memory leak

Juste à côté de Sekiguchi Bashoan (関口芭蕉庵), l’ancienne maison du poète haïku Matsuo Bashō (松尾芭蕉) que je montrais dans un billet récent, se trouvent les jardins d’Higo Hosokawa (肥後細川庭園). Ces lieux étaient la résidence secondaire du clan Hosokawa, seigneurs du domaine de Kumamoto pendant la période Edo, ensuite devenus la résidence principale de la famille Hosokawa. Ces jardins ouverts au public prenaient auparavant le nom de Parc Shin-Edogawa (新江戸川区公園) mais ils ont été renommés en 2017 suite à d’importants travaux de rénovation. Les jardins sont particulièrement agréables, notamment par le dénivelé qui donne une belle vue d’ensemble du domaine. On peut accéder par l’arrière des jardins à un musée appelé Eisei Bunko (永青文庫) qui regroupe des œuvres d’art de la famille Hosokawa. La porte de pierre ronde permettant le passage des jardins vers le musée est étonnante, comme si elle nous permettait de remonter dans le temps et dans les mémoires.

Les esprits les plus attentifs se souviendront peut-être de mon évocation passionnée de la musique de l’artiste Tomo Akikawabaya sur une compilation sortie en 2016 intitulée The Invitation of the Dead qui regroupait des EPs de l’artiste sortis dans les années 1980. J’avais été complètement fasciné par cette musique obscure et étrange. Lorsque l’artiste annonça la sortie d’un deuxième album intitulé The Castle II regroupant d’autres de ses créations datant de ces mêmes années 1980, je n’avais pu m’empêcher de mentionner mon enthousiasme sur un des billets de son compte Instagram. Cet album The Castle II a une ambiance tellement unique qu’il en est inclassable. L’artiste, de son vrai nom Tomoyasu Hayakawa, m’avait contacté peu de temps après en message privé pour me faire part qu’il avait parcouru Made in Tokyo et apprécié les photographies et les textes que j’avais écrit au sujet de sa musique. Une conversation, certes discontinue, s’est instauré entre nous car il a des liens avec d’autres artistes que j’apprécie, du label Flau notamment. Il me recommande récemment la musique de Caterina Barbieri, artiste électronique italienne basée à Berlin, qui doit d’ailleurs passer prochainement à Tokyo pour une performance organisée par Mutek Japan. J’apprends également qu’elle sera la future directrice artistique musicale de la Biennale de Venise pour les deux années 2025-2026. Tout ceci m’intéresse beaucoup et je me plonge dans l’album Ecstatic Computation que Caterina Barbieri a réédité en 2023 sur son label Light Years. L’album est disponible sur Bandcamp tout comme son suivant intitulé Myuthafoo que je découvre juste après. J’ai été tout de suite très impressionné par l’atmosphère profonde et hypnotique qu’elle crée. J’y ressens une sorte d’instabilité qu’elle arrive à contrôler et, en même temps, à laisser aller comme si la machine avait également son mot à dire dans ses compositions. J’y ressens une harmonie subtile et éphémère qui apparaît pendant les morceaux qui se finissent parfois en crash. Cette musique est dense et complexe mais démarre souvent sur des motifs simples qui se mélangent ensuite pour créer des méandres dans notre cerveau. Cette musique a une très grande force d’évocation notamment le morceau Myuthafoo de l’album du même nom, qui a une profondeur qui me laisse sans voix. Le morceau Fantas long de plus de 10 mins démarrant l’album Ecstatic Computation est également assez fantastique dans sa composition. C’est le genre de morceau qu’on écoute sans bouger, comme si on était paralysé par cette atmosphère musicale et l’émotion forte qui s’en dégage. Le pouvoir d’évocation de cette musique est même parfois tellement puissante qu’elle pousse vers une introspection vers laquelle on ne souhaite pas toujours allé. Ce n’est clairement pas une musique inoffensive.

