泣いていたあの子は

Il faut vouloir aller acheté son pain jusqu’à Nezu près d’Ueno à une petite heure de train et de marche, mais je le fais de temps en temps. On y trouve une boulangerie appelée Think dans un regroupement d’anciennes maisons en bois de l’ère Showa appelé Atari situé à Ueno Sakuragi. Se trouvait auparavant au même endroit la boulangerie scandinave Vaner qui a fermé ses portes en Octobre 2023 et que je regrette encore maintenant. La nouvelle boulangerie qui la remplace est également très bonne, comme une bonne partie des boulangeries de Tokyo que je découvre petit à petit sur les conseils de Mari. Découvrir de nouvelles boulangeries est à chaque fois une opportunité de se promener et prendre l’environnement urbain en photo. Depuis la station de Nezu, je parcours à pieds la longue rue Kototoi qui me fait passer devant plusieurs temples et quelques étroites maisons récentes. Je suis toujours attiré par la composition spatiale que propose le temple Ichijōji (一乗寺) et j’ai systématiquement envie de le prendre en photo (la troisième photographie du billet). J’ai parcouru cette rue maintes fois pour des raisons diverses, mais je n’étais pas venu ici depuis longtemps. Je suis en fait revenu dans ce quartier deux fois en l’espace de quelques semaines. Les trois premières photographies datent de mon premier passage, et les quatre autres du suivant. Je suis passé une première fois devant la boulangerie Think mais la longue et inhabituelle file d’attente m’a vite découragé. J’ai en général la patience d’attendre mais la chaleur ambiante du jour ne le permettait pas vraiment. J’ai préféré rebrousser chemin et profiter du peu de temps libre qui me restait pour marcher un peu plus sur la rue Kototoi en direction de la station d’Uguisudani. Je connais bien la portion de rue juste avant le grand virage desservant la station d’Uguisudani, car on avait, il y a longtemps, l’habitude d’aller acheter des petits gâteaux forts en chocolat appelé black dandy à la pâtisserie Inamura Shōzo. Cette pâtisserie réputée est située au bord d’une grande allée bordée d’arbres s’engouffrant sans qu’on le remarque dans le grand cimetière de Yanaka s’étendant jusqu’à la station de Nippori. L’entrée de l’allée du cimetière est desservie par un petit arrêt de bus. Quelques personnes y attendent parfois le bus, assises sur le banc de plastique abîmé aux couleurs délavées ou debout sur le trottoir. On a en fait à peine la place de s’asseoir, car cette portion de trottoir, délimitée par une barrière métallique et un petit muret de briques, est très étroite. Alors que je rejoins la rue Kototoi, je vois d’abord de loin et de dos une jeune fille aux longs cheveux noirs assise sur ce banc. Elle a l’air endormie car sa tête est mollement penchée en avant. Je n’y prête pas plus attention, mais mon parcours vers la station d’Uguisudani me fait passer devant elle. Des larmes coulent de son visage blanchâtre. Elles apparaissent derrière ses cheveux qui cachent une bonne partie de son visage. Elle est quasiment immobile et reste silencieuse, assise seule sur ce banc. Je ralentis le pas car tout cela m’intrigue beaucoup, mais rien n’engage à la questionner sur son état d’être. Sur sa jupe noire est posée un petit boîtier en plastique transparent, qui semble être destiné à accueillir les larmes qui coulent doucement sur ses joues, descendant son visage jusqu’au menton depuis lequel elles entament une chute jusqu’au petit réceptacle. Le flot liquide est anormalement dense et la petite boîte de plastique semble déjà presque pleine. Je m’approche d’elle d’un pas tellement lent qu’on pourrait croire que je fais du surplace. Un petit sac de cuir noir est posé à côté d’elle sur le banc. Il est en grande partie entrouvert et on peut y voir d’autres réceptacles de plastique similaires à l’intérieur. Certains semblent déjà fermés et remplis de liquide lacrimal. La signification de tout cela m’échappe complètement et me fait même un peu peur. Je suis maintenant debout devant elle, mais je préfère accélérer le pas et filer sans me retourner jusqu’à la station d’Uguisudani. Je n’ai heureusement pas vu son visage, car je suis sûr qu’il m’aurait hanté pendant plusieurs jours. J’ai pourtant beaucoup pensé à cette scène dans le train de la ligne Yamanote me ramenant jusqu’à chez moi. Ces images se sont ensuite effacées, emportées par d’autres.

