monsters deep inside

Le dimanche 5 Mai vers 9h30 du matin, je prends le train de la ligne Yamanote en direction de Kanda. Ma destination est Sotokanda (外神田) à quelques centaines de mètres de la station d’Akihabara se trouvant de l’autre côté de la grande avenue Chuo-Dori (中央通り). Je ne connais pas l’emplacement exact mais un événement doit s’y dérouler à 11h. Ayant largement assez de temps devant moi, je me décide à quitter la ligne Yamanote au niveau de la gare de Tokyo en sautant du train (au sens figuré), pour continuer ensuite à pieds jusqu’à Sotokanda. Je suis en fait descendu à la gare de Tokyo car j’avais également dans l’idée d’aller voir dans un des immeubles de Marunouchi une petite exposition qui se terminera dans les deux prochains jours. C’est une matinée qui s’annonce chargée mais j’aime particulièrement marcher dans Tokyo avec un ou plusieurs objectifs précis en tête. Je n’ai pas parcouru les rues de la gare de Tokyo jusqu’à Akihabara depuis longtemps et je choisis volontairement un chemin que je n’ai pas encore emprunté. On quitte d’abord rapidement les hauts immeubles de Marunouchi pour pénétrer à l’intérieur de Kanda après avoir traversé une passerelle piétonne prise en sandwich entre deux portions d’autoroutes. Après avoir traversé cette passerelle, j’aperçois la station service ENEOS de Nihonbashi Hongokucho (日本橋本石町) qui a la particularité d’avoir d’étranges panneaux solaires accrochés à une structure de tubes en acier. La structure semble précaire et provisoire mais je pense qu’elle au contraire là depuis longtemps. Je l’ai en fait déjà aperçu, très certainement en prenant le train dont la voie surélevée passe juste à côté. Sur la même rue, mon regard s’accroche à un bâtiment jaune de quelques étages. Il s’agit d’un établissement scolaire Benesse (ベネッセ 学童クラブ内神田) conçu par Taisei Design. L’aspect ludique de la façade avec des hublots de tailles variées est bien adapté pour un centre d’éducation pour enfants. Je rentre ensuite dans le quartier d’Akihabara en traversant la rivière Kanda par le pont Shohei (昌平橋). Je ne peux m’empêcher de prendre en photo un des trains de la ligne Sobu filant vers la station d’Ochanomizu. Ce point de vue est particulièrement photogénique car la ligne de train vient traverser la rivière Kanda sur un pont métallique qui semble bien léger. On sait qu’on approche d’Akihabara lorsqu’on aperçoit des voitures de sport Itasha (痛車) dessinées de personnages de manga. Les panneaux publicitaires de manga, jeux vidéos et autres maid café se font denses et bruyants dans les rues centrales d’Akihabara. Avant de rejoindre les rues de Sotokanda, je me rends compte que l’évènement que je devais y voir a changé de lieu et d’heure. Je ne suis pas venu pour rien car la promenade urbaine était agréable. Je n’ai par contre pas manqué l’exposition que je voulais absolument voir à Marunouchi.

La grande librairie Maruzen installée à plusieurs étages de l’immeuble Oazo de Marunouchi propose régulièrement des expositions intéressantes. J’y ai déjà vu les illustrations de Nakaki Pantz et j’ai manqué de peu celles de Takato Yamamoto. Cette fois-ci, on y montrait des illustrations de Zashiki Warashi (ざしきわらし), qui est un illustrateur né en 1987 à Fukuoka. Zashiki Warashi a fait un grand nombre d’expositions solo et travaille régulièrement sur des commissions. On sait peu de choses sur cet illustrateur et c’est d’ailleurs à peu près tout ce que j’ai pu découvrir à son sujet. Je ne suis même pas certain de savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Le nom utilisé par l’artiste ne m’aide pas beaucoup dans mes recherches car zashiki warashi (座敷童) fait plutôt référence à un type de créature surnaturelle japonaise, dite yōkai, qui est un esprit de la maison. On dit que l’arrivée d’un zashiki warashi dans une maison apporterait la bonne fortune tandis que son départ serait synonyme de déclin. L’exposition d’illustrations de Zashiki Warashi avait une durée assez courte, ne se déroulant que sur quelques jours jusqu’au 7 Mai 2024. Ses illustrations sont très pop colorées se composant de portraits de jeunes filles qui pourraient sortir d’un shōjo manga (少女漫画). Le détail qui m’intéresse beaucoup dans ses portraits, outre les expressions charmantes des protagonistes, est l’emploi d’objets technologiques futuristes proches du cyberpunk. Chaque personnage porte un ou plusieurs objets atypiques, ressemblant parfois à des casques audio ou autres protections. En voyant ces jeunes filles dessinées, je ne peux m’empêcher de penser qu’elles pourraient très bien être les petites sœurs de Kaneda dans le manga Akira. On y retrouve ce même attrait du cyberpunk, des couleurs vives (le rouge bien sûr pour Kaneda) et un certain esprit effronté qui transparaît dans les expressions de ces visages. L’exposition prenait pour titre Dandelion qui est également le titre du nouveau livre d’illustrations de Zashiki Warashi que j’ai bien sûr acheté. Avec toutes les couleurs de Dandelion dans mon sac, je reprends la route pour le nouveau point de rendez-vous de l’événement que j’étais venu voir.

