collapsing

Depuis très longtemps, même avant que j’habite au Japon, j’ai l’image d’un lieu en tête, mais cette image n’est pas précise et en fait très floue. Ce lieu me revient parfois en tête quand je marche en ville à Tokyo, comme un phénomène de déjà-vu. J’ai en tête cette image depuis, je pense, plus de vingt ans, avant ma venue à Tokyo. J’ai la certitude que ce lieu se trouve en ville et à Tokyo. Il s’agit peut être d’une image de Tokyo que j’ai vu en photographie sur un livre ou un magazine en France, ou dans un film. A cette époque où je rêvais de Japon, cette image a peut être nourri mon imaginaire et est peut être restée inscrite dans mon inconscient. Ce n’est pas une obsession car je n’y pense que de temps à autre, mais depuis que je vis à Tokyo, c’est comme si je recherchais sans relâche ce lieu à travers mes nombreuses marches en ville. Le problème est que ce lieu tient plus de la sensation que d’un lieu clairement défini. Il pourrait s’apparenter à un type d’espace qu’on pourrait trouver à différents endroits dans Tokyo, sans qu’il ait une appartenance forte avec un quartier précis. J’ai quelques certitudes sur certains aspects du lieu, mais également beaucoup d’incertitudes. Le lieu se trouve à priori au deuxième étage d’un immeuble ou d’une maison. Il n’est pas accessible directement depuis l’extérieur, protégé de la rue, mais en même temps proche de l’activité, des bruits et des voix de la rue. Un deuxième étage, comme un observatoire des activités urbaines, semble correspondre à mon image. Je ne suis pas certain s’il s’agit d’un lieu de travail ou d’un lieu de vie. Il me semble être entre les deux, peut être un lieu où on y poursuit une passion ou un hobby. Le lieu n’est pas spécialement confortable et me semble encombré de choses sans que cette image soit précise, comme des objets qu’on entrevoit à travers une vitre semi-opaque. Il s’agit certainement d’objets permettant la création de quelques chose, car je ressens ce lieu comme un espace de création. Ce n’est pas un lieu vide, il y a une certaine animation des choses dans ce lieu. La structure de l’endroit n’est pas simple car on devine de nombreux angles depuis l’extérieur, depuis un petit balcon sur lequel quelques plantes ont poussé sans entretien jusqu’à envahir la terrasse du balcon et empêcher son accès depuis l’intérieur. Cette image d’un lieu n’est pas un souvenir du passé mais un lieu du présent voire un lieu dans le futur. Il doit certainement inconsciemment représenter mes peurs et mes aspirations.

Deux ans après le Cheetah EP, Aphex Twin sort enfin un nouvel EP intitulé Collapse incluant cinq morceaux, dont T69 collapse dont je parlais auparavant, dans le style et l’esprit que l’on connaît de Richard D. James. C’est une bonne chose, car ces sons électroniques sont tout simplement beaux et percutants. Il y a une atmosphère et une intensité qui nous poussent à l’introspection. J’ai le même sentiment que pour Autechre que cette musique est une évolution avant-garde de ce que nos sens pourrait venir à accepter dans le futur comme un standard musical. Mais tandis qu’Autechre est parti depuis quelques temps vers des sphères insondables et qu’on a du mal à les suivre sans passer par une formation immersive des sens, la musique électronique d’Aphex Twin reste très accessible car elle ne renie pas la mélodie. Les mélodies, parfois aux sonorités Sud asiatiques d’ailleurs sur cet EP, sont par contre et bien entendu malmenées et sans cesse transpercées de minuscules cliquetis électroniques. Toutes ces notes et incursions électroniques sont extrêmement bien maîtrisées, c’est le génie d’Aphex Twin, mais donne également l’impression que les machines tentent de prendre le dessus, comme une intelligence artificielle qui apprend à auto-générer ses sons par tâtonnements. Il y a un côté anxiogène dans certains morceaux, mais ils sont rapidement contrebalancés par des pointes de lumières. Chaque morceau de ce EP a un déroulement imprévisible, ce qui rend l’ensemble extrêmement intéressant à l’écoute.

