Il n’aura fallu qu’un petit geste d’inattention pour me permettre d’ouvrir la porte grillagée. Un nouveau monde s’ouvre à moi derrière cette porte. Je l’ai certes longtemps observé en tournant en rond dans l’espace réduit qui m’était accordé, mais cette fois-ci, il est bien là devant moi, ce monde ouvert et intimidant. Partir vers l’inconnu veut aussi dire aller à la rencontre de divers dangers. Est-ce que ça en vaut vraiment la peine? Ce n’est même plus sujet à discussion car l’évidence s’impose à moi sans avoir besoin d’y réfléchir pour se décider. L’occasion ne se représentera sans doute jamais. Il ne reste plus qu’à s’élancer, fermer les yeux en traversant le seuil vers le grand vide, mais en les ouvrant aussi vite pour ne rien manquer du spectacle. Ces premières images de liberté vont certainement rester graver dans ma mémoire pour toujours. Je vois d’abord mon objectif, la porte vitrée à moitié ouverte car les beaux jours sont déjà de retour, puis la frontière du balcon, puis la rue étroite qui serpente entre des maisons de bas étages, puis enfin la grande avenue qui me donne enfin cette impression de liberté tant attendue. Il fait bon virevolter près des lignes de chemins de fer en se laissant aspirer puis repousser par le souffle des trains qui filent à toute vitesse. On peut piquer pour frôler les parois des buildings et s’approcher ensuite au plus près des objets du décor urbain. On ne se lasse pas du spectacle.
Le nouvel album de DJ KRUSH a quelque chose d’aérien qui m’inspire en partie le texte ci-dessus, surtout le deuxième morceau Shoushouka (想翔花) et Ringeki (凛撃) concluant l’album, qui sont à la fois sombres et planants comme un condor majestueux volant lentement entre d’immenses buildings labyrinthiques. Le billet de mahl m’avait conduit jusqu’à cet album que j’aurais sinon très certainement manqué. J’aime pourtant les compositions hip-hop et électroniques de DJ KRUSH mais j’avais perdu de vue sa musique depuis de très nombreuses années (depuis son album Code 4109 sorti en 2000). Je me suis donc lancé dans l’écoute de cet album intitulé Saisei (再生), sorti le 21 Février 2024, sans attente particulière mais avec une curiosité certaine. Le billet de mahl m’avait d’abord amené à écouter le morceau Hamaya (破魔矢) avec le rappeur Jinmenusagi, qui s’avère être un des meilleurs morceaux de l’album, notamment pour un passage au flot particulièrement fluide au milieu du morceau. Ce passage ressemblant à un chant religieux bouddhiste accéléré s’accorde vraiment bien avec les nappes musicales apportées par DJ KRUSH qui constituent une sorte de sas d’énergie permettant à Jinmenusagi de s’exprimer avec une dextérité semblant décuplée (un peu comme un coup spécial final dans un jeu vidéo de combat). Il y a comme un alignement de planètes à ce moment particulier du morceau. Et Hamaya est excellemment bien entouré par l’atmosphérique Meiryukyou (命流響) et le quelque peu oppressant Himeibu (飛明舞). On y devine des ambiances nocturnes et un brin spirituelles. J’ai vu à ce propos que DJ KRUSH utilise parfois des décors de temples pour se produire, ce qui est d’ailleurs le cas du morceau Hamaya que je mentionnais plus haut. C’était également le cas pour un long set joué dans le temple Daichuji (大中寺) dans la ville de Numazu dans la préfecture de Shizuoka lors d’un évènement appelé Muso Culture Festival en 2021 (je vois d’ailleurs qu’Ermhoi y chantait). On trouve dans l’album Saisei une ambiance à la fois urbaine et industrielle, car on y entend toutes sortes de sons d’objets métalliques, de sirènes soudaines comme sur l’excellent Kimei (奇迷) nous faisant évoluer dans un milieu inhospitalier. On trouve assez clairement dans cet album un sentiment d’urgence, ce qui fait plaisir à entendre pour un artiste chevronné qui pourrait souhaiter aller vers des terrains plus apaisés. Je trouve quelques morceaux un peu plus faibles (quoique) mais l’ensemble est très prenant, surtout la deuxième partie de l’album. J’ai plaisir à retrouver le rap de Chinza DOPENESS (鎮座DOPENESS) sur le huitième morceau Gouryu (合流) qui compte également parmi ceux que je préfère de l’album. Comme sur d’autres morceaux impliquant Chinza DOPENESS dont j’ai déjà parlé dans des billets précédents, je trouve à chaque fois un aspect très ludique à sa voix rappée, qui vient donner un peu de souffle au milieu de l’album avant de repartir vers des terrains plus sombres. La grande majorité des morceaux sont instrumentaux et DJ KRUSH vient souvent incruster des motifs électroniques lumineux sur cet environnement sonore des plus obscurs. Le morceau Shien (志遠) est un bon exemple de cela. Même s’il y a quelques morceaux que j’aime moins comme Yugure (遊暮) rappé par un certain D.O, l’ensemble de l’album s’écoutant d’une traite a une grande consistance et on se laisse entraîner dans cette écoute sans décrocher une seconde.
Parler de musique dans les temples me rappelle que nous avons récemment été écouter des groupes ou formations musicales dans deux temples différents de Tokyo. Les hasards du calendrier ont voulu que ça soit deux week-ends de suite. Le style était certes très différent des sons électroniques et hip-hop de DJ KRUSH, car il s’agissait de jazz mélangé à du théâtre Kyōgen (狂言) au temple Tengenji (天現寺) près d’Hiroo et d’un quintuor de violoncelles au temple Shōrinji (勝林寺) à Matsubara dans l’arrondissement de Setagaya. Les quelques photos ci-dessus sont prises à l’intérieur du hall du temple Tengenji qui n’est normalement pas ouvert aux visites publiques.