drifting through the underworld

J’avance comme une ombre dans la foule tokyoïte. On ne l’aperçoit pas mais on la devine fortement. Sa présence pesante et inévitable donne envie de se retourner brusquement pour la surprendre, mais on se retient au dernier moment par peur d’y voir la partie cachée de nous-mêmes, celle que l’on garde enfouie au plus profond de notre être et qui ne se dévoile qu’au paroxysme de nos peurs. Je tente de saisir ces ombres en me noyant dans la foule. Elles sont présentes, on les ressent, mais elles nous filent entre les doigts lorsqu’on croit les saisir. Je pensais bien que la photographie m’aiderait à les capturer pour ensuite les observer pendant de longues minutes. Ces ombres piègent à l’intérieur d’elles-mêmes toutes sortes de souffrances, celles que l’on refoule au fond de notre cœur mais qui ne disparaissent jamais vraiment. Elles nous suivent à la trace et ne nous quittent jamais. Même si on les avait oublié, elles sont toujours présentes, prêtes surgir et à nous sauter à la figure. Mieux ne vaut pas se retourner et aller de l’avant, en forçant le pas dans la foule pour essayer de les perdre en route. Quand le soir arrive, les ombres et les souffrances s’amenuisent. On goûte à une plénitude réparatrice jusqu’à ce que les fantômes de la nuit viennent nous traquer. Mon cœur trouve la paix sous le clair de lune, au treizième étage d’un building en cours d’abandon en plein milieu de la ville. Derrière une baie vitrée sans vitrages, je regarde la lune qui m’irradie doucement de sa lumière douce. Il n’y a aucun bruit sauf ceux de ma respiration. Je me concentre sur le flux qui pénètre au plus profond de mon corps, jusqu’à perdre contact avec la réalité des choses qui m’entourent. A ce moment là seulement, les ombres et les fantômes s’accordent à me laisser en paix.

Cette lumière de lune au treizième étage qui m’inspire le texte imaginaire ci-dessus provient également du titre du quatorzième album du groupe de rock japonais Buck-Tick, Jūsankai ha Gekkō (十三階は月光) qu’on peut traduire par « 13ème étage avec la lumière de la lune ». Depuis le duo de Sheena Ringo avec Atsushi Sakurai (櫻井敦司), le chanteur de Buck-Tick, sur le morceau Kakeochisha (駆け落ち者 – Elopers) de l’album Sandokushi (三毒史) sorti en 2019, la musique de Buck-Tick rôdait autour de moi dans l’ombre, comme un loup prêt à sauter sur sa proie, profitant d’un moment de faiblesse. Après quelques hésitations préalables, j’ai finalement laissé le loup entrer dans la bergerie et je n’en suis pas déçu. Buck-Tick est un groupe fondé en 1983 et originaire de la préfecture de Gunma. Buck-Tick a la particularité d’être toujours actif et de ne pas avoir changé de membres tout au long de leur longue carrière et leur vingt-deux albums. Le groupe se compose de 5 membres: Atsushi Sakurai (櫻井敦司) au chant, Hisashi Imai (今井寿) et Hidehiko Hoshino (星野英彦) aux guitares, Yutaka Higuchi (樋口豊) à la basse et Yagami Toll (ヤガミトール) à la batterie. On leur attribue avec X-Japan d’être un des groupes fondateurs du style Visual Kei, pour lequel j’ai d’ailleurs quelques atomes crochus. Je n’entrais donc pas totalement dans un monde hostile car je savais à quoi m’attendre. Les styles du groupe ont évolué au fur et à mesure des années, passant par le punk rock, le rock industriel ou encore le gothique. Parmi les vingt-deux albums du groupe, c’était difficile de choisir par lequel commencer. Après quelques recherches sur internet en lisant des revues des albums, notamment celles de Sputnikmusic, je me décide pour celui que l’on dit embrasser pleinement le style gothique, ce qui me semble d’ailleurs être le plus adapté au Visual Kei. Je me lance donc dans la découverte de Buck-Tick par Jūsankai ha Gekkō. Je retrouve rapidement sur cet album le romantisme sombre que j’ai pu écouter et apprécier sur d’autres groupes rock japonais, LUNA SEA en particulier. Jūsankai ha Gekkō est un album concept composé de 18 morceaux incluant quelques interludes marquant les différents actes de ce théâtre musical d’épouvante. La composition musicale et les paroles sont sombres et seront certainement déconcertantes pour le néophyte qui n’est pas prêt à s’aventurer dans ce manoir aux multiples sons étranges. L’album est d’une beauté indescriptible qui s’écoute comme un tout, avec ces moments de rage, comme le quatrième morceau Cabaret, d’autres beaucoup plus épiques comme 夢魔-The Nightmare, d’autres encore beaucoup plus fantaisistes comme celui intitulé Seraphim. Les ambiances des morceaux de l’album diffèrent mais on y retrouve la même flamboyance, exacerbée par la présence vocale charismatique d’Atsushi Sakurai. Si musicalement, les compositions sont excellemment maîtrisées mélangeant les approches symphoniques et l’agressivité des guitares, c’est la voix émotionnellement dense, hantée et pleine de tension de Sakurai qui nous saisit de sa présence. Le morceau Passion en est un très bon exemple, et est assez typique de cet album. On peut entrer dans cet univers sombre avec un peu d’hésitation, mais il est ensuite difficile d’en sortir en cours de route car chaque morceau possède ses accroches mélodiques qui ne nous laissent pas nous s’échapper aussi facilement. Outre ceux cités ci-dessus, les morceaux Romance (Incubo) et Gesshoku (月蝕) font aussi partie de ceux que je préfère sur Jūsankai ha Gekkō, mais il est de toute façon difficile de les imaginer extraits des morceaux qui les entourent, cet album se concevant dans son ensemble comme une expérience musicale.