Je continue mes expériences d’utilisation de ChatGpt en le questionnant cette fois-ci sur moi-même. Si les versions précédentes de l’outil ne reconnaissait heureusement pas mon nom, celle actuelle semble avoir beaucoup d’informations à mon sujet, qui sont, il faut bien le dire, en grande partie fausses. Ça démarre pourtant à peu près bien car l’outil arrive à mettre un lien entre mon nom et le blog Made in Tokyo et parvient à en comprendre les thèmes principaux. Ma présence internet est presque entièrement sur ce blog, donc le fait qu’il l’évoque n’est pas du tout étonnant. Mais ChatGpt s’emballe en mentionnant de nombreuses activités qui me sont complètement étrangères, comme la tenue de conférences et d’ateliers, l’écriture de livres et d’articles dans des magazines. Ce qui est vraiment fascinant est que l’outil donne des informations qui semblent très précises avec des noms de lieux, d’editions, de magazines connus avec des dates. Cette fois-ci, je ne l’ai pas poussé dans ses contradictions car la tâche paraissait trop grande, mais cet outil me paraît en fait dangereux.

Après avoir lu toutes ces « informations » énoncées avec un certain aplomb, on en viendrait presque à douter de soi-même, comme si cette version de ma vie était celle que j’aurais dû avoir. C’est comme si l’outil déduisait automatiquement que la masse d’information que j’écris sur Tokyo et son architecture voulait forcément dire que je l’ai exposé dans des conférences et des ateliers, et non « gratuitement » dans un blog. On pourrait presque se convaincre d’avoir fait toutes ces choses, et d’avoir en quelque sorte perdu la memoire. Je me demande quels sont les gardes-fous pour ce genre de choses. J’ai essayé des questions similaires sur Gemini, l’outil AI de Google, et il est heureusement beaucoup plus mesuré dans ses réponses en rappelant régulièrement qu’une recherche directe sur internet permet d’avoir des informations plus précises. Parmi les réponses de ChatGpt, j’ai cherché à savoir si les livres mentionnés existaient bien aux éditions données, en pensant que mon nom y avait été associé par erreur, mais je n’en ai trouvé aucune trace. ChatGpt invente donc toutes ces fausses informations. Je n’ai pas essayé Grok, l’outil AI de la plateforme X, car je n’y ai pas accès. Je ne publie de toute façon plus beaucoup sur X Twitter. Il y a quelques jours, mon article sur le building Arimaston avait reçu beaucoup de visites depuis Twitter, car une ou deux personnes avaient posté un lien vers mon article dans les réponses à un Tweet au sujet de cette maison publié par un autre français à Tokyo. En lisant les réponses souvent violentes au Tweet en question, on peut se demander si le monde n’est pas devenu fou (plusieurs personnes clament qu’il faut tout simplement raser cette maison). La leçon de l’histoire est qu’il ne faut jamais lire les réponses aux Tweets sous peine d’entrer dans un tourbillon de violence verbale qu’on ne préférait pas voir. Je me dis que ce blog est un petit havre de paix et j’espère qu’il le restera ainsi.

don’t look so blue, come on and see through

Lorsque l’on marche à Ginza, notre regard se laisse forcément attiré par les devantures des magasins de luxe, celles rosées avec des ouvertures arrondies du building Mikimoto par Toyo Ito, ou celles plus sombres avec des mannequins de personnages sortis d’un manga pour une des boutiques affiliées à la marque de Rei Kawakubo, Comme des garçons. Sur les deux premières photographies, je reviens sur les vaguelettes qui composent la surface conçue par Jun Aoki du nouvel immeuble Louis Vuitton. Ce building est de toute beauté car cette surface semble être organique et change de tons en fonction des réflexions de la lumière. C’est un immeuble vraiment unique qui vaut clairement le détour pour celles et ceux qui passeraient prochainement à Tokyo. Devant le bâtiment de verre Hermès au carrefour Sukiyabashi, les constructions ont démarré à l’emplacement du Sony Park qui a fermé ses portes en Septembre 2021. Le Sony Park conçu par Nobuo Araki (The Archetype) avait remplacé l’ancien building Sony datant de 1966 conçu par Yoshinobu Ashihara. Un article sur le blog Showcase Tokyo me rappelle d’ailleurs l’agencement continu très particulier des étages de ce building, une structure innovante en pétales de fleur. Cet agencement continu me rappelle un peu Omotesando Hills de Tadao Ando mais à la verticale plutôt qu’à l’horizontale. On y construit maintenant le nouveau Ginza Sony Park qui verra le jour en 2024. On sait peu de choses sur ce nouveau building mais il conservera apparement le concept d’espace public ouvert du Sony Park et une structure unique d’agencement des étages. En attendant, on peut profiter des fleurs folles de Shun Sudo sur les murs métalliques blancs délimitant la zone de construction. Ce n’est pas la première fois que je les prends en photos, mais je ne me lasse pas de mélanger ces fleurs avec le flot de la foule qui ne se tarit jamais à cet endroit.