Je suis revenu à Nezu une deuxième fois et ce second passage était le bon car j’ai pu finalement accéder à la boulangerie tant prisée. Je suis revenu vers Nezu en traversant d’abord le parc d’Ueno depuis la station. Je retrouve dans le parc les étranges formes métalliques du petit poste de police placé à proximité de l’entrée du zoo d’Ueno (上野警察署動物園前交番) conçu en 1992 par Tetsuro Kurokawa (黒川哲郎). En me dirigeant vers Nezu, je passe ensuite devant le Sakura-kan (櫻館) que je montre sur la cinquième photographie et dont je ne connais malheureusement pas le nom de l’architecte. Après avoir acheté mon pain, j’ai d’abord pensé rentrer en empruntant une nouvelle fois le parc, mais une envie irrésistible me pousse à repasser à l’arrêt de bus devant la grande allée du cimetière de Yanaka, où se trouvait l’étrange fille en pleurs. Il faut marcher une bonne vingtaine de minutes et mes pas s’enchaînent à un rythme rapide que j’ai beaucoup de mal à contrôler. La fille est bien là, assise au même endroit sur le banc de l’arrêt de bus. J’en étais en fait certain. Je l’aperçois d’abord de loin mais je la reconnais immédiatement car elle porte la même jupe noire et chemisier blanc aux formes simples. Sa posture, la tête penchée en avant, est identique à la première fois que je l’ai vu. Elle reste immobile avec un petit réceptacle de plastique posé sur les genoux. Mon pas se ralentit naturellement alors que j’approche de la scène. A la différence de la première fois, un homme à la barbe fine grisâtre se tient debout à côté d’elle. Ils n’ont pas l’air de se connaître car il se tient un peu à l’écart, ne semblant pas faire attention à elle. Elle doit attendre le bus, qui doit se faire rare car je n’en ai vu aucun circuler sur la rue Kototoi. Est ce que j’essais de lui parler pour lui demander ce qui lui est arrivé? Je remarque tout d’un coup des marques longilignes rouges, comme des cicatrices, le long de ses deux avant-bras, et cette vision me donne des frissons qui remontent toute ma colonne vertébrale. L’homme d’une cinquantaine d’années debout à côté d’elle a dû noter mon effroi car il m’adresse soudainement la parole alors que j’étais maintenant tout proche. « Elle vient tous les jours, vous savez », me dit il. « Assise là, sur ce banc, à pleurer toutes ses larmes ». Je regarde l’homme fixement dans les yeux, comme pour éviter de la voir, elle. Je n’ai pas besoin de parler pour que l’homme comprenne mes interrogations et mon insistance à en savoir plus sur l’histoire de cette jeune femme en pleurs. « Elle reste inconsolable depuis la mort de son mari il y a quatre ans ». « Elle vient ici tous les jours », répète t’il « car son mari est mort ici, près du cimetière ». « Un petit malfrat mafieux l’avait interpellé pour une raison que j’ignore et l’altercation lui a été fatale ». « Il était policier mais c’était son jour de congé ». « C’était sa première année de service. Il était beaucoup trop jeune pour mourir », continue t’il. « Cette histoire avait fait beaucoup parler. On pense qu’il s’agissait d’un règlement de compte ». J’écoute l’homme attentivement, le visage figé. Il est très bien renseigné sur l’histoire de cette jeune femme. Et les flacons qu’elle garde dans son sac? Je lui pose cette question sans ouvrir la bouche mais en pointant simplement de la main son sac entrouvert. « Elle conserve ses larmes », me dit il. « Peut-être voulait elle les rejeter un jour d’un seul coup d’une vague immense pour inonder de ses larmes toute la vermine qui se cache dans les recoins de la ville ». Après un long silence, il continue: « Mais elle n’a pas eu la force de tenir. Elle a mis fin à ses jours il y a un peu plus d’un an ». Mais elle revient ici tous les jours. La jeune femme semblait nous écouter car elle lève finalement la tête vers moi. Son visage très pâle et humide se dégage petit à petit derrière sa longue chevelure noire. Ses yeux me fixent maintenant. Ils sont injectés de sang, pleins d’une douleur qui me transperce le cœur. Elle ne m’effraie pourtant pas. Je lui demande du doigt, sans avoir le courage de parler, une capsule de plastique que je pourrais reverser sur la tombe de son mari défunt. Elle plonge doucement la main dans son sac et d’un geste lent et posé m’en donne trois. Je ferme les yeux et m’éloigne de l’arrêt de bus. La tombe n’est pas très loin, seule mon intuition me guidera dans les allées du cimetière. Derrière moi, alors que je marche dans la grande allée menant au cimetière de Yanaka, j’entends le bruit du bus qui freine devant l’arrêt. Il s’arrête pendant moins d’une minute pour laisser monter les passagers. La chaleur estivale est accablante mais un léger courant d’air frais m’accompagne. Il me suffit simplement de le suivre, à mon rythme.

