Continuons encore un peu à oublier les cerisiers en fleurs. Ici, ce sont ceux de Kudanshita sous la pluie. Je n’y étais pas allé depuis très longtemps ayant peur de la foule. Mais un jour de pluie, il doit forcément y avoir beaucoup moins de monde à admirer les fleurs de cerisiers. En fait, non. Les trottoirs et l’approche du Nippon Budōkan (日本武道館) étaient malheureusement encombrés car il s’y déroulait une cérémonie universitaire. Je n’étais en fait pas venu seulement pour les cerisiers mais également pour revoir le Budōkan, qui se révèle sous un angle intéressant sur la première photographie. Ce bâtiment conçu par l’architecte Mamoru Yamada prend pour modèle les formes octogonales et traditionnelles du hall Yumedono du temple Hōryū-ji à Nara. Ce mélange de formes traditionelles avec son aspect général futuriste est intéressant (on ne dira pas entre tradition et modernité). Le Nippon Budōkan a été inauguré en 1964, utilisé pour les compétitions de judo des Jeux Olympiques de Tokyo. Il est régulièrement utilisé comme salle de concert mais je n’ai jamais eu l’occasion d’y aller. Le concert Electric Mole de Sheena Ringo s’y déroulait le 27 Septembre 2003, ainsi que la tournée d’adieu de Tokyo Jihen, Domestique Bon Voyage, le 29 Février 2012 (année bissextile, rappelons le). Je voulais également prendre en photo les formes rondes et grises du National Shōwa Memorial Museum, également appelé Shōwakan (昭和館), accompagné des cerisiers. Ce bâtiment datant de 1999 a été conçu par l’architecte Kiyonori Kikutake, un des membres du mouvement Métaboliste dans les années 60. La pluie ne m’empêche pas de marcher le long des douves du Palais Impérial à Chidori-ga-fuchi, puis de continuer ensuite vers le sanctuaire Yasukuni pour une autre série de photos.
Étiquette : Kiyonori Kikutake
Sky House par Kiyonori Kikutake
J’avais en tête depuis très longtemps d’aller voir la maison Sky House de l’architecte japonais Kiyonori Kikutake, un des fondateurs du mouvement architectural Métaboliste dont je parle décidément souvent dans mes derniers billets. L’occasion ne s’était jamais présentée jusqu’à maintenant, ou peut-être est ce que je n’avais tout simplement pas créé cette occasion jusqu’à ma visite récente il y a quelques semaines. Cette petite maison de béton posée sur une pente se trouve dans le quartier d’Ōtsuka dans l’arrondissement de Bunkyō. J’y accède par la station de métro Gokokuji dont la sortie se trouve au niveau du bâtiment de la maison d’edition Kōdansha. On accède à Sky House par une petite rue étroite parallèle à la grande avenue sur laquelle se trouve la station. La rue étroite est un cul-de-sac et je sais que Sky House se trouve tout au bout de cette rue. Je devine, du bout de la rue où je me trouve, une personne debout devant la maison. J’avance doucement en attendant l’air de rien que cette personne quitte les lieux ou rentre à l’intérieur. En avançant un peu plus, je me rends compte que cette personne est en train de laver la voiture stationnée devant la maison, une Mercedes break grise. Kiyonori Kikutake a construit Sky House pour lui et sa famille, mais il n’est plus de ce monde depuis presque 10 ans. Il s’agit peut être du fils de l’architecte qui nettoie la voiture familiale, ou d’un autre membre de la famille Kikutake. Sur toutes les photographies de maisons individuelles que j’ai pu prendre jusqu’à maintenant, c’est bien la première fois que le locataire des lieux se trouve dehors sur le palier au moment de mon passage. Je passe une première fois devant la maison en pensant revenir devant l’entrée un peu plus tard, une fois que le propriétaire aura finit le nettoyage de cette voiture. Au fond de la rue, un petit escalier de pierre permet de descendre la pente le long de Sky House. Un muret et des arbustes empêchent de voir les bas étages de la maison. Une fois en bas de l’escalier, un parking adjacent