J’étais passé à Ginza ce jour là pour voir une exposition de Tetsuya Noguchi (野口哲哉) appelée This is not a samurai. L’exposition est déjà terminée. Elle se déroulait du 29 Juillet au 11 Septembre 2022 au Pola Museum Annex. Comme on peut le voir sur les quelques photos ci-dessus prises à l’iPhone, l’artiste originaire de Takamatsu dans la préfecture de Kagawa détourne la figure du samurai en lui donnant des occupations et préoccupations très actuelles. Tetsuya Noguchi crée principalement des sculptures faites de résines et de fibres, mais il peint également ces représentations très particulières de samurai. Il y a beaucoup d’humour dans ses créations qui nous rappellent que, derrière les armures et les casques de combat, se cachent des personnes humaines aux émotions diverses. Certaines de ses oeuvres semblent être des collaborations avec des grandes marques, comme ce vieux samurai partant un casque et une protection ventrale aux signes de Chanel. Cette exposition était en fait très bien à sa place à Ginza. L’artiste était présent dans le musée lorsque j’y suis passé mais signait des recueils de photographies de ses oeuvres seulement pour les personnes qui avaient réservé. Cette petite exposition gratuite m’a redonné l’envie d’aller plus souvent voir l’art contemporain qui affleure dans la multitude de petites galeries présentes à Tokyo. Il ne faut pas que j’oublie de m’ouvrir l’esprit en allant voir ce genre d’expositions.

Parler de Ginza et des grandes marques qu’on peut y trouver, me rappelle à l’ex-mannequin haute-couture Rena Anju (安珠玲永) que j’évoquais lorsque j’écoutais avec passion l’album-compilation The invitation of the dead de Tomo Akikawabaya. J’y repense car le photographe Alao Yokogi (横木安良夫) qui a pris Anju en photo sur toutes les pochettes des albums et singles de Tomo Akikawabaya a montré récemment certaines de ses photos sur son compte Instagram. Il montre notamment des photos de la pochette du premier single de Tomo Akikawabaya intitulé Mars et sorti en 1983, que l’on retrouve également sur la compilation The invitation of the dead. Anju, le regard sombre, est prise en photo dans une robe blanche dessinée par Tomo Akikawabaya au milieu d’un espace inhospitalier fait de rochers en bord de mer. La description semble indiquer que la photo a été prise à Tokyo. Je n’ai pu m’empêcher de laisser un commentaire au photographe Alao Yokogi sur cette photo pour faire part du fait que ses photographies font entièrement partie de l’oeuvre musicale de Tomoyasu Hayakawa (le vrai nom de Tomo Akikawabaya) et contribuent grandement à la fascination qui s’opère à son écoute. Je m’étais longuement étendu sur le sujet dans un billet dédié à cet album et aux mystères de son auteur. Le photographe a gentiment aimé mon commentaire, mais j’ai été particulièrement surpris par le fait que Tomoyasu Hayakawa (th) se mette à me suivre sur Instagram suite à ce commentaire. Tomoyasu Hayakawa doit certainement suivre sur Instagram le photographe Arao Yokogi. The invitation of the dead est loin d’être une oeuvre facile d’approche mais elle continue à me fasciner et j’y reviens assez régulièrement. Les captures d’écran que je conserve ci-dessus sur ce blog m’amènent à écouter une nouvelle fois cet album au romantisme sombre.

