d’éléments en mains pour la retrouver. Montrer une photo de Rikako aux établissements de Kabukichō n’a pas servi à grand chose car la plupart paraissait de toute façon peu enclin à aider la police. Le signalement fut ensuite étendu au reste de Tokyo deux semaines après la disparition mais le résultat fut le même. « Il n’y a strictement aucune piste » répétait le jeune inspecteur Maeda en charge de cette enquête. Kei venait le voir une fois par semaine. Maeda était aimable mais avait du mal à cacher un certain agacement car il n’y avait absolument rien qui permettait de faire avancer son enquête. Rikako n’a jamais utilisé sa carte de crédit ou son téléphone portable, les amis ou connaissances contactés par la police n’ont reçu aucun appel de sa part, et elle n’est apparemment pas partie à l’étranger. « Elle ne s’est quand même pas évaporée » questionna Ruka, debout derrière Kei devant le bureau du jeune inspecteur. Depuis cette histoire, Ruka s’était rapproché de Kei et lui est venu en aide pour parcourir les endroits de Tokyo que Rikako fréquentait régulièrement. Cette recherche alternative à celle de la police se faisait à moto. Kei grimpait à l’arrière de la moto de Ruka, une Honda CB400 rouge Bordeaux achetée d’occasion au bassiste de son ancien groupe, et regardait autour d’elle pour tenter de reconnaître un visage ou une allure familière. Kei et Ruka se rendaient bien compte que ce type de recherche au hasard des rues n’avaient que peu de chance de réussir, mais en l’absence de pistes, il leur fallait quand même faire quelque chose. Kei avait pris presqu’une semaine de congé après la disparition de Kei et se consacrait pleinement à sa recherche. Ruka la rejoignait dès qu’il le pouvait. Kei se sentait responsable mais n’était pas en mesure d’affronter cette épreuve seule. Les deux premières semaines, elle accompagnait également la mère de Rikako, Yukako Miyajima, pour faire le tour des lieux où elle avait l’habitude d’aller et rencontrer un à un les amis de Rikako à Tokyo, du moins ceux et celles que Kei et Yukako connaissaient. Yukako Miyajima était venue en urgence au poste de police de Kabukichō dès l’appel de Kei et de la police après la disparition de sa fille. Kei eut d’abord crainte qu’elle la tienne pour responsable, mais il n’en était rien. Kei répéta des dizaines de fois la suite des événements cette soirée là à Kabukichō, à la mère de Rikako, à la police, à Ruka, à Hikari également qui connaît bien Rikako, mais elle n’a plus de souvenirs précis des minutes avant son évanouissement dans la salle de concert. La police ne trouva aucune relation entre cet évanouissement soudain et la disparition de Rikako. Il n’est pas rare de faire un malaise dans une salle mal climatisée où la foule se bouscule. Il est par contre beaucoup plus rare de disparaître complètement sans laisser aucune trace. « J’ai bien peur de vous dire que Rikako Miyajima s’est bel et bien évaporée », rétorque l’inspecteur Maeda. « Ça fait maintenant 90 jours qu’elle a disparu et nous n’avons malheureusement rien qui nous permette d’avancer dans nos recherches ». « J’ai déjà expliqué tout cela à Monsieur et Madame Miyajima ». C’était la dernière rencontre avec l’inspecteur Maeda. Mais Kei continue ses recherches, de manière continuelle car elle ne peut effacer Rikako de sa mémoire. Elle tente en vain de se souvenir des détails de cette nuit là. Ruka et son groupe étaient sur scène, mais aucun d’eux n’avaient remarqué cette disparition et cet évanouissement qui semblaient bien être simultanés. Kei reste pourtant persuadée que son évanouissement soudain a un lien avec la disparition de Rikako. Elle en a l’intime conviction mais ne l’a pas exposé en ces termes à la police pendant l’enquête. Depuis la disparition, elle se sent très proche de Ruka mais ne lui a pourtant pas fait part précisément de sa pensée. Seule Hikari pourrait comprendre, pense t’elle. Ces inquiétudes plongent Kei dans un tourment profond. Au plus profond d’elle-même, elle appelle Hikari à l’aide. Mais que peut faire Hikari dans cette situation à part consoler Kei.

Au 121ème jour, un appel de la mère de Rikako surprend Kei tôt le matin vers 6h30. Kei est déjà réveillée depuis une petite demi-heure et se prépare pour partir travailler à Nishi-Shinjuku, ce qui est devenue sa routine journalière depuis plus de deux ans. Yukako Miyajima lui annonce qu’on a retrouvé Rikako, quelque part dans une petite ville thermale de Nagano. La nouvelle agit comme un choc pour Kei, qui s’affaisse brutalement sous le poids de cette nouvelle inattendue. Le soulagement se mélange à la surprise et son visage ne sait choisir l’expression adéquate qu’elle se montre à elle-même à travers le petit miroir qu’elle utilise pour son maquillage. « On n’est pas complètement certain que ça soit elle mais elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau, d’après les photos qu’on vient de m’envoyer. Elle a été recueillie il y a deux jours par un ryokan. D’après le gérant du ryokan, Rikako est arrivée à l’entrée de leur établissement vers 7h du soir. Elle semblait fatiguée, le visage très pâle et les yeux lointains, perdus dans le vide. Elle n’a dit aucun mot. Le gérant a immédiatement contacté le poste de police du village et les informations se sont recoupées pour finalement identifier Rikako. L’inspecteur Maeda vient de m’appeler il y a une demi-heure pour identifier cette personne qui ne peut être que Rikako. Le problème est qu’elle ne dit pas un mot », Yukako parle à toute vitesse sans se soucier d’être bien comprise par Kei. « Nous partons immédiatement pour Nagano, en voiture. Viens-tu avec nous? ». Kei ne peut s’absenter subitement de son travail aujourd’hui. « Je partirais en fin de journée ou demain matin. » répond elle à Yukako. « D’accord, c’est important que tu puisses venir au plus vite. Je m’inquiète pour son état de santé. Elle ne parle plus et semble être sous le choc. Ta présence sera nécessaire. Mais on ne sait pas ce qu’il lui ait arrivé. Elle avait le visage très pâle et les yeux dans le vide. Ça m’inquiète beaucoup ». Les phrases de Yukako sont décousues. Elle se répète, ayant certainement du mal à gérer toutes ses émotions et à avoir les idées claires. « Le ryokan se trouve à Bessho Onsen, c’est près de la ville d’Ueda. Le Shinkansen Asama de la ligne Hokuriku s’arrête à cette gare et il faut ensuite prendre une autre ligne locale. » Sur ces précisions, Yukako raccroche subitement, laissant Kei face à quantité d’interrogations. Pourquoi Rikako se trouve t’elle à Nagano dans une station thermale? Que lui est il arrivé pour qu’elle ne dise plus un mot? Est ce bien Rikako qui s’est présentée devant ce ryokan et qu’on a accueilli? Que lui est-il arrivé pendant ces quatre longs derniers mois? Autant de questions sans réponses qui tournent en boucle dans sa tête. Elle se ressaisit tout de même pour finir de se préparer. Dans le train de la ligne Chūō-Sōbu qui l’amène de Kichijōji jusqu’à la gare de Shinjuku, Kei continue ses réflexions. Elle laisse se construire dans sa tête une explication logique mais les éléments inconnus sont trop nombreux. Il faut qu’elle laisse un message à Ruka et Hikari pour leur faire part de son départ ce soir pour Nagano. Ils lui proposent bien de l’accompagner mais Kei veut y aller seule. Elle ressent maintenant tous ces événements récents comme une épreuve personnelle. Avec la disparition de Rikako il y a quatre mois et sa réapparition soudaine, c’est aussi une partie d’elle-même qui refait surface soudainement, même si elle n’est pas certaine de bien cerner de quoi il s’agit vraiment. Enfin si, elle se remémore bien sûr la disparition de sa mère qu’elle a en quelque sorte revécu avec la disparition de Rikako. Mais cette fois-ci, elle sera peut-être en mesure d’intervenir. Elle se sent donc investie d’une mission, celle d’aider son amie, et de la sauver peut-être. Au bureau de la tour de Nishi-Shinjuku, Kei a la tête ailleurs et ses collègues le lui font remarquer. Elle ignore même Tani qui lui fait pourtant signe au restaurant de l’entreprise à l’heure du déjeuner. Ce n’est pas intentionnel, Tani sait très bien que Kei peut parfois se perdre dans ses pensées et ignorer ce qui se passe autour d’elle. Elle quittera le travail à 15h. Une fois par mois, son entreprise autorise de finir tôt dans un souci d’encourager les salariés à faire moins d’heures supplémentaires. Kei n’en fait que rarement mais utilise également assez peu cet horaire flexible. Elle a amené avec elle le nécessaire pour passer une nuit à Nagano. A 15h précise, elle quitte le bureau comme prévu pour la gare de Tokyo. Le Shinkansen Asama annonce un départ à 16:04 pour arriver à la station de Ueda dans la préfecture de Nagano à 17:42. Il faut ensuite emprunter pendant 30 minutes une petite ligne de train à un seul wagon jusqu’au terminus de Bessho Onsen. Il fait déjà sombre dehors et les rues sont peu éclairées. Seul un restaurant de yakisoba semble ouvert dans la rue principale en pente. L’heure de gloire de cette station thermale est passée depuis longtemps et elle semble plus survivre que prospérer. Kei n’est pourtant pas insensible au charme désuet de cette petite ville de montagne qu’on surnomme la Kamakura du Shinshu pour la présence de quelques temples datant de l’ère de Kamakura. Nous sommes au mois de Juillet en période de vacances scolaires, mais il n’y a pas foule dans les rues pour une heure peu tardive de la nuit. On lui a indiqué que le ryokan qui a recueilli Rikako s’appelle Mikazuki no Yu. Il se trouve à proximité du temple Kitamuki Kannon. Elle l’aperçoit au détour de la rue principale. Des lanternes éclairent le temple dans la pénombre. Un petit escalier au bout d’une rue piétonne étroite y donne accès. Il est situé sur une zone élevée de la ville au bord de la forêt montagneuse. Dans d’autres conditions, elle aurait certainement apprécié marcher dans ces rues et autour des temples du village, en prenant assez de temps pour s’imprégner de la tranquillité ambiante. Elle y aurait même ressenti une certaine magie, celle des légendes qui font sortir de leurs cachettes les monstres le soir. Kei éprouve une fascination sans limites pour ce folklore ancestral et est même convaincue de pouvoir voir certains esprits à des moments particuliers de son existence. Elle en parle peu car elle-même n’est pas certaine de ce qu’elle entrevoit parfois. Après tout, une raison physique et logique explique souvent des phénomènes qu’on croirait irréels. Mais aujourd’hui, sa concentration émotionnelle se porte avant tout sur Rikako. Le ryokan se trouve en effet à proximité du temple Kitamuki mais en contrebas, près d’un bain Onsen. Les ryokan et les Onsen sont nombreux dans ce village. Certains sont tellement discrets qu’on remarque à peine leur présence. Le ryokan Mikazuki no Yu est par contre visible de loin, car les lumières de son entrée s’étendent jusqu’à la rue. Après quelques secondes d’hésitation, Kei entre à l’intérieur.