Le titre du billet qui m’inspire en partie le texte ci-dessus est tiré des paroles du morceau intitulé Tokyo (東京) du groupe de rock indé Yukiguni (雪国). Il s’agit d’un groupe tokyoïte fondé en 2023 et composé de trois jeunes membres tous nés en 2003: Eiichi Kyo (京英一) au chant et à la guitare, Masataka Osawa (大澤優貴) à la guitare basse et Tetsuki Kihata (木幡徹己) à la batterie. Le morceau Tokyo est très sensible avec la mélancolie qui va si bien au rock alternatif japonais. Ce morceau me touche et m’inspire, sans pourtant être original ni particulièrement innovant. Il avance lentement et sans excès, mais se permet tout de même un solo de guitare qui ne vient pourtant par perturber l’équilibre savamment dosé du morceau. Je pense que j’ai accroché à ce morceau dès les premières paroles chantées par Eiichi. Et en plus, le nom de ce groupe me rappelle que j’ai toujours le livre de Yasunari Kawabata (川端康成) du même nom en cours de lecture sur la table de chevet. Le titre du morceau me rappelle aussi qu’il faudrait que j’étende la playlist commencée il y à quelques temps de morceaux intitulés Tokyo. Le morceau Tokyo est présent sur le premier album du groupe, intitulé Pothos et sorti le 5 Juin 2024. Le nom de Kei Sugawara (菅原圭) m’était familier mais je pense que le morceau Shinka (深香) est le premier que j’écoute de ce jeune compositeur et interprète dont je ne sais que peu de choses, à part le fait qu’il a démarré sa carrière en 2020. Ce morceau Shinka est très beau et la voix androgyne de Kei Sugawara est très expressive et émotionnelle. Une partie de la vidéo se passe à Shibuya et notamment sur une passerelle piétonne que je prends souvent en photo, et qui est en cours de destruction depuis un bon petit moment. C’est cette même passerelle que l’on pouvait voir sur la vidéo du morceau Unō Sanō (右脳左脳) de Tricot. Il faudrait que je référence tous les morceaux de ma playlist dont la vidéo utilise cet endroit. Je ne sais pas si c’est une conséquence de cela, mais j’aime parcourir régulièrement cette passerelle.

Le morceau intitulé KIMI (to make your world a better place) de MoadEdge avec Shinjiro au chant m’amène ensuite vers une pop ambiante un peu plus lumineuse. Je ne connaissais pas ce collectif musical formé de DJs et producteurs, de compositeurs et réalisateur d’images, formé à Tokyo en Décembre 2023 et mélangeant les genres. Enfin, le collectif n’a pour le moment sorti que deux singles dont celui-ci, mais c’est très prometteur pour la suite. L’ambiance musicale correspond bien à l’image d’océan qui accompagne ce single, car il nous donne le sentiment de voguer à plusieurs mètres de hauteur au dessus de tout. Le dernier morceau de cette petite playlist est aussi beau qu’étrange. Il est même hypnotique. Il s’intitule bah! par une jeune artiste tokyoïte nommée o.j.o. L’approche créative est expérimentale, que ça soit la composition musicale aux premières notes simples, la vidéo particulièrement sombre et inquiétante, les paroles mélangeant anglais et ce qui ressemble à des onomatopées, les mouvements un peu mécaniques d’o.j.o. J’adore ce morceau qui est tout à fait unique et encore une fois prometteur car il s’agit de son premier single, sorti le 29 Mars 2024.

une saveur de Tokyo

En photographies sur ce billet de haut en bas: (1) une grande fresque murale sur la nouvelle rue Shintora par Tokyo Mural Project, (2) une scène de rue à Ueno tout près du parc, (3) un autocollant de poulpe jaune par UFO907 posé sur une rambarde de rue devant la station de Ebisu, (4) le koban futuriste du parc de Ueno par Tetsuro Kurokawa, (5) un autre autocollant de la série dessinée par Kyne à Ebisu.