Les réseaux sociaux que ça soit Instagram ou Twitter ont parfois du bon, car j’y découvre régulièrement de belles choses parmi le flot incessant de choses inutiles et inintéressantes (voire abrutissantes) qui s’imposent à nous. Je le mentionne régulièrement sur ce blog, mais je suis avec une attention certaine la newsletter du journaliste musical Patrick St Michel. Il écrit principalement sur Japan Times, mais aussi sur le site de Bandcamp ou sur Pitchfork. Il a par exemple interviewé dernièrement 4s4ki sur Pitchfork pour son dernier album Killer in Neverland (il faudra que j’en parle un peu bientôt). Il me fait parfois découvrir de belles choses, la dernière découverte étant Miyuna. En fait, je n’y trouve malheureusement qu’assez rarement des musiques qui me plaisent vraiment mais son avis très pointu mérite qu’on y prête toute notre attention. Sur son mailer numéro 51 du mois d’Octobre 2022, il met en tête d’article la présentation du mini-album D1$4PP34R1NG de 1797071 que j’ai évoqué récemment dans un billet. Comme je savais qu’il avait beaucoup apprécié le premier album de Ms Machine au point de le mettre en première position de son classement pour l’année 2021 et voyant qu’il ne parlait pas de ce mini-album composé et chanté par Mako de Ms Machine, je m’étais permis de lui laisser un message sur Twitter pour lui conseiller son écoute, ce qu’il a fait comme il me l’a indiqué en réponse à mon tweet, donnant cette revue sur son dernier mailer. C’était ma petite contribution pour essayer de faire connaitre un peu plus ce mini-album, que j’écoute très souvent, et cette artiste.

Je mentionnais très rapidement dans mon billet précédent la compositrice et interprète sud coréenne underground Miso (미소), de son vrai nom Kim Mi-so, car elle participe à l’album de remixes de morceaux de Sheena Ringo intitulé Hyakuyakunochō (百薬の長) qui sortira le 30 Novembre 2022. Elle s’attaque au remix de Marunouchi Sadistic (丸ノ内サディスティック), ce qui n’est pas une mince affaire car il s’agit du morceau le plus populaire de Sheena Ringo. J’ai donc fait le curieux en écoutant sur YouTube quelques morceaux de Miso en commençant par Slow Running sorti en Mai 2021, puis son EP Metanoia sorti en Décembre 2020 ainsi que d’autres morceaux comme le single Alone sorti en Mai 2020. J’aime vraiment beaucoup sa musique et sa voix aux ambiances R&B accompagnées de sonorités électroniques. Miso a 30 ans. Elle chante principalement en anglais (les morceaux ci-dessus sont tous chantés en anglais), ce choix s’expliquant certainement par le fait qu’elle a passé son enfance en Angleterre. Sa voix fluide a quelque chose d’apaisant et a beaucoup de présence. Le rythme n’en est pas moins accrocheur sans en faire trop sur des morceaux comme Slow running ou Let It Go et peut dériver vers des ambiances plus mélancoliques comme sur le très beau morceau Evermore. Je ne vais jamais vers la k-pop super-standardisée, mais j’aime beaucoup ce genre de musique à tendance électro d’artistes indépendants coréens. Dans des styles assez différents, mais toujours à tendance électronique, j’écoute régulièrement l’album Instant of Kalpa de Syndasizung (신다사이정) et Asobi d’Aseul (아슬).

