Ces photographies sont des petits instants de rues, certes très classiques sur Made in Tokyo. J’aime prendre ce genre de photographies de rues sans thèmes précis, seulement des détails qui ont attiré mon oeil à un moment donné. Ce sont parfois les plantes posées devant les immeubles, ou les couleurs de certains bâtiments qui me font m’arrêter pendant quelques secondes. Les photographies suivent le rythme de ma marche et il est rare que je revienne sur mes pas pour prendre une photo que j’aurais manqué quand mon pas est trop rapide. L’acte de marcher est en fait plus important que l’acte de photographier. Si je manque une photographie cette fois-ci, je la prendrais un autre jour. J’ai d’ailleurs déjà pris en photo certains lieux montrés ci-dessus comme les immeubles rectilignes de l’avant-dernière photographie. Le léger écart (隙間) qu’on devine entre les deux barres d’immeubles m’attire. On a l’impression que ces deux constructions sont en mesure de glisser l’une sur l’autre comme des plaques tectoniques.
J’écoute intensément depuis quelques jours l’album A love supreme de John Coltrane enregistré en Décembre 1964 et sorti en Janvier 1965. Intensément car le saxophone de Coltrane, inscrit dans un quartet, opère comme une sorte d’addiction qui me fait revenir sans cesse vers cet album. Je suis complètement néophyte en Jazz mais je ne suis pas pour autant réfractaire au genre. Je pense que je ne sais tout simplement pas par où commencer. J’ai toujours eu le sentiment que je me mettrais à écouter et apprécier le jazz quand je serais plus âgé et que j’ai encore du temps devant moi. Mon attirance est plutôt pour les formes atypiques du free jazz, qui est la tendance vers laquelle se dirige la musique de Coltrane. Il y a quelque chose de magnétique dans les sonorités non évidentes de saxophone et une grande liberté harmonique qui viennent gentiment pénétrer tous les recoins de mes neurones. Il se trouve que l’album A love supreme est un grand classique du Jazz, ce qui me donne envie de continuer à chercher un peu plus dans cette direction (toute recommandation est bienvenue). On peut se demander pourquoi cette bifurcation inattendue vers cet album de jazz? Un article de Pitchfork couvrant cet album est en fait tombé sous mes yeux de manière inattendue alors que je naviguais dans les flux de Twitter ou d’Instagram. À chaque fois que je lis un roman de Haruki Murakami, il nous parle discrètement mais systématiquement de jazz avec des noms de formations que je ne connais jamais. Je me dis à chaque fois que je devrais essayer d’explorer ce qu’il nous conseille dans ses livres, mais il m’a toujours manqué un déclencheur. Le déclenchement aurait pu être le film Whiplash de Damien Chazelle, que j’adore non seulement pour les interprétations de JK Simmons et Miles Teller mais aussi pour l’interprétation musicale notamment le final tout simplement grandiose. C’est un film que je regarde régulièrement, au moins une fois par an, et je m’y suis remis cette semaine encore. Mais le véritable déclencheur de mon écoute de A love supreme est l’association des deux images ci-dessous.
En lisant l’article de Pitchfork sur A love supreme de John Coltrane et en voyant la pochette de l’album, je me suis rappelé du rapprochement évident avec la couverture du morceau A life supreme (至上の人生) de Sheena Ringo, sorti en single accompagné du morceau To Rock Bottom (どん底まで) en Janvier 2015 (soit exactement 50 ans plus tard), et qu’on retrouvera ensuite sur l’album Sandokushi (三毒史) sorti quatre ans plus tard. Le style musical de ces morceaux de Sheena Ringo n’a absolument rien à voir avec le jazz de Coltrane, car les morceaux de Sheena sont résolument rock. Mais on remarque clairement que la typographie et le cadrage des mots, ainsi que le titre anglais, font directement référence à cet album de Coltrane. Je ne connais pas la raison exacte de ce rapprochement. En repensant au morceau Flight JL005 (JL005便で) sorti l’année d’avant en 2014 sur l’album Hi Izuru Tokoro (日出処), je me souviens qu’il lui avait été inspiré par le vol JL005 reliant l’aéroport international de Tokyo et l’aéroport international John F. Kennedy à New York. J’imagine que cette influence américaine a aussi gagné ce single A life supreme. Ses influences musicales sont assez vastes mais je n’ai jamais vu John Coltrane clairement mentionné. Ceci étant dit, je ne pense pas que la photographie de couverture montre une rue enneigée de New York. Les photographies accompagnant le single ont été prises par la photographe japonaise basée à Paris, Shimmura Mari (新村真理), et je pense donc qu’il s’agit plutôt de Paris. Le site web de la photographe ne le précise malheureusement pas. D’autres photographies de nature, superbes d’ailleurs, à l’intérieur du livret sont plutôt prises en Croatie.
C’est intéressant d’ailleurs de voir que cet album de John Coltrane peut être source de diverses inspirations. Pitchfork publiait également un article sur une vidéo de skateboard en noir et blanc de 1995 réalisée par l’artiste Thomas Campbell et prenant le même titre que l’album de Coltrane. Les deux premiers morceaux des quatre mouvements de l’album sont d’ailleurs joués en accompagnement. Cette vidéo est commanditée par la marque de street wear Supreme. Bien que je n’ai aucune affinité pour cette marque, j’ai toujours eu une certaine attirance pour l’esthétique DIY du monde du skateboard. En fait, je pense que j’aime surtout la manière dont les skateboarders s’approprient l’univers urbain, à la limite de l’interdit. Le petit film ne se concentre d’ailleurs pas seulement sur les scènes de skateboard et montre de nombreuses scènes de rues comme un documentaire du New York des années 90. La musique pousse même à une certaine méditation.