Et musicalement parlant, je reviens vers le groupe rock alternatif à tendance math rock, Cö Shu Nie, avec leur premier album intitulé Pure, sorti en Décembre 2019 après une série de mini-albums sur labels indépendants. Je tombe tout à fait par hasard sur cet album dans les rayons du Disk Union de Shimo-Kitazawa et je n’hésite pas longtemps à m’en emparer. De cet album, je connaissais en fait déjà deux morceaux, asphyxia et Zettai Zetsumei (絶体絶命), qui sont deux des singles de l’album. J’en avais déjà parlé dans un précédent billet. Le morceau asphyxia est aussi beau qu’imprévisible et l’imprévisibilité qualifie très bien l’ensemble de cet album. Le troisième single de l’album, Bullet, en est un autre bon exemple même si je ne le trouve pas aussi bon que les deux autres singles. Il faut avoir une oreille attentive et ne pas être trop fatiguée pour apprécier cet album, car ça virevolte dans tous les sens, avec une dextérité qui parait aux premiers abords un peu déconcertante. Les sons incorporants guitares et claviers sont denses et compliqués. J’ai le sentiment que chaque écoute fait travailler mon cerveau pour le faire aller dans des endroits qu’il n’avait pas encore exploré. Un morceau comme le quatrième, scapegoat, peut d’abord paraitre excessif pour ces accords déséquilibrés mais devient après plusieurs écoutes un des plus intéressants de l’album. Les percussions de Ryōsuke Fujita (藤田亮介) y sont très présentes. Ce batteur ne sera présent dans le groupe que de 2018 à 2021, et Cö Shu Nie fonctionne actuellement avec deux membres permanents, à savoir Miku Nakamura (中村未来) au chant, guitare, claviers et Shunsuke Matsumoto (松本駿介) à la guitare basse. J’aime beaucoup la voix de Miku qui lui autorise des tonalités très variées. J’aime aussi beaucoup quand le groupe se pose un peu avec des morceaux plus lents comme iB, inertia ou gray qui conclut brillamment l’album. Dans l’ensemble, l’album démarre très puissamment et décélère progressivement jusqu’au final, avec au centre de l’album, un morceau au refrain assez étrange intitulé Psycho Pool ≒ Lego Pool (サイコプール≒レゴプール). Pure est assez unique, possédant une élégance et une interprétation de la beauté toute particulière. Il faut écouter avant tout le morceau asphyxia pour savoir si on peut accrocher à la musique de Cö Shu Nie, car il s’agit du morceau le plus beau et le plus inspiré que je connaisse du groupe. A vrai dire, j’ai un peu de mal à comprendre comment on peut avoir l’idée de composer un morceau aussi distordu et déséquilibré, qui atteint pourtant une beauté à la fois pure, monstrueuse et transcendante. Le CD de l’album contenait à l’intérieur un mediator de guitare marqué du nom du groupe. Est ce qu’on me suggérait de manière subliminale de racheter une guitare (même si je ne sais jouer aucuns airs connus)?

M-Building in Kanda par Toyo Ito

Une des raisons de mon passage dans le quartier de Kanda était de partir à la recherche du bâtiment M-Building par l’architecte Toyo Ito. Ce building de béton est ancien car il a été construit en 1987. Cet aspect massif et le design des ouvertures en triangle alternant le verre et les plaques d’acier sont visuellement très intéressants. J’essaie de trouver des symétries dans l’agencement des ouvertures mais je n’en trouve finalement pas. Le building est placé juste derrière l’ancienne pâtisserie japonaise Takemura, que je mentionnais dans mon billet évoquant les vieux bâtiments de l’époque Showa dans les années 1930, et devant un restaurant de soba réputé Kanda Yabusoba.