along the expressway

L’autoroute Metropolitan Expressway Route No.2 Meguro Line borde le grand parc de l’Institute For Nature Study à Meguro, qui contient dans son enceinte le Teien Art Museum. Le parc ressemble plutôt à une forêt laissée à elle-même, sauf pour la surface entourant le musée Teien qui est par contre très bien entretenue. Le parc-forêt est ouvert au public et permet de s’échapper des bruits de la ville pourtant proche. L’autoroute No.2 qui borde le parc se situe à l’étage, bordée elle-même de plaques de métal blanches tracées d’une ligne bleue interrompue. On s’engouffre souvent, au moins deux fois par week-end, dans le tunnel passant sous l’autoroute et bordant également le parc-forêt. À chaque passage, on renforce un peu plus la frontière entre l’espace urbain et le naturel envahissant de la forêt qui voudrait certainement reprendre ses droits. Si aucune voiture ne passait ici pendant de nombreuses années, la nature reprendrait pour sûr le dessus et viendrait envahir petit à petit cette autoroute et ce tunnel jusqu’à ce qu’ils deviennent inutilisables. J’imagine les racines de la forêt pousser petit à petit les remparts de l’autoroute, créer des fissures pour y laisser s’échapper d’autres racines qui viendraient faire éclater les parois de béton et l’asphalte des routes. Une barrière naturelle se créerait au milieu du tunnel et viendrait s’étendre vers les entrées et sorties à la recherche de la lumière. Cette autoroute et ce tunnel ne seraient bientôt qu’un lointain souvenir. On mettrait une petite plaque explicative à l’entrée des ruines du tunnel pour ne pas oublier l’urbanisme passé de ces lieux.

Au hasard d’une marche urbaine, je découvre la maison Tsuchiura conçue en 1935 par l’architecte Kameki Tsuchiura, disciple de l’architecte américain Frank Lloyd Wright. Une petite plaque explicative devant l’entrée de la maison nous explique qu’il s’agit d’une propriété culturelle tangible. Cette maison est donc un lieu protégé et elle est également référencée par la branche japonaise de l’association Docomomo qui liste les créations d’architecture moderne qu’on se doit de protéger pour leur importance culturelle. Cette maison est une des premières maisons d’architecture moderne construite au Japon. Tsuchiura l’a construite pour lui-même et son épouse. Elle se compose de deux étages avec deux chambres et un bureau à l’étage et la partie salle à manger, cuisine et salon au rez-de-chaussée. La salle de bain est au sous-sol. Cette maison, avec une structure en bois et des revêtements entièrement peints de couleur blanche, a une apparence extérieure simple. Mais l’espace ouvert à l’intérieur pour la partie salon avec une grande baie vitrée donnant sur le jardin est beaucoup plus intéressant. Un escalier intérieur nous amène à un demi-étage qui donne ensuite, dans une progression fluide, accès aux chambres au deuxième étage avec des ouvertures donnant sur l’espace ouvert du salon. Ce design intérieur et cette composition de l’espace en séquences étaient une nouveauté au Japon à cette époque. Le mobilier intérieur choisi par l’architecte était aussi d’inspiration moderniste. On le note également dans le design de la rampe d’escalier. Les quelques photographies en noir et blanc ci-dessus donnent une bonne idée de cet agencement intérieur. On peut également voir quelques photos plus récentes de l’intérieur sur le site du magazine Domus. La maison était en vente en 2016 mais a trouvé preneur. Elle se situe dans l’arrondissement de Shinagawa, mais elle est assez proche de Yebisu Garden Place. Située dans un quartier résidentiel de Kamiosaki derrière une grande résidence construite récemment, elle n’est pas facile à trouver. Je ne la cherchais pas mais mon intuition m’y a amené.