no one knows the truth inside me

L’envie me reprend régulièrement de montrer des photographies en noir et blanc pour leur particularité d’intemporalité. Ce sont pourtant ici des photographies digitales récentes. J’ai toujours une pellicule en cours sur le Canon argentique, mais le rythme de progression est malheureusement d’une lenteur qui m’a fait oublié les photos que j’ai pu y prendre jusqu’à maintenant. Montrer des photographies en noir et blanc est aussi une occasion de s’arrêter et de regarder un peu en arrière dans les milliers de photos que j’ai pu prendre jusqu’à maintenant. Je trouve que le noir et blanc convient bien pour cette recherche de photographies plus anciennes car il atténue la temporalité. Elles auraient pu être prises hier comme il y a vingt ans. Et le noir et blanc va bien avec les paysages lumineux, avec le béton, avec certains genres d’architecture. Sur les deux premières photographies, nous sommes dans les montagnes de Hakone pendant la période froide du nouvel an, il y a plusieurs années. L’atmosphère de désolation qui se dégage du béton de la première photographie m’impressionne maintenant alors que j’avais laissé de côté cette photo à l’époque. Les photographies suivantes proviennent du sanctuaire Kashihara Jingu près de Nara et du temple Toyokawa Inari qu’on a visité beaucoup plus récemment. Mais l’idée du noir et blanc s’est aussi imposée en raison de la musique qui va suivre.

L’album The Invitation of the Dead de Tomo Akikawabaya est aussi étrange qu’il est fascinant. Je me suis posé la question de savoir si j’allais en parler sur ce blog, mais j’ai toujours parlé de toutes les nouvelles musiques que j’ai pu découvrir au fur et à mesure des années sans omissions volontaires. L’étrangeté de cet album dans le style darkwave ne vient pas tant des compositions musicales que de la voix et la manière de chanter de son interprète. J’ai toujours été intrigué par les manières inhabituelles de chanter, qui peuvent parfois aller jusqu’à des extrêmes tout en restant dans une certaine forme de grâce voire de délicatesse. La voix de Jun Togawa est un très bon exemple de cela et l’écoute de ses albums solo et des albums avec son groupe Yapoos avait provoqué en moi une longue fascination de plusieurs mois (qui me revient par cycles, certes à moindre dose, quand je réécoute ses morceaux maintenant). Il s’est également produit une sorte de fascination voire même une obsession envers cet album de Tomo Akikawabaya, peut-être parce qu’on sait peu de chose sur cet artiste mystérieux. Le nom de l’artiste, tout d’abord, est étonnant car Akikawabaya sonne japonais mais cette composition de syllabes est soit inexistante en japonais soit particulièrement bancale. Le véritable nom de cet musicien serait en fait Tomoyasu Hayakawa. L’album The Invitation of the Dead est sorti en 2015 sur le label new-yorkais Minimal Wave Records, mais je ne l’ai seulement découvert qu’il y a quelques semaines. Il s’agit en fait d’une compilation d’un album de 8 titres intitulé The Castle sorti en 1984, ainsi que d’un EP de 3 titres intitulé Anju sorti en 1985. La carrière musicale de Tomo Akikawabaya est courte (de 1983 à 1986). Il sort son premier morceau Mars en 1983, morceau qui sera ensuite inclu sur The Castle puis sur la compilation que j’écoute en ce moment. Son dernier opus est un EP de deux titres sorti en 1986 et intitulé Kojiki To Onna. Il n’est étrangement pas inclus sur la compilation. La sortie de cette compilation est de l’initiative du label Minimal Wave Records qui s’était mis en tête de retrouver la trace de cet artiste disparu subitement après avoir laissé derrière lui une musique intemporelle et obscure qui ne laisse pas indifférent.