following some dance of light

Deux morceaux de Dream Pop accompagnent dans ma tête ces quelques images de Omotesando et de Harajuku: le morceau The Trip par Still Corners sur l’album Strange Pleasures (2013) et le morceau It’s late par A Beacon School sur l’album COLA (2018). Je n’écoutais pas ces deux morceaux pendant que je marchais dans ces rues, mais lors du développement des photographies de retour à la maison. Les photographies que je montre sur mes billets ne sont en général qu’une petite portion du total des photographies que je prends dans la journée, peut être moins de dix pour cents. J’aime à penser que la musique que j’écoute au moment du développement des photographies conditionne leur traitement et la sélection de celles que je montrerais ensuite sur Made in Tokyo. Ces deux morceaux se basent sur des motifs musicaux qui se répètent sans arrêt et deviennent entêtants. Ces motifs viennent comme s’imprimer dans le fond du cerveau et finissent par se faire oublier car il deviennent omniprésents. J’écoute encore ces deux morceaux dans la voiture à Karasuyama, la montagne des corbeaux même s’il n’y en a aucun cette nuit là. J’attends alors qu’il pleut dehors, sans arrêt presque depuis plusieurs jours qui doivent maintenant être des semaines. J’écris ces lignes assis sur le fauteuil du conducteur dans un parking lambda à 300 yens la demi-heure. J’écris en regardant ces images sur l’iPad et en réfléchissant à ce qu’on peut bien écrire sur ces photographies, sur des lieux pris maintes fois en photographies, même si chaque photographie est différente de la précédente et que l’on découvre toujours de nouveaux lieux, ou des lieux qui ont changé. Certains lieux ont disparu ou été transformés car ils n’avaient pas fait leurs preuves. Ce sont souvent les couleurs et la lumière qui attirent mon œil photographique. Par exemple, quand la lumière est claire et océanique comme sur la première photographie. Quand des couleurs dorées viennent contraster avec les murs grisâtres. Quand les dégradés de couleurs se mélangent sur les Nike Air More Uptempo alignées sur la devanture d’une énième boutique de sneakers. Quand le rose devient excessif à l’intérieur d’une boutique de Ura-Harajuku 裏原宿. Quand les lumières le soir viennent danser entre les buildings de verre. Quand les buildings de verre viennent exagérer leurs couleurs et reflètent sur leurs surfaces les lumières dansant entre les nuages. Il pleut toujours dehors sur le parking. La Dream Pop passe maintenant le relai aux morceaux Shoegaze de Yuragi 揺らぎ sur le très bel EP night life (2016). Je dirais même que la beauté de ce mini-album est saisissante. La voix frêle de la chanteuse Mirai Akita venant se confronter à la dureté du son des guitares. Les guitares sont parfois accueillantes mais la tension est toujours palpable avant les déchaînements d’électricité. La vie la nuit devant ce parking est celle d’un bureau du journal Asahi Shinbun. Trois hommes semblent occupés à l’intérieur. Une dizaine de mobylettes sont garées devant le bureau, prêtes à être utilisées. Elles partent et reviennent les unes après les autres pour ce qui doit être la livraison de l’édition du soir. La pluie fait enfin une trêve et c’est enfin l’occasion de sortir de la voiture pour marcher un peu dans le quartier. Je remets la musique de Yuragi dans les écouteurs cette fois-ci. J’ai amené mon appareil photo comme pratiquement tout le temps, mais je ne l’emporte pas avec moi pour cette courte marche. Pourtant des photographies de nuit aurait pu bien correspondre avec la musique de ce EP appelé night life. Je me dis qu’aucune photographie prise ce soir ne viendra égaler le moment passé à écouter ces morceaux dans le noir en marchant parmi les quelques autres personnes qui rentrent chez eux à pieds, à vélo ou attendent le bus.

l7été(10)

Dernière série de photographies à propos de cette journée chaude du mois d’août à marcher entre Shinjuku et Aoyama. Les deux premières photographies sont prises dans les allées étroites de Golden Gai à Kabukichō, dont je parlais dans le billet précédent. Les étroites baraques à deux étages en plus du rez-de-chaussée ne semblent pas avoir changé depuis des dizaines d’années. Les façades sont la plupart du temps encombrés d’objets et d’affiches montrant leur particularité. Nagune montrait une photographie d’artiste, le bar en photo ci-dessus montre tout de suite son appartenance punk. En marchant plus de 3 heures depuis Shinjuku en direction de Shibuya, le paysage urbain change lorsque l’on traverse le quartier d’Omotesando. Il offre une toute autre ambiance que les rues poisseuses de Kabukichō. J’ai volontairement regroupé ces photographies dans un même billet pour marquer le contraste. J’ai déjà pris maintes fois en photo la devanture courbe de la boutique chic de Comme des Garçons, mais elle était cette fois-ci recouverte d’un dessin de dinosaure enfantin qui me paraissait assez éloigné de l’image que je me fait de la marque. Un peu plus bas dans la rue, je ne prends en général plus en photo le bâtiment Prada de Herzog et De Meuron. Il est tellement devenu une évidence de beauté architecturale qu’il a été pris beaucoup trop de fois en photo aux quatre coins de l’Internet. Mais comme cela fait bien 3 ans que je ne l’ai pas montré ici, je me permets cet écart de principe. Après cette longue sortie à pieds du week-end, la chaleur insupportable reprend sur Tokyo et on atteint les 37 degrés. Comment sortir, marcher et prendre des photos dans ces conditions là… Vivement l’automne.