Une jeune fille d’une vingtaine d’années habillée d’un yukata aux couleurs vives l’accueille immédiatement à l’entée. Kei pénètre à l’intérieur du lobby après avoir chaussé des sandales. Yukako Miyajima est assise sur un des sofas, accompagnée de l’inspecteur Maeda, qui a également fait le déplacement depuis Tokyo, et de deux autres policiers du poste de police du village. Yukako vient de suite à la rencontre de Kei en la voyant entrer dans le lobby. « Merci d’être venue si vite, Kei. Rikako dort pour l’instant, il faudrait mieux attendre demain matin pour la voir. Elle semble épuisée mais ne parle toujours pas ». Yukako ne prend pas la peine de préciser qu’il s’agit bien de Rikako, allongée sur le tatami d’une chambre de ce ryokan. Ça ne pouvait être qu’elle. « Monsieur l’inspecteur allait justement prendre congé et revenir demain. » L’inspecteur et les deux policiers saluent Kei sans dire un mot puis quittent le ryokan au moment où Monsieur Miyajima entre dans le lobby. Kei ne l’a pas vu depuis de nombreuses années. Il a pris du poids par rapport à son souvenir, et ses cheveux sont maintenant grisonnants. Yukako est restée une belle femme, à l’apparence stricte. Elle prend soin d’elle. Elle travaille encore maintenant dans une boutique de bijoux de la rue Suzuran à Ginza. Elle y travaille depuis de nombreuses années. À y penser maintenant, Rikako n’a que peu de traits de ressemblances avec ses parents. Monsieur Miyajima parle peu et son visage n’est pas très expressif. Une odeur de cigarette envahit la pièce à son arrivée. Il doit toujours fumer les mêmes cigarettes Hi-lite, car elle reconnaît cette odeur qui la ramène plus d’une dizaine d’années en arrière, lorsqu’elle se rendait chez les Miyajima à Nagoya pour rendre visite à Rikako. « Assis-toi, Kei, il faut que je te fasse part de ce que m’a dit la police à propos de l’apparition de Rikako ». « La police du village a interrogé les habitants et les commerces dans la journée d’hier et aujourd’hui pour essayer de comprendre d’où venait Rikako. La police m’a dit qu’une dame d’entretien au temple Anrakuji, de l’autre côté du village, l’a vu descendre du cimetière. Il y a une tour octogonale de quatre étages dans ce cimetière et un long escalier de pierre y menant. La dame aurait aperçu Rikako descendre lentement cet escalier. Il faisait déjà sombre et il n’y avait plus personne à l’intérieur du temple. On aurait dit un esprit de la forêt, dit elle à la police, car sa manière de marcher lente lui donnait l’impression de flotter. Elle lui a crié depuis le bas de l’escalier qu’il était 18h30 et que les visites étaient terminées depuis longtemps, mais Rikako n’a apparemment pas répondu ni semblé avoir entendu la voix de la dame. La dame du temple n’a malheureusement pas vu Rikako de près car elle était ensuite occupée à fermer les portes d’une des dépendances. Lorsqu’elle est revenue vers l’escalier, Rikako avait disparu. Elle n’a pas été aperçu ailleurs dans le village sauf à l’entrée de ce ryokan. Le gérant, Monsieur Tanaka, l’a d’abord aperçu au bout de la rue. Il faisait sombre mais il nous a dit qu’il arrivait tout de même à la distinguer comme si elle était éclairée par une faible lumière. Il s’agissait peut-être de sa chemise blanche qui reflétait les lumières provenant du ryokan, nous dit-il. Elle marchait tout droit dans sa direction d’un pas lent mais décidé. Il eu d’abord un sursaut d’effroi en constatant son regard lointain. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un esprit, pour tout vous dire, indiqua t’il aux agents de police. Mais il a vite vu qu’il ne s’agissait que d’une jeune fille qui semblait perdue. Sans qu’il ait le temps de lui parler, elle était déjà à l’entrée du ryokan et s’est ensuite effondrée sur le parquet de l’entrée. Tanaka et deux autres personnes du personnel l’ont amené sur un des sofas. Celui-ci, montre Yukako de la main, et la police a été appelée immédiatement. On lui a donné une chambre qu’elle n’a pas quitté depuis son arrivée. Lorsqu’elle ne dort pas dans le futon, elle est assise au bord de la fenêtre donnant sur la rue et les montagnes. Monsieur Tanaka précisa également que Rikako, en marchant doucement vers le ryokan, a jeté un regard vers un des étages pendant quelques secondes avant de reprendre son mouvement », Yukako explique les faits en laissant échapper des larmes. Kei n’arrive pas à distinguer exactement s’il s’agit de larmes de bonheur d’avoir retrouver sa fille ou de tristesse de la voir dans cet état de choc. Kei porte tout de suite attention à la tenue de Rikako. Elle ne portait pas de chemise blanche lors de leur dernière soirée à Kabukichō. Le visage inexpressif de Rikako, qui lui est évoqué, paraît difficile à imaginer car Rikako est au contraire une personne de nature expressive. Les deux personnes du village évoquant une présence fantomatique l’inquiète aussi beaucoup. « Que faisait Rikako dans cet endroit perdu de Nagano, à l’intérieur d’un cimetière dans un temple? ». Kei se pose intérieurement cette question, mais n’y trouve bien sûr aucune réponse évidente ». « Peut-on la voir dans sa chambre? », demande Kei. « Oui, mais elle doit dormir, il faudra donc rester silencieuses. »