The Invitation of the Dead démarre par un premier morceau instrumental de 12 minutes intitulé Rebirth. Les nappes électroniques plutôt minimales nous font entrer dans le domaine du rêve. Les premières notes évoquent un espace en désolation avant que ne démarrent les sons de synthétiseur sur des notes simples, répétitives mais étrangement non prédictives. Ces sons possèdent une beauté mystérieuse qui s’imprègne petit à petit dans notre inconscient et nous poussent à partir dans les songes, dans une forme de méditation peut-être. Ce premier morceau est parfaitement représenté par la photographie de couverture de l’album, prise par le photographe Alao Yokogi (横木安良夫). On y voit une femme à la beauté mystérieuse, vêtue de blanc et au visage blanchi, comme un ange sorti d’un paysage aride et mortuaire que je vois représenté par l’épave de bateau sur le rivage. J’y vois une dimension quasiment religieuse, celle d’une renaissance construite sur le chaos. Le morceau s’appelle d’ailleurs Rebirth (renaissance). Ce n’est à mon avis pas un hasard si le modèle qui pose sur cette photographie se nomme Ange (アンジュ). J’ai vu son nom écrit de cette manière en japonais mais son véritable nom est Rena Anju (安珠玲永) et elle se fait plus communément appelée Anju. Elle était pendant ces années là mannequin haute-couture et défilait à Paris (パリコレ) pour Kenzo, Jean-Paul Gaultier par exemple. Elle revient ensuite au Japon dans les années 90 pour devenir photographe et il s’agit de la profession qu’elle exerce encore maintenant. Ce qui est troublant, c’est que Anju est l’unique modèle qui pose sur toutes les couvertures des disques de Tomo Akikawabaya, sauf sur le dernier Kojiki To Onna qui a une couverture dessinée représentant une femme en kimono qui pourrait très bien représenter Anju. Un des EPs se nomme également Anju. Bien que les paroles des morceaux toutes en anglais soient difficiles à comprendre entièrement, j’ai lu quelque part qu’elle y serait souvent évoqué. Sur la photo de couverture d’albums, Anju porte une robe créée par Tomo Akikawabaya. Les relations entre les deux personnes sont mystérieuses mais on imagine bien que Anju était une inspiration primordiale de son œuvre musicale, une muse peut-être. On ne sait rien cependant des connections exactes qui existaient entre eux, ni s’il y a une quelconque relation avec la fin soudaine de sa carrière musicale. Toujours est il que l’on ne peut pas dissocier la musique de The Invitation of the Dead de l’image mystérieuse de Anju qui l’accompagne. Cette photographie de couverture intervient directement dans l’appréciation de la musique de l’album, ce qui est chose assez rare pour le noter. Anju apparaît également aux côtés d’autres artistes électroniques de l’époque et pas des moindres car elle est un des personnages principaux du film musical PROPAGANDA du Yellow Magic Orchestra (YMO) que j’ai regardé avec une curiosité interrogative. On la voit également en photo aux côté de Ryuchi Sakamoto à l’époque du YMO, sur une photo prise par le même photographe Alao Yokogi. Son compte Instragram montre d’ailleurs quelques autres photographies tirées de PROPAGANDA (1, 2, 3) ainsi qu’autres séries de photographies de Anju.

Image du modèle Anju extraite du film PROPAGANDA du Yellow Magic Orchestra (YMO).

Le deuxième morceau de l’album The Invitation of the Dead est le premier single Mars qu’il a sorti en 1983. Ce morceau contraste beaucoup avec le premier morceau instrumental de l’album car il est chanté par Tomo Akikawabaya, comme d’ailleurs tous les autres morceaux qui suivent. Sa manière de chanter est pour le moins particulière et en rebutera certainement beaucoup. On devine une poésie dans ses mots, quelque chose d’intime, d’existentiel et de désespéré certainement, mais la signification reste très obscure car difficilement compréhensible. Sa manière de chanter est aussi assez difficile à décrire, teintée de romantisme, entre parlé et envolée mélodique, ce qui donne une approche parfois un peu rugueuse qui vient contraster avec la fluidité musicale. L’ambiance des paroles est sombre tout comme l’est la composition musicale. Les morceaux se ressemblent beaucoup dans le sens où ils évoluent dans une continuité jusqu’à l’apogée du huitième morceau Sleeping Sickness (qui est également le dernier morceau de l’album The Castle). Sleeping Sickness est d’une beauté pénétrante, comme nombre de morceaux de cet album d’ailleurs. Les sons sont marqués des années 80 mais garde une certaine intemporalité. J’ai parfois le sentiment d’y trouver une ressemblance avec les musiques d’Angelo Badalamenti sur Twin Peaks (pourtant sorti bien après les albums de Tomo Akikawabaya) et, sans qu’il n’y ait de ressemblance musicale, cette musique m’évoque également Unknown Pleasure de Joy Division. J’y trouve peut-être une même force dévastatrice. Le morceau le plus difficile d’accès de l’album est très certainement Diamond, toujours en raison de son interprétation au chant. Il y a pour moi quelque chose d’entêtant dans ce morceau qui me pousse à y revenir sans cesse, une sorte d’addiction subtile qui se développe dans notre subconscient. Le final tout en restant minimaliste est tout simplement superbe de délicatesse, par sa propension à évoquer des émotions.