En attendant que la chaleur tombe, je me refroidis au moins les oreilles avec la musique électronique de l’artiste japonaise Sapphire Slows, le nom de scène de Kinuko Hiramatsu. J’écoute le mini-album de 7 titres intitulé Time sorti sur le label londonien Kaleidoscope en Septembre 2017. La musique de Sapphire Slows joue de nappes brumeuses plutôt sombres sur lesquelles viennent se poser des sonorités électroniques pointilleuses ainsi que la voix vaporeuse de Hiramatsu. Cette voix s’entremêlent en plusieurs couches marquées de reverberation. Le morceau My Garden a quelque chose d’envoûtant quand on s’autorise à se laisser engloutir par les flots en répétition de cet océan électronique. Certains morceaux comme Piece of you ou The edge of my land, certainement le morceau le plus accrocheur de l’album, prennent des accents plus pop lorsque les sonorités se font plus lumineuses. Sur ce morceau, j’aime quand ces sonorités pointilleuses se désynchronisent légèrement ou quand une ligne de sons électroniques dissidente part de son côté pendant le morceau. Ce mini-album fonctionne comme un bloc homogène qu’on écoute sans s’interrompre. Il est disponible sur Bandcamp sur la page du label Kaleidoscope, mais par sur la page de Sapphire Slows étonnement, ce qui m’a induit en erreur en pensant qu’il n’était disponible que sur iTunes. Il y a quelques autres EPs que j’aimerais découvrir un peu plus tard, comme celui intitulé The role of purity qui m’a l’air plus ambiant, ou encore celui intitulé Yubiwa en association avec Hotel Mexico, que je ne connais pas, et surtout Jesse Ruins, dont l’album Dream Analysis, que j’avais découvert en 2011, avait été pour moi une véritable révélation. Du coup, je me mets à réécouter cet album de Jesse Ruins à la suite du mini-album Time de Sapphire Slows.

une semaine en mars (8ème)

De retour à Tokyo, je profite de quelques heures de libre pour une promenade urbaine. Comme très souvent, ces ouvertures dans mon planning du week-end, des jours fériés ou des jours de congé ne sont pas planifiées longtemps à l’avance et je me rabats souvent sur les territoires connus de Aoyama ou de Shibuya, quand des heures se libèrent soudainement. Ce sont des territoires que j’ai maintes fois parcouru et photographié, mais ils restent mes endroits préférés dans Tokyo, autant pour l’intérêt urbain, la capacité à se renouveler sans cesse et pour la foule urbaine en éternelle mouvement (que j’essaie pourtant souvent d’extraire de mes photographies).

Mon parcours, cette fois-ci, emprunte beaucoup les rues parallèles à Cat Street, une rue quasi piétonne perpendiculaire à l’avenue d’Omotesando au niveau de l’immeuble GYRE de MVRDV. L’intérêt principal de cette promenade était de confronter certains des bâtiments à l’architecture remarquable à mon nouvel objectif Canon 17-40, par exemple le QUICO de Kazunari Sakamoto. C’est un petit immeuble en pointe avec accentuation bleue près des ouvertures. Vu le peu de recul dans la rue étroite où il se trouve, il est très difficile de le prendre en entier en photographie au format horizontal.

Une des raisons de ma visite par ici était notamment d’aller découvrir une nouvelle galerie qui s’appelle The Mass. On y montrait normalement une exposition intitulée 12 by 12 / ART x MUSIC qui associe art et musique en exposant des couvertures d’albums musicaux créées par des artistes reconnus comme Richard Prince, Damien Hirst ou encore Banksy. Le tout étant sélectionné par Hiroshi Fujiwara. La perspective d’y voir quelques couvertures connues de Sonic Youth, par exemple, m’avait attiré jusqu’ici. La malchance de ces congés de mars m’a encore joué un tour car l’exposition était fermée le jour de mon passage. Pire encore, il était soit disant interdit de prendre des photographies de l’espace estérieur composé de blocs de béton formant la galerie d’exposition. Cela parait incroyable d’interdire la photographie de l’extérieur d’un bâtiment. Je me suis quand même permis discrètement, comme le montre la photographie ci-dessus. Il faut dire que c’est du beau béton et il m’était difficile de résister.