Je pensais que la librairie Kinokuniya près du Department Store Takashimaya à Shinjuku était entièrement fermée depuis son remplacement par un magasin de meubles et accessoires de maison, mais je n’avais pas réalisé que l’étage proposant des livres et magazines étrangers avait été conservé. C’est une bonne nouvelle car le rayon de livres en français y est assez conséquent. A vrai dire, je ne connais pas d’autres librairies avec autant de choix en français. Il y a bien le Yaesu Book Center près de la gare de Tokyo ou le Maruzen du building Oazo, mais le rayon français y est beaucoup moins important. J’avais en tête d’y trouver un livre de Michaël Ferrier. J’ai déjà lu son livre sur Fukushima, qu’il m’avait d’ailleurs envoyé avec une dédicace. A cette époque, mes articles sur l’architecture des Métabolistes japonais et sur les visions futuristes d’un Tokyo vertical construit sur la baie avaient inspiré un essai qu’il avait écrit pour un colloque et qui est également disponible dans un ouvrage de la série Croisements (le numéro 3 de l’année 2013).

Il y a quelques semaines, comme je l’indiquais dans un billet précédent, j’écoutais plusieurs épisodes de l’émission Hors-Champs de Laure Adler sur France Inter, consacrées au Japon. Laure Adler y interviewait, entre autres, le cinéaste Hirokazu Kore-Eda, l’écrivain Kenzaburo Oe ou le photographe Hiroshi Sugimoto. De fil en aiguille, je me suis mis à rechercher en podcast d’autres émissions intéressantes de Laure Adler, une interview du cinéaste Kiyoshi Kurosawa, ou une série en cinq épisodes consacrée à Roland Barthes. Dans une autre émission, Laure Adler interviewait l’écrivain Michaël Ferrier au sujet de son dernier livre Mémoires d’outre-mer. Le livre ne prend pas le Japon comme sujet ou comme décor, mais comme Michaël Ferrier habite à Tokyo, la ville y est tout de même aborder pendant l’interview. Dans la foulée de ce podcast, me revient donc en tête l’envie de lire d’autres livres qu’il consacre à Tokyo. J’avais déjà lu Tokyo, petits portraits de l’aube. Je pars donc à la recherche d’un autre roman, KIZU à travers les fissures de la ville, dont parlait Daniel il y a quelques temps. Peut-être le trouverais-je dans les rayons de Kinokuniya de Shinjuku.

Une fois là bas, je trouverais plutôt Le goût de Tokyo, car il vient d’être réédité. Je ne connaissais pas, mais il s’agit d’un épisode d’une série intitulée « Le goût de… » par différents auteurs et sur différents lieux, des villes ou des pays. Le goût de Tokyo est une anthologie de textes sur Tokyo, sélectionnés et commentés pour la plupart par Michaël Ferrier. Les textes sélectionnés sont de courts extraits de deux ou trois pages, par des auteurs français ou francophones principalement, mais également quelques écrivains japonais. Ces courts extraits nous proposent différents tableaux de la ville, sous ses aspects le plus fascinants et poétiques mais aussi les revers de cette ville. Il y a beaucoup de grands noms, des écrivains ayant fait un ou plusieurs séjours à Tokyo, comme Marguerite Yourcenar ou Claude Levis-Strauss, mais aussi des écrivains qui se sont fait connaître par leurs récits issus de longs périples au Japon, comme l’écrivain suisse Nicolas Bouvier. On apprécie beaucoup lire les impressions variées sur cette ville de la petite trentaine d’auteurs sur les 118 pages du livre. A travers ce recueil, Michaël Ferrier nous apporte un éclairage nuancé sur cette ville. Il n’hésite d’ailleurs pas à lancer quelques pics dans certains commentaires de textes sur des visions stéréotypées ou condescendantes de certains auteurs. Un problème typique est de penser détenir une vérité sur ce pays et ce peuple à travers une courte expérience parfois limitée. Il est toujours très hâté de dresser une généralité sur la totalité de ce pays à partir de cas particuliers que l’on aurait rencontré dans son expérience de vie au Japon. Ceci étant dit, la plupart des clichés existants sur le Japon sont vrai, mais le contraire l’est également, car comme pour tous pays, le Japon est composé de personnalités diverses qui ne s’inscrivent pas toutes dans le modèle de société japonais. Michaël Ferrier écrit d’ailleurs un petit paragraphe bien vu sur ce point là.

Ce livre se lit très vite, il se dévore même. Ce format est intéressant car il ouvre une porte vers d’autres auteurs. A la fin du bouquin, je remarque qu’il y a d’autres épisodes qui semblent intéressants, comme Le goût de Kyoto, Le goût du Japon mais aussi dans d’autres domaines Le goût de l’architecture, Le goût de la photo ou Le goût du rock’n’roll.