Yukako et Kei se décident donc à rendre visite à Rikako, accompagnées par une jeune fille du personnel, celle qui a accueilli Kei à son arrivée, mais sans Monsieur Miyajima qui reste assis sur le sofa du lobby, plongé dans le journal du jour. La chambre se trouve au troisième étage, annonce la jeune fille à Kei. « Je t’ai aussi réservé une chambre au même étage », lui indique Yukako. Elles ne croisent aucun autre client dans ce ryokan, ce qui intrigue d’ailleurs Kei car il s’agit normalement de la pleine saison. La chambre de Rikako se trouve au bout du couloir. Elles y avancent sans faire de bruit. L’intérieur de la chambre est seulement éclairée d’une petite lampe posée près du futon sur le tatami. Rikako dort sur le dos à l’intérieur du futon, qui est impeccablement disposé comme si elle n’avait pas bougé. En s’approchant, Kei reconnaît bien le visage de Rikako. Il n’y a pas de doute. Ses joues sont par contre plus pâle que d’habitude. Elle comprend maintenant un peu mieux cette impression de figure fantomatique évoquée par le gérant du ryokan et par la dame du temple Anrakuji. Yukako et Kei ne disent pas un mot en regardant Rikako allongée. La pièce est sombre. Le mobilier y est sommaire: une table basse, une télévision, deux chaises tournées vers les baies vitrées fermées par des rideaux, eux mêmes cachés par des portes coulissantes shōji. Il n’y a aucun sac posé sur le tatami, seulement quelques vêtements de rechange apportés par Yukako. « Elle n’avait rien avec elle à son arrivée au ryokan, pas de sac, rien », lui chuchote doucement Yukako lorsqu’elle voit Kei regarder les vêtements posés sur le sol. Le regard de Kei revient vers le visage de Rikako. Il est paisible et immobile. On a l’impression qu’elle ne respire pas. Kei fait le vide en elle-même pour se concentrer sur le visage de Rikako. Elle essaie de détecter le moindre petit mouvement, le moindre son, qui lui permettrait de confirmer que Rikako est bien vivante et seulement endormie sur le tatami. En regardant fixement le visage de Rikako dans la pénombre, Kei pense soudainement à sa mère. Est-elle aussi réapparue quelque part dans un village de montagne, comme Rikako? Le visage paisible de Rikako lui donne tout d’un coup un espoir et lui réchauffe le cœur d’un petite flamme, certes minuscule comme si elle était enfouie au fond d’une profonde caverne de rochers. Rikako est bien vivante mais ne se réveille pas. Yukako et Kei ressortent de la chambre. La fille en kimono les attendaient à l’entrée et referme la porte à clé. Elles redescendent ensuite en silence jusqu’au lobby. Le repas du soir se passera également dans un silence quasi omniprésent. Chacun a besoin de comprendre ce qui s’est réellement passé mais il n’y a pas assez d’éléments disponibles pour débattre du déroulement des événements. Le couple Miyajima et Kei restent face à leur incompréhension.

La chambre de Kei se trouve de l’autre côté du bâtiment par rapport à celle de Rikako, à côté de celle du couple Miyajima. La fenêtre de la chambre donne également sur la petite rue sombre en face du ryokan. Il est 21:30 et il n’y a pas un chat dehors. Kei s’asseoit sur une des deux chaises. Après avoir bu deux gorgées de thé, elle regarde cette rue fixement, en imaginant la silhouette blanche et légèrement lumineuse de Rikako approcher doucement. Ses pas sont lents et on a l’impression qu’elle flotte légèrement au dessus du sol. Elle regarde devant elle fixement en direction des lumières des lanternes posées à l’entrée du ryokan, comme si celles-ci l’attiraient. Ses bras et ses mains sont immobiles, alignés le long du corps. Sa démarche n’est pas naturelle, du moins Kei ne retrouve pas sa manière habituelle de marcher. Sous sa longue chemise blanche, on devine la jupe à carreaux rouge et noire qu’elle portait le soir du concert à Kabukichō. Le silence règne dans cette petite rue comme si le temps s’était arrêté subitement. Elle est maintenant très proche du ryokan. Dans un mouvement soudain qui surprend Kei dans ses propres pensées, le visage de la silhouette blanche se lève en direction d’elle et la regarde attentivement. Kei se sent comme hypnotisée par le regard de son amie. Ses cheveux sont ébouriffés et lui couvrent une partie du visage, mais Kei distingue très bien l’expression de ses yeux. Ils ne regardent pas dans le vide mais la fixent intensément. Avant cette rencontre, elle imaginait que ces yeux seraient accusateurs mais ils sont au contraire doux et apaisés. Le moment ne dure que quelques secondes et Rikako reprend sa marche jusqu’à l’entrée du ryokan où l’attendait le gérant, sorti faire une pause cigarette à l’extérieur. Kei fixe maintenant sa tasse de thé et y plonge son regard, avant de boire une nouvelle gorgée. « Rikako ne t’en veut pas de l’avoir laissée seule derrière toi », lui murmure une petite voix émanant d’un coin de la pièce. « Mais j’aurais dû l’attendre et ne pas traverser seule », répond doucement Kei d’une manière spontanée. Depuis la disparition de sa mère, Kei ne vit que pour elle-même et ne laisse personne entrer dans son monde. C’est un reproche qu’elle se fait souvent à elle-même dans ces longs moments de réflexion avant de s’endormir, sans pourtant avoir la force d’y remédier. « Demain matin, je me lèverais tôt pour aller voir le temple Anrakuji et cette tour octogonale », se dit intérieurement Kei. Il faudra d’abord qu’elle trouve le sommeil, ce qui ne semble pas être chose aisée. Ces démons vont-ils l’envahir cette nuit? Kei souhaitait venir seule ici, mais elle regrette maintenant qu’Hikari ne soit pas venue avec elle. Elle lui aurait doucement passé la main dans les cheveux pour qu’elle s’endorme, paisiblement sur le tatami en faisant le vide dans son esprit. Mais avant de s’endormir, Kei doit faire sa toilette du soir au Onsen du ryokan situé au rez-de-chaussée. Elle s’habille du yukata de couleur rouge fourni dans la chambre. Le petit ascenseur qui la descend au niveau du lobby est brusque et lui fait à chaque fois un peu peur. Le bain Onsen est calme, mais des vêtements posés dans un panier d’osier indiquent qu’elle n’est pas seule. Une femme qui a l’air plus âgée qu’elle est déjà assise dans le bain. La dame ne la regarde pas. Kei ne voit pas son visage et n’ose pas déclarer sa présence. Rikako, si elle était là, lui aurait certainement adressé la parole et entamé une discussion. Kei reste silencieuse, assise dans le bain d’eau brûlante, les mains posées sur les genoux. Elle regarde le dos de la dame qui ne bouge pas, pendant que toutes les parties de son corps tendues par cette journée très particulière se radoucissent lentement. Le bain brûlant vient effacer tous les inquiétudes et le stress de la journée. Elle dormira bien jusqu’au petit matin, sans aucune interruption, sans entendre ses voix intérieures. Hikari devait être là, à côté d’elle, à l’observer en silence pendant qu’elle dormait profondément sur le tatami.