me donne assez de recul pour prendre en photo Sky House dans son intégralité. La partie haute en béton date de la construction de la maison en 1958, tandis que la partie basse a été ajoutée bien après. Je pars ensuite marcher dans le quartier pour faire passer le temps. En empruntant un terrain au dénivelé très accentué à proximité de Sky House, j’espère trouver un point de vue photographique intéressant sur la maison mais la vue est malheureusement obstruée par d’autres bâtiments. Mon impatience me fait cependant rapidement revenir vers l’escalier au bord de la maison que je monte doucement. Le propriétaire est toujours là à laver sa voiture et je finis par lui demander aimablement (ça va de soit) si je peux prendre sa maison en photo. Il accepte sans aucune hésitation et se déplace même sur le côté pour me laisser prendre la façade principale en photo. Je me confonds en courbettes et en remerciements tout en m’éclipsant après avoir pris les photos tant convoitées. Il aurait été dommage d’être venu jusqu’ici sans pouvoir prendre ces photographies de la façade. Je pense que le propriétaire doit avoir une certaine habitude de voir des gens comme moi, amateurs d’architecture remarquable, venir tourner autour de Sky House pour l’observer et la prendre en photo. Après tout, cette maison a une valeur historique et emblématique de l’architecture moderne japonaise.
Sky House porte ce nom car elle est élevée dans les airs par quatre piliers de béton, comme on peut le voir sur les photos ci-dessus de l’époque de sa construction en 1958. Elle est emblématique du mouvement métabolisme car elle est susceptible de se modifier en fonction des besoins de la famille qui y habite. Elle apparaît notamment dans le livre manifeste du mouvement intitulé METABOLISM/1960, montrant une série de projets clés par ce jeune mouvement naissant et en phase de connaître une reconnaissance mondiale lors de la World Design Conference (WoDeCo) se déroulant à Tokyo en Mai 1960. Parmi les participants à cette conférence internationale, Louis Kahn viendra notamment visiter la maison Sky House avec d’autres architectes comme Fumihiko Maki.
Le terrain en pente favorise cette impression de maison élevée dans les airs. On y accède par la rue haute par laquelle je suis venu. La maison d’origine se compose d’un seul étage fait d’une structure de béton en damier, posé sur quatre pilotis anti-sismiques de 6.6 mètres de haut. Lorsque l’on voit des photographies d’époque, la maison se dégage nettement de l’environnement alentour de maisons basses. En plus de 60 ans, le paysage urbain autour de la maison a bien changé et Sky House est maintenant noyée dans les buildings. La maison en elle-même a également beaucoup changé en 60 ans. Tout l’espace sous l’étage surélevé, le patio, était initialement ouvert. Une première modification en 1962 vient ajouter une capsule, que Kikutake appelle plutôt move-net comme élément amovible, qui sera utilisé comme chambre pour enfant. Ce move-net était accroché sous l’étage comme on peut le voir sur la dernière photo d’époque ci-dessus. L’espace sous la maison et sous le move-net fut petit à petit utilisé comme bureau pour Kikutake. En 1977, le patio voit de nouvelles transformations avec l’ajout d’une cuisine, de chambres et d’une véranda. En 1985, cet espace évolue encore et est complètement occupé par un living et des extensions des chambres. Comme on peut le voir actuellement, tout l’espace vide en dessous de la partie initiale en béton a été rempli par des espaces habitables, ce qui enlève en quelque sorte la particularité de surélévation de la maison. La maison Sky House s’est en quelque sorte reconnectée avec la terre ferme, de laquelle elle essayait pourtant initialement de s’éloigner. Une des dernières évolutions a été d’installer le mur de verre que l’on voit devant l’entrée, derrière l’espace de parking.