L’artiste Tomo Akikawabaya est mystérieux car on ne sait que peut de choses sur lui. Il a construit ses albums en comité très restreint, accompagné d’un seul ingénieur du son nommé Takaaki Han-ya. Il joue de tous les instruments, chante tout lui-même et a toujours enregistré tous ses disques dans le même studio, Bea Pot Studio tenu par le même Takaaki Han-ya. Ce studio serait apparemment toujours en activité dans une banlieue de Tokyo, dans la ville de Tama près de Fuchu en direction de Hachijōji. Tous ces disques sont sortis sur son propre label Castle Records, apparemment seulement en vinyles et il n’y a pas eu de parutions en CD. Les vinyles étant impossible à trouver d’occasion (en regardant par curiosité aux Disc Union et sur Mercari), sa musique était difficilement écoutable dans de bonnes conditions. La sortie de The Invitation of the Dead sur le label Minimal Wave est également uniquement disponible en vinyle pour ce qui est du format physique, mais l’album est également en vente sur Bandcamp et sur iTunes en version digitale. Les morceaux sur The Invitation of the Dead ont été remasterisés et sont apparemment plus fidèles à l’idée originale de l’auteur. On peut bien écouter l’album entier sur YouTube, ce que j’ai fait lors de ma première écoute avant de l’acheter sur Bandcamp en digital. La version YouTube est par contre un enregistrement à partir des vinyles et comprend de nombreux bruits parasites (que les amateurs aiment j’en suis sûr).

On sait peu de choses sur Tomo Akikawabaya car il ne donne tout simplement pas d’interview. En fait si, il y a quand même une excellente interview récente (datant de 2016) par un artiste électronique nommé Nao Katafuchi. On comprend qu’il a été important dans la mise en relation entre Tomo Akikawabaya et Minimal Wave Records pour la création de l’album The Invitation of the Dead. Cette interview est très instructive car on en apprend un peu plus sur Tomo Akikawabaya qui se fait désormais appeler Th (pour Tomoyasu Hayakawa, j’imagine), son passé et son activité musicale actuelle. Il est en fait encore actif à travers un projet appelé The Future Eve qui est une collaboration avec le musicien anglais Robert Wyatt autour d’un morceau intitulé Brian The Fox. Un album est sorti en Mars 2019 sur le label Flau et est disponible sur Bandcamp et iTunes sous le titre KiTsuNe / Brian The Fox. Je connais d’ailleurs ce label Flau, notamment pour les artistes électroniques Cuushe et Noah. On apprend que Th a été membre éphémère d’un groupe new wave / punk appelé Desperate Bicycles alors qu’il était étudiant en Angleterre, ce qui explique qu’il chante en anglais. Il évoque également un autre groupe créé avec le même ingénieur du son Takaaki Han-y’a, suite à Tomo Akikawabaya. Ce groupe prenait le nom Beata Beatrix, qui est également une peinture datant de 1870 par Dante Gabriel Rosetti mais aussi, d’une manière un peu plus anecdotique, le nom d’un groupe de rock gothique italien. On apprend que Th est aussi photographe, comme l’est devenue Anju, et qu’il possède un restaurant appelé Happy Mouth (nom inspiré de Robert Wyatt) dans la préfecture de Mie, dans la ville de Suzuka (三重県 鈴鹿市 加佐登1-12-5). En regardant le compte Instagram du restaurant, j’étais amusé d’y voir une photo de Cuushe du même label Flau, à une table du restaurant. Ce qui est intéressant de voir à travers cette interview et à travers d’autres articles publiés sur quelques blogs, c’est que cette musique provoque les passions, certes d’un nombre très restreint de personnes, mais provoque aussi le besoin d’en parler et d’écrire à son propos, ce que je fais à ma manière sur ce billet de blog. C’est souvent essentiel pour moi d’écrire et c’est certainement une manière personnelle d’être reconnaissant envers l’artiste qui se livre devant nous.