Il est 5h du matin. Kei se réveille brutalement comme si on lui avait crié à l’oreille. Il lui faut quelques secondes pour réaliser où elle se trouve. Une chambre de ryokan, une station thermale de Nagano, un temple avec une tour octogonale, Rikako qui dort dans une chambre à cet étage. Ces fragments de mémoire se repositionnent rapidement dans son esprit. Kei ouvre la porte coulissante, les rideaux et la baie vitrée donnant sur la rue en face. La chaleur est un peu moite et il pleut d’une pluie fine. Les nuages sont épais mais laissent passer par endroits des rayons très marqués de lumière. L’impression qu’elle a de cette rue est très différente de hier soir. Il n’y a personne dehors, car il est encore tôt. Elle entend pourtant le bruit émis par un scooter qui doit emprunter une des rues en aval du ryokan. Kei s’habille rapidement, se lave les dents et fait un brin de toilette en omettant le maquillage. En une dizaine de minutes, elle est déjà dehors à l’entrée du ryokan. Personne ne l’a vu sortir. Elle passe devant le temple Kitamuki Kannon, qui tient son nom de sa direction vers le Nord où se trouve le temple Zenko-ji de la ville de Nagano. Les boutiques de la petite rue donnant sur le temple sont fermées. En remontant un escalier, un panneau de direction lui indique où se trouve Anrakuji, au bout d’un chemin de montagne en bordure de forêt. Elle n’a croisé personne sur son chemin. Anrakuji est un élégant ensemble de temples. Le petit escalier mentionné par la dame de l’entretien se trouve à l’arrière près d’un étang aux eaux troubles. Ça doit être une source d’eau Onsen, se dit Kei. On aperçoit les tombes du cimetière et la tour octogonale dès les premières marches de l’escalier. Cette tour est vraiment intrigante, car elle ne possède aucune porte visible. Peut-on y entrer? Est ce que Rikako s’y serait cachée pendant plusieurs mois? Kei ne pense pas trouver ici des réponses, mais elle essaie au moins de retrouver quelques traces de son amie. Elle n’y trouve rien à part des tombes couvertes de mousse et cette ancienne tour de bois, immuable et silencieuse. Elle se sent pourtant observée, même si elle est certaine d’être seule ici dans ce cimetière. Et si les esprits endormis dans ce lieu pouvaient lui faire part de ce qu’ils ont vu ici il y a trois jours. En redescendant l’escalier, Kei aperçoit une silhouette noire immobile qui la regarde de loin. Son visage se fait plus précis à mesure qu’elle descend l’escalier de pierre. C’est le visage d’un garçon aux cheveux longs et noirs. Une mèche cache une partie de son œil gauche. Il a un visage très fin, presqu’androgyne. Il est entièrement vêtu de noir, chaussures noires, pantalon noir, longue chemise noire, cheveux noirs. Mais il a le teint pâle, ce qui lui rappelle Rikako allongée sur le tatami hier soir dans la pénombre. Le garçon semblait attendre que Kei descende de l’escalier pour lui dévoiler quelque chose. « Vous n’êtes pas d’ici, vous venez de Tokyo? », lui demande t’il. « Oui », répond simplement Kei. Il enchaîne « Vous êtes venue pour la fille qui a disparu et réapparu ici il y a trois jours, n’est-ce pas? La police est déjà venu ici avant-hier, mais ils n’ont rien trouvé. Je savais bien qu’ils ne trouveraient bien. » « Pourquoi en es tu si sûr? As tu vu la fille qui descendait cet escalier il a trois jours? » demande Kei en suppliant presque le jeune garçon de répondre. « Moi, je ne l’ai pas vu mais on m’a raconté. Les choses se savent vite dans ce petit village. Ce n’est pas la première fois que ce genre de choses arrivent ici, et la police ne trouve jamais d’explications rationnelles aux événements. » Il continue sans que Kei n’ait le temps de l’interrompre. « Il y a trois ou quatre ans, une dame d’une cinquantaine d’années a également été retrouvée dans ce village. Je crois qu’on disait qu’elle venait aussi de ce temple, mais elle a ensuite disparu quelques jours plus tard. Ça a beaucoup fait parlé au village et depuis, peu de personnes du village s’aventurent près de la tour et dans ce cimetière. » « Est-ce que tu as vu cette dame? » lui demande maintenant Kei. « Oui, je l’ai vu marcher près de la rivière traversant le village. Elle m’a fixé pendant quelques secondes. Je me souviens très bien de son regard et de son visage. Quand je vous ai vu arriver à l’entrée du temple, votre visage m’a rappelé cette dame, et je vous ai suivi sans faire de bruit. Vous lui ressemblez beaucoup, Madame, en beaucoup plus jeune bien sûr. » Kei se trouve désemparée à l’écoute du jeune garçon. « Cette dame descendue du temple comme Rikako, me ressemble. Est ce que c’est ma mère disparue qu’on a retrouvé ici comme Rikako. Est ce que Rikako m’a consciemment amené ici pour retrouver ma mère ? » s’interroge silencieusement Kei. « Et cette dame a de nouveau disparu sans laisser de traces? » demande ensuite Kei. « Elle aurait passé deux nuits dans un ryokan près du temple Kitamuki et disparu ensuite sans informer personne. Cette histoire reste un mystère. On en a parlé dans les informations locales pendant une ou deux semaines, mais les cherches étaient impossibles. Elle était muette et les photos qu’on avait pris d’elle se sont avérés tellement floues qu’on ne l’a reconnaissait qu’à peine. Mais moi, je me souviens très bien de ce visage. » Il continue « Vous êtes aussi à la recherche de cette dame, c’est ça? C’est votre mère? ». « Oui » lui répond Kei sans étonnements et avec une conviction qui la surprend elle-même. Elle a compris que ce jeune garçon vêtu de noir n’est pas un être ordinaire, c’est un passeur venu l’aider dans son histoire personnelle. « Je te remercie » lui dit Kei en reprenant son chemin vers la sortie du temple. Après quelques secondes, le garçon n’était déjà plus derrière elle. En arrivant devant le ryokan, elle constate qu’une voiture médicalisée et une petite camionnette de police y sont stationnées. Dans le lobby, Yukako est occupée à discuter avec l’inspecteur Maeda et une personne ressemblant à un infirmier. Rikako va bien mais on va la transporter dans un établissement spécialisé à Tokyo pour surveiller son état de santé. Elle ne s’est pas encore réveillée. Yukako qui a finalement vu Kei arriver, lui indique qu’ils vont rentrer à Tokyo dans une vingtaine de minutes. « Prépares toi, on va rentrer ensemble en voiture. » lui propose t’elle. Le retour vers Tokyo prendra plus de trois heures. Trois longues heures silencieuses en voiture à suivre de près la voiture médicalisée transportant Rikako. Elle suit Rikako qui l’a amené jusqu’à ce village de Nagano pour trouver un espoir, celui de retrouver un jour une personne chère. Une pointe de chaleur remplit désormais son cœur, comme un rayon très marqué de lumière traversant des nuages. « Hikari, peut-on se voir ce soir chez moi, j’ai beaucoup de choses à te raconter. »

Ce texte est la suite du précédent billet publié ici et disponible en version complète sur la page suivante. Le texte ci-dessus est une fiction.

du songe à la lumière (6)