Lorsque l’on passe devant la maison, on admire bien sûr la partie haute en béton tout en essayant de l’imaginer sans les additions installées en dessous qui viennent malheureusement dénaturer le projet initial. En même temps, cette maison a été dès le début conçue avec cette idée d’evolution selon les principes du mouvement métaboliste. On peut seulement regretter que les dernières évolutions sous l’étage initial n’ont pas suivi le style architectural d’origine en béton. En même temps, cet ajout est peut être considéré comme temporaire avec dans l’idée d’être enlevé plus tard? Ceci n’est que pure supposition de ma part. Derrière les volets de bois et les parois de béton de l’étage, l’espace habitable ne se compose que d’une grande pièce ouverte, séparée en deux par un mur amovible. On devine dans la pièce un bloc cuisine mais on ne voit pas la salle à manger qui devait se trouver derrière le mur. La chambre devait également se trouver derrière ce mur, mais la composition de cette pièce n’est de toute façon pas figée, elle est modulable et a changé de configuration au cours des années. L’espace initial sur un seul étage est minimaliste et on imagine bien qu’il devînt vite insuffisant avec l’agrandissement de la famille. Cet étage en béton est également intéressant car il me rappelle la structure d’une maison traditionnelle japonaise avec un couloir engawa faisant le tour de la maison, sauf que les portes coulissantes donnant sur l’intérieur habitable sont ici remplacées par des baies vitrées et les ouvertures extérieures par des grands volets faits de lamelles de bois. En passant devant la maison, j’imagine cet espace intérieur, la qualité de cette grande pièce ouverte que je n’ai vu qu’en images dans des magazines ou livres d’architecture. En écrivant ce billet de retour à la maison, je ressors de ma bibliothèque Project Japan Metabolism Talks, le livre de Rem Koolhaas et Hans Ulrich Obrist aux éditions Taschen consacré comme son nom l’indique à une revue en détail du mouvement Métaboliste. On y trouve de nombreuses interviews, dont une avec Kikutake en 2009 (quelques années avant sa mort) à l’intérieur même de Sky House. Quelques photos prises par la fille de l’architecte néerlandais, la photographe Charlie Koolhaas, immortalise cette rencontre. Ce livre est d’ailleurs extrêmement bien documenté et c’est un plaisir d’y revenir pour tous les amoureux d’architecture moderne japonaise.
Les Métabolistes
Nous avons vu auparavant dans Tokyo 2050 Fibercity, une étude de rétrécissement de la ville dans le contexte actuel de décroisssance démographique au Japon. Il y a un peu plus de 40 ans, naissait au Japon un courant architectural aux idées créatives diamétralement opposées. Le contexte à l’époque était bien différent.
Le mouvement Métaboliste est fondé par des jeunes architectes japonais théorisant, entre 1958 et 1975, sur la croissance urbaine des mégalopoles, avec des concepts en rupture avec les formes traditionnelles. Le mouvement a à sa tête Kisho Kurokawa et Fumihiko Maki, accompagnés de quelques grands noms tels que Kiyonori Kikutake, Arata Isozaki. Kenzo Tange se rapprochera également du mouvement Métaboliste.
Dans un manifeste « Metabolism: the proposals for a new urbanism », ils tentent d’apporter des réponses à la densité problématique des villes, la croissance démographique et l’accroissement des flux, à travers une vision originale croisant biologie et informatique. Leur vision de la ville du futur est caractérisée par de grandes structures flexibles et extensibles, pour une population de masse à la croissance organique.
Floating City (1961), la ville flottante (représentée ci-dessus à gauche et en bas à droite), par Kisho Kurokawa est un des projets emblématiques de ce mouvement. Il s’agit d’un projet d’habitations construites sur la surface d’un lac à proximité de l’actuel aéroport de Narita. Kurokawa présente ici un principe de croissance urbaine cellulaire, avec un déploiement organique d’unités identiques (des spirales sur l’eau). L’ensemble ressemble à des formes végétales, comme des nénuphars. Les transports routiers sont possibles sur le toit des structures s’interconnectant, des escalators en spiral permettent l’accès au ports sur la surface du lac pour les transports maritimes.