Dans la même rue que le QUICO, juste devant cette galerie The Mass et juste derrière GYRE, il y a cet étrange bâtiment dont les nombreuses ouvertures sont composées de groupes de quatre fenêtres. Le troisième étage du bâtiment est tout particulièrement intéressant, car il me fait penser à une serre qui serait posée de travers en haut du bâtiment. Ce décalage laisse penser que ce troisième étage n’est pas lié au reste du bâtiment, et qu’il pourrait s’orienter au bon vouloir des propriétaires. Ce n’est pas le cas bien entendu mais j’aime ces constructions qui mènent à la réflexion et à l’imaginaire.

Et toujours dans la même rue, devant le GYRE, les draperies de l’immeuble de verre DIOR par SANAA ne perdent pas de leur blancheur, tout comme le musée d’art contemporain de Kanazawa. En descendant l’avenue d’Omotesando jusqu’au croisement avec la longue rue Meiji, notre regard se laisse forcément attirer par les surfaces en miroir à l’entrée du Tokyu Plaza. Il est devenu assez rapidement un landmark sur cette avenue et attire les photographes. A l’entrée de Tokyu Plaza, l’effet de fracturation de la foule dense du croisement à travers ce jeu de miroirs multiples est intéressant à photographier.

Mon parcours me fait ensuite passer devant la galerie alternative d’art Design Festa Gallery. Je ne sais jamais très bien où elle se trouve et il faut à chaque fois que je tourne en rond dans le quartier pour tomber dessus. Je la retrouve cette fois grâce à un bâtiment annexe couvert de peintures de visages féminins. Juste à côté, une mini galerie est ouverte sur la rue et l’artiste aux cheveux bleues présentent ces oeuvres. Elle se tient debout devant une file bien ordonnée de jeunes filles principalement, venues faire signer un dessin, ou un morceau de carnet. Cette procession bien organisée, perdue dans le labyrinthe des rues de ce quartier, évolue dans le plus grand calme.

Mais ma montre me rappelle déjà que le temps m’est compté et qu’il faut que je prenne le chemin du retour pour aller récupérer à Roppongi Hills, où je les avais laissé. Ces promenades non planifiées et sans but très précis faut beaucoup de bien de temps en temps.

maintenant est toujours

Des photos de rues à Shibuya, à Harajuku et en passant par d’autres lieux, Takadonobaba cette fois-ci, un peu d’architecture, des graffiti de rues et quelques passants par-ci par-là sans la foule, il s’agit d’une composition assez classique d’un billet sur Made in Tokyo. Quelques photographies au milieu du billet nous montre Takeshita Street à Harajuku sans un chat. Il est encore tôt le matin, vers 8h, et la foule qui va emprunter cette rue piétonne n’est pas encore réveillée. Sur Cat Steert, même chose, les nombreux magasins de la rue n’ouvriront que vers 10-11h, donc il n’y a personne. J’aime bien Harajuku à ce moment là pour cette impression paisible. Sur un panneau blanc de distributeur automatique de boissons, je suis intrigué par la répétition d’autocollants NOE246 sur les visages d’idoles japonaises. Après quelques recherches rapides, il s’agit d’un artiste de rue taïwanais sous le pseudonyme de NOE, qui sévit à Tokyo notamment.

Toutes les photos de ce billet ont été prises la même journée de congé. Je me suis levé tôt pour aller chercher des talismans au sanctuaire Ana Hachiman de Waseda. Comme tous les ans, il y a foule et il faut y aller tôt, vers 6h du matin dans mon cas. Pour aller à Waseda, on passe en train par la gare de Takadanobaba, station que je connais très peu. Sous les rails près de la station, des murs sont décorés de personnages du mangaka Osamu Tezuka, dont le robot Atomu (que l’on appelle Astro à l’étranger) qui serait apparemment « né » à Takadanobaba. Sur le retour de Waseda, j’abandonne le train de la Yamanote en cours de route en raison de la densité de remplissage des wagons. A partir de Harajuku, je commence à marcher dans les rues pratiquement vides qui me font penser aux photographies de Masataka Nakano que je découvrais il y a dix ans.

Ce billet est entouré d’architecture, le cinéma Rise de Atsushi Kitagawa et l’immeuble Dior Omotesando de SANAA (Kazuyo Sejima / Ryue Nishizawa).

Le titre du billet reprend le ‘Now is forever‘ de Stephen Powers sur un mur d’Harajuku.