“I’m not afraid anymore”, ces mots raisonnent dans sa tête d’une manière beaucoup plus prononcée que le reste des paroles du morceau qu’elle écoute ce soir allongée sous le futon. Il est presque minuit, mais elle ne trouve pas le sommeil. Beaucoup de choses tournent dans sa tête, ces peurs qui la hantent depuis de nombreuses années et qui reviennent continuellement par cycles. La musique qu’elle écoute n’est certainement pas un remède à son mal, mais elle ressent un certain réconfort à percevoir la noirceur d’âme des autres. Il faut que je cesse de me soucier inutilement de problèmes que je ne suis pas en mesure de régler. “She’s lost control” est scandé un peu plus tard dans un autre morceau de l’album. Elle l’écoute fort aux écouteurs dans son petit appartement, le regard fixant le plafond uniforme. Ses yeux cherchent un point d’accroche pour divertir son esprit des réflexions vaines qui la gagnent dès qu’elle ferme les yeux. Mais le morceau la ramène à ses pensées lorsque la voix de Ian Curtis, comme sortie des ténèbres, prononce encore ces paroles “She’s lost control again”. « Est-ce qu’il parle de moi? » pense t’elle. Comment faire pour ne plus perdre contrôle. Quand ses émotions deviennent trop fortes, le seul échappatoire qu’elle a trouvé est de fuir et trouver un lieu sûr. “Mais, je ne ne peux plus fuir sans arrêt. Comment ne plus avoir peur”. Ses réflexions tournent en rond, sans conclusions, comme d’habitude. Elle espère trouver dans ces réflexions les forces nécessaires qui lui permettront de surmonter ses peurs futures, mais en réalité celles-ci se répètent et rien ne change. Tout est immuable malgré sa bonne volonté et l’aide des gens autour d’elle. « Je suis pourtant là près de toi, au fond de tes rêves qui deviennent réalité. Je te donne ce pouvoir même si tu n’es pas à même de le contrôler. Endors toi maintenant, il est temps. » Les sons noirs de Joy Division s’effacent progressivement dans sa conscience, Kei abandonne ses dernières forces et s’endort profondément. Dans ses songes, elle pense à son amie d’enfance Rikako qu’elle n’a pas vu depuis plusieurs mois. Rikako Miyajima était une de ses meilleures amies lorsqu’elles étaient à l’école primaire, mais elles se sont éloignées quand le père de Rikako dut se déplacer jusqu’à Tokyo pour son travail. Toute sa famille déménageât et elles ne se revirent pas pendant de nombreuses années jusqu’au déménagement de Kei à Tokyo il y a presque deux ans. Elle avait pourtant gardé contact avec Rikako pendant toutes ces années, ne serait ce que pour donner des nouvelles des amis et amies que Rikako avait laissé derrière elle à Nagoya. La distance les avait éloigné mais Kei eu l’impression qu’elles ne s’étaient jamais vraiment séparées lorsqu’elles se sont revues pour la première fois depuis longtemps l’année dernière à Tokyo, dans un café bondé du Department Store Lumine de Shinjuku. Avec Hikari, Rikako est sa seule amie d’enfance vivant à Tokyo. « Tu devrais la revoir très vite, avant qu’il ne soit trop tard. La vie est quelque chose d’éphémère, ne l’oublies pas. »

Kei se réveille soudainement le lendemain à 6h en ayant le sentiment d’être revenue des profondeurs de la terre, tant son sommeil était intense. Elle ne se souvient jamais de ses rêves. Et si c’étaient des cauchemars, je n’en souviendrais peut-être », se dit elle. « Ou peut être, ne faudrait-il mieux pas ». Que ça soit un jour de semaine ou le week-end, elle se réveille toujours à la même heure, quand la ville autour d’elle est encore froide. Elle trouve un certain confort à penser être la seule éveillée dans le quartier. Elle ressent pendant ces quelques moments tôt le matin un grand sentiment de liberté. Elle entrouvre la fenêtre pour vérifier si la pluie annoncée la veille a déjà commencé. Elle est trop fine pour faire du bruit à travers les fenêtres fermées de l’appartement. Un vent léger et frais l’enveloppe. C’est une sensation agréable qu’elle recherche à chaque fois qu’elle ouvre cette fenêtre. Je ne pourrais pas courir ce matin, mais je peux lire au bord de la fenêtre en laissant passer la matinée. Lui vient l’idée de contacter son amie Rikako. Elles se voient souvent au même endroit, mais Kei a envie d’autre chose pour leur prochaine rencontre. Rikako serait peut être partante pour aller voir un concert. Elles partagent toutes les deux les mêmes goûts pour les musiques rock alternatives, comme celle qu’elle a écouté hier soir sous le futon. En ouvrant LINE sur son iPhone, une indication de message apparaît aussitôt de la part de Tani. Elle ne l’a pas vu depuis l’épisode de Shibuya. Enfin, ils se sont bien rencontrés à la cantine du bureau pendant la pause du déjeuner, mais c’était bref car Kei ressent depuis une certaine gêne. Tani a bien essayé de lui signifier sa compréhension, mais pour Kei, c’est déjà trop tard. Ils resteront certainement de bons amis dans le cadre professionnel.

Kei rejoint Rikako vers 8h du soir devant le studio Alta à la sortie Est de la gare de Shinjuku. « Tu t’es encore perdue dans la station? ». Kei acquiesce d’un mouvement de tête avec un bref sourire. « C’est le seul endroit où je me perds systématiquement, c’est comme si une voix dans ma tête m’indiquait à chaque fois la mauvaise direction ». Rikako ne porte pas beaucoup d’importance à cette réponse. Kei fait souvent des allusions à cette présence intérieure mais Rikako y a toujours vu une tentative de Kei de repousser ses responsabilités sur quelqu’un d’autre. Les responsabilités peuvent être une source naturelle de peur, et Rikako ne lui en tient pas gré de vouloir s’en échapper. Kei et Rikako s’étaient mises d’accord sur le style vestimentaire ce soir car elles allaient voir un concert de rock underground qui pouvait s’avérer musicalement agressif. Kei avait mis sa jupe courte noire sur des collants noirs et des boots Dr.Martens montantes. Derrière sa veste de cuir un peu usée, on devine les lignes distordues de « Unknown Pleasures » sur son t-shirt. L’irrégularité du graphisme faisant des pics lui rappelle sa propre instabilité, mais porter ce t-shirt lui donne en même temps la force d’une armure. Rikako avait elle une jupe à carreaux rouge et noire et une veste de jeans claire. On aurait pu croire qu’elles faisaient partie d’un groupe de rock si elles avaient des étuis à guitares accrochés sur les épaules. Elle se dirigent vers le quartier de Kabukichō sans entrer dans ses profondeurs, car la live house où elles iront un peu plus tard ne se trouve qu’à sa surface sur la rue Hanamichi. Rikako assiste régulièrement aux concerts du Loft de Shinjuku et a même lié connaissance avec certains groupes se produisant dans cette salle. C’est le cas de Ruka Akatsuki et Minami Tezuka du groupe Atomic Preachers qu’elle a découvert il y a trois ans. Elle avait tellement apprécier le duo vocal et leur manière d’alterner paroles rappées et chantées, qu’elle avait voulu leur communiquer directement son appréciation à la fin du concert. Rikako est le genre de personne à montrer franchement ses sentiments, contrairement à Kei qui reste beaucoup plus réservée et hésitante en toute situation auprès de personnes qu’elle ne connaît pas ou peu. On pourrait croire qu’elle est distante et hautaine. C’est une méprise qui lui joue parfois des tours. Elle ne révèle sa propre nature qu’aux personnes qu’elle connaît bien comme Hikari ou Rikako. Ces amies proches ont des personnalités très différentes d’elle, beaucoup plus communicatives et spontanées. Kei se laisse souvent perdre dans ses propres pensées au point où elle peut se laisser surprendre quand on l’interpèle soudainement. « Tu te souviens, je t’avais déjà parlé de Ruka et Minami ». Kei sursaute légèrement au son de la voix de Rikako, car son regard s’était perdu dans la foule marchant le long des enseignes lumineuses de l’avenue Yasukuni. « Oui, je me souviens que tu m’as parlé de ce groupe qui s’inspirait de Eastern Youth et Number Girl, que tu avais eu comme un choc en voyant le guitariste Ruka sur scène. » Kei révèle un petit sourire sur un coin de ses lèvres car elle sait que Rikako éprouve certains sentiments pour Ruka. « Oui, Mais tu sais que Minami est sa copine depuis qu’ils ont démarré le groupe… Ah! Voilà l’izakaya où je voulais aller ». Rikako change rapidement le sujet de la discussion en arrivant devant un immeuble ressemblant à tous les autres mais qu’elle reconnaît pour y être déjà venue il y a quelques mois.