Ce système en spiral est un prototype de la ville en hélice en 3 dimensions, Helix City (1961), un autre projet emblématique du mouvement Métaboliste imaginé par Kisho Kurokawa (représentée ci-dessus en haut à droite). Etudiée pour une réorganisation d’un quartier de Tokyo, cet forme hélicoïdale de type ADN propose une forme originale de l’espace urbain avec des circulations possibles dans le sens horizontal et vertical. Kurokawa publiera d’autres études comme l’Agricultural City et de nombreux sketches.
La proposition de ville Ocean ou Marine City (1958-1963) de Kiyonori Kikutake prend elle aussi des formes organiques et extensibles. Les tours d’habitation ressemblent à des arbres sur lesquels on peut emboîter des anneaux d’habitations. Ces cellules cylindriques habitables peuvent être ajoutées ou enlevées en fonction des besoins. Là encore, le complexe d’habitation est posé sur l’eau.
Par sa verticalité et sa structure en arbre à la densité modulable, Tower City est une variation du concept précédent. Même s’il a été construit bien plus tard (1994) dans la carrière de Kikutake, l’hôtel Sofitel Tokyo (en photo ci-dessus), au bord de l’étang Ikenohata d’Ueno, reprend les lignes directrices de Tower City. Cet immeuble si remarquable est apparemment malheureusement en cours de démolition. L’architecture métabolique demeure encore maintenant la fondation de la philosophie de l’architecte.
Clusters in the air (1960-62) est une autre métaphore organique, toujours en forme d’arbre. Arata Isozaki y prévoit des lignes de capsules habitables fixées comme des branches sur le tronc. Cette mégastructure futuriste et extensible est assez fantastique et défie les lois de la pesanteur.
Associé aux Métabolistes, Kenzo Tange proposa en 1960 un vaste plan de réorganisation structurelle de Tokyo. Ce plan idéaliste, ayant suscité l’attention internationnale, présente un nouveau concept d’extension de la ville pour répondre à une population croissante (plus de 10 millions d’habitants en 1960) et à un traffic accru. La baie de Tokyo empêche la croissance de la ville dans la direction sud-est, mais Kenzo Tange propose une aternative au dévelopement organique radial de Tokyo, une expansion linéaire au dessus de la baie par un systèmes de ponts, de méga-structures et d’îles artificielles.
Cet extension utopique de la ville sur un axe linéaire, comme une colonne vertébrale, devait permettre une croissance de 15 millions d’habitants, tout en permettant une communication directe à travers la baie entre le centre de Tokyo et la zone de Chiba.
Cette ville sur ponts suspendus au dessus de la baie s’appuyait sur un réseau d’autoroutes interconnectées: des routes sur 3 niveaux assurant un accès rapide à travers la ville. Des tours espacées de 200 mêtres et montant jusqu’à 150-250m au dessus du niveau de l’océan suportaient cette ville suspendue contenant des unités résidentielles, centres commerciaux, jardins publics, et autres facilités.
De tous ces projets métaphoriques et utopiques, seul le concept flexible et extensible des habitats-capsules a vu le jour avec le Nakagin Hotel de Kisho Kurokawa (1970-1972). J’avais présenté auparavant en photos ces espaces personnels dans des containers industriels recyclables. Ce concept de vie dans des capsules a été appliqué également pour le New Sky Building No.3 de l’architecte Youji Watanabe en 1970. Je suis allé voir de mes yeux cet immeuble hallucinant, j’en parlerais bientôt en photos. Ces immeubles métabolistes sont malheureusement menacés, on sait le Nakagin condamné à la destruction.