à la recherche de buildings d’avant-guerre à Kanda

Je me suis soudainement rendu compte que je ne connaissais pas très bien le quartier de Kanda et qu’il méritait d’être un peu plus exploré. J’ai profité de quelques heures de libre un samedi matin pour aller faire un petit tour du quartier. J’avais en fait comme idée initiale d’aller marcher dans le quartier d’Akihabara car j’y suis passé trop vite un soir récemment. Mais je me suis décidé au dernier moment à descendre à la station de Kanda juste avant celle d’Akihabara, en me rappelant soudainement d’un building de béton quelque part à Kanda que je souhaitais voir depuis très longtemps. Depuis la station de Kanda, je pars d’abord au hasard des rues, puis corrige ensuite ma trajectoire pour me diriger vers le quartier de Sudachō. Le paysage urbain à Kanda se compose principalement de buildings d’après-guerre de 4-5 étages ou plus, mais on y trouve de temps en temps des petits trésors d’avant-guerre, comme ces maisons partiellement couvertes de cuivre sur les première, deuxième et septième photographies du billet. Sur la première photographie, j’aime beaucoup le contraste entre ce vieux bâtiment et la grosse Mercedes qui ne tient pas dans le garage et dépasse sur la rue. Ce building, qui a survécu aux bombardements de la seconde guerre mondiale, est celui d’un petit restaurant de ramen appelé Sakaeya Milk Hall (栄屋ミルクホール). Après 76 ans d’existence, il a malheureusement fermé ses portes très récemment, le 8 Octobre 2021, pour être démoli en vue d’un projet de redevelopment urbain. Ces buildings de l’époque Showa (1926 – 1989) d’avant-guerre disparaissent petit à petit du quartier. A côté du building couvert de cuivre de la deuxième photographie, il y avait apparemment également une autre maison similaire mais maintenant détruite. Le petit bâtiment nommé Anandakobo sur la septième photographie du billet attire tout de suite l’oeil pour ses décorations élaborées et ce dessin d’arbre sur la devanture fermée dont les branches se mélangent avec une végétation véritable. Il s’agit d’un atelier et d’une boutique vendant des vêtements confectionnés en Inde. Le bâtiment date de 1927 et les décorations murales ont été importées d’Inde par les propriétaires.

Plusieurs anciens restaurants sont situés entre les quartiers de Sudachō et Awajichō à Kanda. Le bâtiment de trois étages à la structure en bois sur la quatrième photographie est une pâtisserie japonaise appelée Takemura et établie dans le quartier en 1930. Sur la photographie suivante, le bâtiment au fond est celui d’un restaurant nommé Botan spécialisé dans les sukiyaki de poulet. Le restaurant fut établi en 1897 mais le bâtiment en lui-même même date de 1929. Sur la sixième photographie qui suit, il s’agit également d’un restaurant japonais. Isegen est apparemment le seul restaurant à Tokyo spécialisé dans la cuisine de la lotte de mer (Ankō). Il a ouvert ses portes en 1830, mais le restaurant fut détruit par le grand tremblement de terre du Kanto en 1923. Le bâtiment actuel date de 1930 et se compose également d’une structure en bois sur trois étages. Isegen fait directement face à la pâtisserie Takemura et se trouve à quelques mètres seulement du restaurant Botan. Il y a également des restaurants spécialisés en soba dans le quartier. Ces bâtiments du début de l’ère Showa construits avant la seconde guerre mondiale sont sélectionnés comme bâtiments historiques par le gouvernement métropolitain de Tokyo. On peut donc espérer qu’ils seront conservés à l’identique pendant longtemps. Il y d’autres vieux buildings intéressants dans le quartier qui m’intéresseraient de découvrir. Il faudra que je revienne rapidement par ici pour compléter ma visite. Le compte Instagram de Japan Property Central, que je suis très attentivement, montre souvent ce genre de vieux buildings du début de l’ère Showa. C’est une architecture que j’ai envie de découvrir un peu plus, avant qu’il ne soit trop tard. À quelques mètres des vieux restaurants, je finis par trouver l’immeuble de béton que j’étais venu voir. J’en parlerais certainement dans un autre billet.