L’izakaya se trouve au quatrième étage. C’est un petit restaurant sans grande prétention mais Rikako aime son ambiance tamisée et une certaine promiscuité. Une table se libère par chance devant une petite baie vitrée donnant sur l’avenue. « On sera bien là ». Kei acquiesce de la tête mais il faut qu’elle évite que son regard se perdre dans les lumières. Les lumières de la ville attirent sans cesse son regard, mais Rikako est là pour maintenir son intention. Elle parle de leur amie commune Hikari et de son histoire un peu floue avec Masa. Ni l’une ni l’autre n’a une compréhension véritable de la nature de leur relation. Kei évoque ensuite leur court séjour à Hakone et son histoire interrompue avec son collègue de bureau, Tani. Elle hésite quelques instants à révéler la raison de sa prise de distance avec Tani, depuis cette soirée à Shibuya, mais elle garde ces détails pour elle. Rikako a, elle, une vie amoureuse mouvementée et c’est toujours chose compliquée pour Kei de suivre le fil des histoires de son amie. Kei admire son audace, elle aimerait pouvoir faire de même et approcher les gens avec autant d’aisance que Rikako. Rikako était populaire à l’école, ses amies allaient vers elle et elle se portait toujours volontaire pour représenter la classe comme déléguée à la place des autres élèves. C’est une personnalité naturellement positive et son aura gagne les gens qui l’entourent. Encore maintenant, on ne sait par quelle magie les gens viennent naturellement engager une discussion avec Rikako, souvent pour ne rien dire, souvent pour le simple acte de discuter. Kei au contraire a beaucoup de difficultés pour entamer une conversation impromptue avec des inconnus. Elle est souvent en retrait quand Rikako entame une conversation avec des nouvelles personnes, mais elle sait aussi que Rikako ne la mettra pas à l’écart. Elles ont toutes les deux le même âge, mais Kei considère Rikako comme une grande sœur, qui serait juste un peu plus âgée qu’elle et qui serait là pour l’aider à vivre comme une personne normale. Kei se sent même redevable envers Rikako mais celle-ci ne semble pas ressentir ce sentiment de Kei. En contrepartie, Rikako trouve en Kei une personne de confiance envers laquelle elle peut exposer ses problèmes et avoir une opinion raisonnable pour les résoudre. Kei est une oreille attentive, sauf quand elle se laisse happer par les lumières de la ville à travers la baie vitrée d’un izakaya. Avec Rikako, Kei s’exprime sans retenue tout en évitant les sujets de ses peurs. Ce soir, chaque sujet de conversation est entrecoupé d’appels au serveur pour commander quelques brochettes de poulet et de légumes (la spécialité de l’izakaya que Rikako a choisit) et quelques verre de bière. « Oh, il est déjà presque 10h et le concert va bientôt commencer ». En quittant leur table au restaurant, Kei regarde une dernière fois les lumières à travers la baie vitrée. Sa chevelure au carré plus brune que d’habitude se reflète légèrement sur la vitre. J’aurais voulu me perdre un peu plus dans ses lumières, se dit elle à elle-même. Mais, Rikako déjà prête à sortir de l’izakaya la fait sortir de son début de rêve éveillé en l’appelant d’une voix forte qui ressemblait à un cri. Kei reprend immédiatement ses esprits. Personne dans le restaurant ne semble faire attention à cet appel strident de Rikako. L’ambiance dans l’izakaya est bruyante, faite d’éclats de rire soudains et de toutes sortes de tons de voix se mélangeant dans un brouhaha auquel l’oreille finit par s’habituer.

En sortant du restaurant et en refermant la porte, tout devient soudainement silencieux. Rikako a déjà descendu une partie des escaliers en appelant Kei à la rejoindre. Ce silence soudain lui fait entendre sa voix intérieure. Cette voix semble en fait venir de l’étage supérieur dans la cage d’escalier. C’est une voix frêle et difficile à entendre. Kei regarde vers le haut de l’escalier, sombre et aux airs inhospitaliers. Elle hésite à descendre immédiatement car Rikako l’attend en bas, mais quelque chose l’attire vers cette voix qui semble l’appeler depuis la pénombre. En marchant quelques marches et en tendant l’oreille, Kei perçoit quelques mots plus distinctement. « Tu sais que je suis proche… je suis avec toi pour toujours… ». Cette voix de femme lui est familière mais elle n’arrive pas à la reconnaître. Il faudrait qu’elle s’enfonce un peu plus dans la pénombre, juste quelques pas de plus lui permettrait de reconnaître cette voix qui lui semble si familière. Elle ressent dans la noirceur de l’escalier un danger qui l’attire , comme une gueule géante de léopard qui va l’avaler tout d’un coup si elle met un pied de plus en avant. Mais elle se sent prête à avancer un peu plus dans le noir. Elle est comme hypnotisée. « Viens à moi si tu veux savoir… Je te révélerais ce que tu veux savoir… Comment vaincre tes peurs… ». Alors que Kei s’apprête à monter une marche de plus dans la nuit de l’escalier, une main attrape brusquement son bras. « Kei, qu’est ce que tu fais, on va manquer le début du concert. » lui dit Rikako d’une voix un peu agacée. Kei cherche une excuse tout en reprenant ses esprits. « Excuses moi, je cherchais l’ascenseur ». « Dépêches toi, il faut courir jusqu’au Loft avant qu’ils ferment les portes pour le début du concert ». Elles dévalent ensuite les escaliers et commencent leur course effrénée dans les rues de Kabukichō. Cette course les fait même rire, l’alcool aidant peut être un peu. Elles évitent de justesse certains passants se trouvant sur leur course, tout en s’excusant sans convictions. La fraîcheur de cette nuit d’Octobre et cette course inhabituelle font aussitôt sortir Kei de la torpeur de cette cage d’escalier. Elle oublie même ce qui vient juste d’arriver et se laisse emporter par l’enthousiasme de Rikako qui rit à tue-tête. Rikako est capable de cela, ramener Kei sur le chemin d’une vie normale, avec en plus le trait de folie qu’elle ne trouverait pas seule. Dans ces moments là, la compagnie de Rikako devient une évidence et Kei se dit qu’elle aurait du mal à s’en passer, même si elle ne se voient qu’occasionnellement. Chaque rencontre avec Rikako est comme une piqure de rappel qui lui évite de se laisser emporter dans ses tourments.

Elles arrivent devant la porte du Loft deux minutes avant le début du concert, mais Atomic Preachers ne joue pas en premier. Ils sont deuxième sur une liste de trois groupes se produisant ce soir. Le premier groupe joue du rock industriel sous le nom de Die Unknown. « Pas très encourageant comme nom de groupe, tu ne trouves pas? ». Kei ne juge pas avant d’avoir entendu les premières notes de leur premier morceau. La puissance des guitares l’attirent d’abord mais la neutralité de la voix du chanteur la laisse indifférente. Rikako tire Kei par la main en direction de la salle sur la gauche de la scène. Il ne lui faut pas beaucoup d’efforts pour convaincre le staff à l’entrée des coulisses de les faire pénétrer à l’intérieur de la zone réservée aux artistes. Rikako aperçoit Ruka au fond du couloir dans la zone commune. Elle entraîne toujours Kei en la bousculant un peu dans sa précipitation. C’était comme si elle avait perdue toute appréciation du monde qui l’entoure et n’avait d’yeux que pour la personne de Ruka. Il les aperçoit arriver en trombe, non sans cacher son étonnement. « On voulait juste dire bonjour avant que vous commenciez à jouer ce soir. Minami n’est pas là ? », demande Rikako. « Non, elle a décidé de quitter le groupe il y a trois semaines, sur un coup de tête ». Kei remarque tout de suite son regard un peu fuyant comme s’il ne voulait pas donner plus d’explications, mais est surtout étonnée par sa voix plus grave que ce que laisse imaginer son physique plutôt frêle. En fait, plutôt que frêle, il est élancé, se dit Kei en corrigeant elle-même ses pensées. C’est vrai qu’il est plutôt beau et son regard sombre a quelque chose d’attirant. Ruka lève ensuite le regard sur Kei qui n’a pas encore été présentée. Rikako prend tout de suite les devants. « C’est ma meilleure amie Kei. Elle ne parle pas beaucoup au début mais il faut apprendre à la connaître ». Kei ne se sent qu’à peine gênée par cette présentation un peu directe, elle en a l’habitude. Elle penche juste légèrement la tête vers Ruka pour conclure cette présentation. Rikako continue. « Elle n’a peut être pas la même voix que Minami, mais tu sais, Kei est aussi une très bonne chanteuse ». En quelques secondes, Rikako révèle à un inconnu un de ses secrets bien gardés que seule Rikako avait connaissance. Kei se sent un peu gênée en faisant un signe de négation de la main car elle n’a rien d’une chanteuse, mais en même temps, une bouffée de chaleur lui réchauffe tout le corps. Ruka interrompt vite cette proposition en annonçant qu’un replaçant a déjà intégré le groupe depuis une semaine. « C’est une voix masculine atypique, genre falsetto ». Ruka regarde Kei droit dans les yeux comme pour s’excuser de refuser une proposition que Rikako n’avait de toute manière pas clairement énoncée. Ce regard la transperce et elle reste immobile pendant quelques secondes sans donner de réponses. La conversation restera brève car les quatre membres du groupe doivent maintenant se préparer pour leur passage dans quelques minutes. En sortant du local, Rikako ne cache pas son sourire qui ne laisse en général pas indifférent, entraînant de nouveau Kei par le bras. « Il est beau, non? » Chuchote Rikako à son amie d’enfance, en marchant d’un pas rapide dans le couloir des coulisses. Kei garde en tête ce regard sombre qui l’attire. Elle ne s’égare en général pas en commentaires spontanés mais cette fois-ci, il lui faut résister à l’envie de confier son sentiment à Rikako. Alors que la bassiste et compagne de Ruka semble avoir disparu sans de donner de nouvelles, Rikako doit penser avoir le champ libre et Kei n’est pas du genre en s’interposer volontairement entre deux personnes, surtout quand il s’agit de son amie.