Je reviens ensuite vers Yebisu Garden Place en passant devant la grande place couverte d’un gigantesque arche d’acier et de verre. Ça faisait plusieurs mois que je n’étais pas passé ici. Je ne m’attarde en général pas à prendre le château français du restaurant Robuchon en photo car je l’ai déjà pris et montré maintes fois sur ce blog. Mais cette fois-ci, la lumière qui éclairait le château a attiré mon regard photographique. Sous cette perpective, il vient se cadrer parfaitement sous l’arche de verre. La démesure de l’endroit, dont la construction fut achevée en 1994 après l’éclatement de la bulle économique, m’étonne encore maintenant, notamment en hiver lorsque le gigantesque chandelier Baccarat est de sortie sur la place.

Je termine ma marche matinale en allant acheter du pain à la boulangerie Kobeya Kitchen du Department Store Atre de la gare d’Ebisu. Avec l’air sec de l’hiver, mes mains ont tendance à s’assécher ce qui crée parfois des cicatrices. J’avais déjà un pansement à une main mais un des doigts de mon autre main se met à saigner légèrement sans que je m’en rende compte, au moment où je m’apprêtais à payer mon pain. La jeune vendeuse de Kobeya l’avait apparemment remarqué et s’eclipse brièvement à l’arrière pour dénicher un petit pansement bleu qu’elle me propose ensuite gentiment. Je suis à la fois surpris et un peu gêné, d’autant plus qu’elle me demande de prendre mon temps pour l’appliquer sur mon doigt. C’était une charmante attention qu’on ne verrait certainement pas ailleurs. Ce genre de petite anecdote n’est à mon avis pas fréquente, ce qui m’a donné l’envie de l’écrire ici.

Difficile de passer à côté du nouveau single de Utada Hikaru, One Last Kiss, sorti récemment en parallèle au nouveau film d’animation de la série Evangelion, intitulé Evangelion: 3.0+1.0 Thrice Upon a Time. Ce morceau en est un des thèmes musicaux. En fait, on aurait tord de passer à côté de ce nouveau single tant il est bon. Je suis toujours épaté par la manière dont Hikki arrive à écrire des morceaux immédiatement accrocheurs qui ont en même temps une composition musicale intéressante, ce qui fait qu’on ne se lasse pas de les écouter même après de nombreuses écoutes. Il est le fruit d’une collaboration avec le producteur électronique AG Cook que je ne connaissais pas (car il s’est fait connaître pour ses collaborations avec Charli XCX que je n’ai jamais écouté). En fait, je suis plus familier du nom de son père Peter Cook, architecte anglais fondateur du groupe Archigram. Les pochettes du single reprennent les visages dessinés de personnages d’Evangelion, Shinji Hikari pour le CD et Rei Ayanami pour le vinyl. Les images de la vidéo du morceau ont été prises par Utada mais montées par Hideaki Anno, le réalisateur de ce nouveau film Evangelion. Je crois bien avoir vu tous les films et anime de la série Evangelion, il faudrait donc que j’aille voir celui-ci au cinéma.

Le morceau Uta (唄) de Sheena Ringo est une surprise car il est sorti l’année dernière en Janvier sans que je le remarque. Il s’agit en fait d’une reprise d’un morceau du groupe Buck-Tick pour un album tribute intitulé Parade III: Respective Tracks of Buck-Tick. Buck-Tick est groupe de la mouvance Visual Kei, formé en 1983 et toujours actif actuellement, ce qui est assez exceptionnel comme longévité. Le chanteur du groupe Atsushi Sakurai avait déjà participé à un morceau avec Sheena sur son dernier album Sandokushi. Il s’agissait du quatrième morceau Kakeochisha (駆け落ち者). J’aime beaucoup cette reprise du morceau Uta, même s’il n’est pas évident à la première écoute, tout comme le morceau original de Buck-Tick d’ailleurs. La composition à base de flûte nous ramène étonnamment à l’ambiance de l’album Hi Izuru Tokoro, mais la manière de chanter plus sombre de Sheena est plus proche de Sandokushi. On peut entrevoir ce morceau comme une curiosité mais il s’avère très intéressant après plusieurs écoutes. Je ne sais pas vraiment comment sont nés ces collaborations successives entre Atsushi Sakurai et Sheena Ringo, mais ça aiguise en tout cas ma curiosité pour la musique de Buck-Tick. Après avoir écouté quelques morceaux, je pense quand même avoir un peu de mal à m’y plonger. Je n’ai pas de mauvais à priori pour la mouvance musicale visual Kei voire gothique japonaise, car j’aime beaucoup LUNA SEA par exemple. Mais, je n’ai pour l’instant pas trouvé de morceaux du groupe qui m’ont inspiré.