Dans la grande salle du Loft, il y a environ 300 personnes amassées dans trois-quarts de la salle. Il fait très sombre et on se voit à peine. Rikako tient Kei par la main alors qu’elles essaient de s’approcher au plus près de la scène, parfois en jouant des coudes pour se frayer un chemin. Il y a de nombreux fans formant une barrière impénétrable, mais elles sont désormais assez proches pour pouvoir distinguer Ruka et les trois autres membres du groupe. Sans présentation, Atomic Preachers démarre leur set par un de leurs morceaux les plus connus « behind the red brick wall ». Ruka chante en anglais, qu’il maitrise naturellement en raison des origines anglaises de sa mère. Il démarre souvent ses morceaux par scander une phrase qui reviendra ensuite régulièrement comme un point d’accroche dans le morceau. Il y a une sorte de rage dans ses mots et sa manière de chanter qui déchaîne une partie de la foule. Rikako fait tout de suite corps avec ce mouvement de foule, en sautillant sur place, en levant le poing et en scandant quelques paroles du morceau en même temps que la foule. Kei reste beaucoup plus concentrée sur la musique qu’elle écoute. Elle ne se laisse pas déborder par les vagues de cette marée humaine qui l’entoure. La musique lui permet de s’extraire de ce lieu, mais pas d’une manière physique. Elle reste forte devant les mouvements de cette foule qui la bouscule involontairement, prise par le rythme du morceau. Elle s’imprègne de cette musique d’une manière tout à fait différente des autres. C’est comme si cette musique venait créer une réaction chimique dans son cerveau qui la ferait entrer dans un nouvel état d’être. Kei connaît également très bien ce premier morceau de leur deuxième album sorti un peu plus tôt cette année. Elle l’a souvent écouté dans son petit appartement de Kichijōji. C’est par contre la première fois qu’elle associe cette voix à ce regard sombre qui l’attire. Elle hésite à le regarder encore, car elle aura du mal à s’en défaire. Elle a l’impression qu’il pourrait lire dans ces pensées les sentiments les plus inavouables. Rikako, qui lui tient toujours la main, tire Kei d’un coup un peu plus fort et hors de rythme, la sortant de son état second. « C’est génial, non! ». Oui, le groupe sait clairement comment faire bouger les foules, mais en même temps, Kei perçoit comme une détresse dans les paroles de Ruka, certainement dû à sa manière de les chanter comme une complainte. Après quelques morceaux dans la même veine, Atomic Preachers entame une reprise de « She’s Lost Control » mais dans une version plus rapide et accentuant les guitares. Les yeux de Kei s’écarquillent en entendant les premières notes du morceau. Même modifiées, les sonorités de ce morceau qu’elle a écouté le soir d’avant la plongent soudainement dans un état de concentration intense. Son regard se fige sur la scène et tout le reste devient flou, même les mouvements de la foule qui l’entoure et qui la bousculait jusqu’à maintenant, même la présence de son amie Rikako à ses côtés. Elle est désormais seule devant la scène éprise de ce regard sombre qui la fixe maintenant obstinément. Ces sons arrivent jusqu’à elle comme si ils empruntaient une autoroute directe jusqu’à son cerveau. « Highway to your skull », pense t’elle sans le savoir. Elle se sent paralysée mais n’éprouve aucune gêne ni douleur. Elle reste immobile, seule dans la salle de concert désormais remplie d’obscurité. Elle distingue toujours les sonorités musicales mais celles-ci deviennent de plus en plus floues à mesure qu’elle s’enfonce dans ce monde obscur. Un point lumineux s’approche soudainement d’elle. Il s’agit d’abord d’une petite lumière mais elle grandit progressivement et ses contours se font de plus en plus précis à mesure qu’elle s’approche de Kei. Sans qu’elle s’en rende compte, Rikako se tient maintenant près d’elle sans dire un seul mot. Kei comprend d’elle-même que les paroles ne sont pas nécessaires dans ce monde. Le spectre devient désormais plus clair. C’est le visage de sa mère disparue apparaissant désormais distinctement. Au fond d’elle-même, Kei le savait déjà depuis qu’elle a entendu sa voix un peu plus tôt dans la soirée dans la cage d’escalier du restaurant. Son regard est lointain et Kei ne parvient pas à l’attirer vers le sien. Ses lèvres s’ouvrent doucement sans émettre un son, mais petit à petit, on devine qu’elle entonne une chanson pour enfants, celle où il faut traverser un passage avant que celui-ci se referme. « C’est la chanson tōryanse qu’elle me chantait quand j’étais petite lorsque l’on jouait dans le parc de Nakata ». « Il fallait que je traverse très vite le petit tunnel en forme de train avant que la chanson ne s’arrête, sinon je serais enfermée pour toujours ». Alors que ses souvenirs de petite enfance lui reviennent en tête, une forme très imparfaite de tunnel se dessine devant elle. N’écoutant que son instinct, elle s’enfonce dans ce tunnel vers un point de lumière lui donnant une direction. Il faut absolument qu’elle traverse ce tunnel avant que la chanson se termine ou quelque chose de terrible va se produire. Elle en est sûre et certaine, mais dans sa précipitation, elle a laissé son amie Rikako à l’arrière. Elle tente de crier de toutes ses forces vers Rikako restée immobile les yeux dans le vide à l’entrée du tunnel, mais les mots ne sortent pas. Le visage de Kei se déforme sous ses cris. « Rikako, dépêches toi! Il faut sortir avant qu’on nous enferme. Rikako! ». Le temps presse, que faire. Elle n’a pas le temps de revenir en arrière, il lui faut avancer dans ce tunnel avant qu’il ne soit trop tard.

Kei revient finalement à ses esprits, allongée sur deux chaises au fond de la salle du Loft. Une fille un peu plus jeune qu’elle lui tend un verre d’eau en criant en direction du bar. « Shinya, pas besoin d’appeler l’ambulance, elle a repris conscience ». « Ça va mieux? » lui demande la fille en présumant déjà que ça soit le cas. « Vous avez au moins repris des couleurs, vous étiez blanche comme un fantôme ». Kei fait un signe de la tête pour la rassurer. « Qu’est ce qui m’est arrivé? » demande péniblement Kei dans le bruit de la salle. Ce n’est plus le groupe de Ruka qui joue, Kei est en mesure de s’en rendre compte. « Vous avez perdue connaissance pendant le deuxième groupe, et une personne vous a porté jusqu’au fond de la salle. C’est certainement la chaleur de la salle, on a quelques problèmes d’air conditionné depuis hier ». Était ce Rikako qui l’a amené jusqu’aux chaises du fond de la salle? Kei n’en a aucun souvenir et Rikako n’est pas près d’elle. « Où est Rikako? » se demande t’elle à elle-même. « Vous savez où est mon amie Rikako? ». « Non, vous savez, je ne connais pas tout le monde ici, mais personne ne s’est approché pendant votre perte de connaissance, à part l’homme qui vous a amené ici près du bar ». « Vous avez l’air d’aller beaucoup mieux, je vous laisse assise là car Shinya m’attend au bar. Appelez-moi si vous avez besoin de quelque chose ». Kei, le verre d’eau à la main, assise sur une des chaises près du bar, reste confuse sur ce qui lui est arrivé. Elle se souvient de Ruka qui jouait des morceaux plein d’énergie avec son groupe. Elle voit Rikako à côté d’elle, le sourire aux lèvres en sautant sur place. Les images se brouillent ensuite. Peut être que Rikako est déjà dans les coulisses avec Ruka. Elle se lève doucement en faisant un signe de la main à la fille du bar pour lui indiquer que ça va mieux. A l’entrée des coulisses, le même garde la reconnaît et lui ouvre la porte sans qu’elle ait besoin de dire un mot. Elle reconnaît le bassiste au fond du couloir, et Ruka assis à une petite table, le visage baissé sur son smartphone. Il lève la tête en voyant Kei franchir le pas de la porte de la pièce commune. « Eh, Kei, c’est bien ça? ». « Oui. Je cherche Rikako, est elle passée ici? ». Kei en vient tout de suite au sujet qui l’intéresse, d’une manière un peu brusque qui ne semble pas perturber Ruka pour autant. « Non, je ne l’ai pas vu depuis tout à l’heure avant le concert ». Il demande également au bassiste à côté qui n’a pas non plus aperçu Rikako dans la salle de concert. Kei a du mal à cacher son inquiétude. « Elle est certainement sortie prendre l’air, il fait une chaleur difficile à supporter ce soir. Je l’ai déjà dit au régisseur ». Cette hypothèse semble plus que probable vu ce qui lui est arrivé un peu plus tôt, Rikako est peut être sortie avant que je perde connaissance, sans que je m’en rende compte. « J’aime bien ce t-shirt au fait » lui dit Ruka. « J’ai le même en fait. J’aime beaucoup Joy Division. On faisait même des reprises de cet album et de Closer il y a quelques années, mais je me suis rendu compte que je n’arriverais jamais à égaler l’intensité dramatique de Curtis. J’ai arrêté, du moins devant un public ». Kei comprend très bien ce qu’il veut dire. Bien qu’elle aurait voulu parler un peu plus avec Ruka en temps normal, elle reste préoccupée par Rikako. Ruka s’en rend compte et lui suggère une nouvelle fois d’aller voir à l’entrée du Loft. « Donnes moi ton numéro, je te contacterais si elle me donne des nouvelles ». Kei n’est pas vraiment persuadée que Rikako contactera Ruka avant elle, mais autant ne négliger aucune possibilité. Kei sort ensuite de la salle commune vers l’entrée principale. Ruka la regarde avec insistance alors qu’elle quitte la pièce, mais Kei ne s’en rend pas compte. Sans le savoir, Kei irradie la pièce. C’est peut être parce qu’elle semble être détachée des choses de ce monde que Ruka voit naître en lui une sorte de fascination. Il lui vient l’envie d’écrire sur cette fille aux cheveux noirs et aux boots montantes Dr.Martens, cette fille à la beauté mystérieuse, cette fille qui cherche son amie dans les rues dangereuses de Kabukichō. Sans s’en rendre compte, Ruka se met à fredonner Kabukichō no Joō.

Au moment de sortir de la salle de concert, Kei décide de vérifier une dernière fois si Rikako s’y trouve. Le troisième groupe a déjà terminé et la foule s’est déjà grandement dissipée de telle sorte que Kei peut maintenant inspecter des yeux chaque personne restante l’une après l’autre. Les lumières de la grande salle se sont finalement allumées, facilitant sa recherche mais aucune trace de Rikako. Elle se précipite ensuite à l’extérieur en forçant aimablement le passage dans l’escalier remontant à la surface de la rue. Il y une vingtaine de personnes réunies devant l’entrée du Loft. Marcher autour du building ne lui permet pas de trouver une piste qui pourrait l’aider. Que faire? Essayez de l’appeler. En ouvrant LINE sur son smartphone au nom de son amie, elle constate avec un certain étonnement qu’un message lui est laissée. Cette petite lueur d’espoir se transforme très vite en incompréhension. Un message énigmatique est laissé par Rikako. « J’ai vu le tunnel se refermer devant moi et il était trop tard. Excuses moi Kei, j’ai trouvé une autre voie qui me sépare de toi ». Kei est soudainement prise d’une sueur froide. Que veut bien dire son message ? Qu’est ce que ce tunnel qui se referme ? Pourquoi est elle partie sans prévenir ? Les questions se bousculent dans sa tête et lui font perdre l’équilibre. Elle pose un genoux à terre abîmant son collant noir et fait tomber son téléphone sur le bord du trottoir. « Reprends toi, Kei ». Cet iPhone est le seul lien possible qu’elle garde avec Rikako. Elle le saisit aussitôt et tente d’appeler Rikako. Elle laisse sonner une dizaine de fois dans le vide, mais Rikako ne répond pas. Plusieurs essais n’y changent rien, Rikako a disparu sans laisser de trace, à part ce message mystérieux envoyé il y a 45 minutes alors qu’elles étaient toutes les deux dans la salle de concert à écouter le rock agressif d’Atomic Preachers. Kei se sent perdue, ne sachant quoi faire. Peut être devrait elle laisser un signalement à la police, au kōban de Kabukichō juste à côté. L’agent qu’elle a devant elle l’écoute d’un air distrait, regardant sans arrêt un groupe de trois hôtesses de club s’écriant bruyamment de l’autre côté de la rue. Kei lui montre une photo de Rikako qu’elle a sur son smartphone et écrit sa déposition sur une petite feuille pré-formatée en laissant son numéro de téléphone. On l’appellera s’il y a du nouveau lui dit on d’un ton systématique qui veut dire ‘J’en ai vu bien d’autres, ici c’est Kabukichō, les gens disparaissent parfois mais ils finissent toujours par réapparaître et rentrer chez eux quand leurs porte-monnaies sont à sec’. Elle ne peut rien faire de plus ici. Elle tente de lui laisser un message sur LINE, mais sans réponse. Kei ressent une grande solitude qui l’envahit. Elle ne peut plus supporter cet endroit, il faut qu’elle parte vite d’ici. La rue autour d’elle devient oppressante, elle a l’impression qu’elle se referme sur elle petit à petit. Il faut marcher vite jusqu’à l’avenue Yasukuni avant qu’elle ne se retrouve enfermée dans ce monde hostile. Pourquoi suis je venu ici ? Où est Hikari ? J’ai tant besoin d’elle. Dans toute la confusion qui envahit son esprit, elle marche sans arrêt vers la gare de Shinjuku, parmi la foule qui veut aussi prendre le dernier train. La foule humaine l’entraine lorsqu’elle s’approche de la porte Est de la gare. Elle n’a pas la force de contrer ce mouvement et ses pas suivent mécaniquement ceux des autres. Il faut que je me sorte de ce torrent, je me noie. Alors qu’elle perd pied dans le flot qui l’entraine, une main lui attrape le bras de justesse. Une douceur soudaine lui réchauffe une partie du corps. « Cette main m’est familière » se dit Kei. Hikari se tient devant elle dans un halo de lumière. C’est du moins la manière dont Kei entrevoie d’abord Hikari au moment où elle se libère finalement de la foule. « Kei, je t’attendais mais j’ai failli te manquer. Tu marchais les yeux fixes sans regarder autour de toi. Il s’est encore passé quelque chose d’imprévu, n’est ce pas? ». Kei n’a plus les forces d’expliquer ce qui s’est passé à Hikari mais elle ressent que ce n’est de toute façon pas vraiment nécessaire. Hikari saisit une nouvelle fois Kei par la main et l’entraine à l’intérieur de la station. La ligne Chuo qui les ramènera à Kichijōji vient d’entrer en gare. Il est presque minuit et demi, et Kei est prise d’une immense fatigue. Au côté d’Hikari, elle relâche toutes ses gardes. Sur la banquette du wagon, elle s’endort doucement sur les genoux d’Hikari. Elle lui touche doucement les cheveux pour corriger ses lignes. Chaque mouvement de main semble lui éclaircir sa chevelure et sa noirceur ne semble déjà être qu’un lointain souvenir. Rien ne semble être en mesure de la réveiller, mais cette nuit encore, Kei ne pourra pas dormir seule.

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