Je recherche beaucoup en ce moment à faire contraster le décor urbain avec les couleurs de la végétation qui s’en dégagent soudainement, sans prévenir. Sur cette série photographique, le rouge végétal l’emporte haut la main sur le reste du paysage urbain, même la maison individuelle futuriste R・Torso・C de l’Atelier Tekuto sur la première photographie a du mal à rivaliser avec la force de cette couleur rouge. En insérant une photographie de la rivière de Shibuya, je m’amuse ensuite à soumettre ces formes et couleurs végétales à la rudesse grise du béton. L’architecture aux formes lisses et angles nets des première et dernière photographies agissent comme à cadre destiné à contenir et à amortir cet extrait de ville. Dans mon esprit, j’aime régulièrement concevoir mes billets comme des petites capsules urbaines suivant une logique définie de composition. Ces capsules s’apparenteraient à des salles d’un ensemble architectural beaucoup plus vaste, lui même représentant une réalité parallèle à celle de la Ville. Lire le manga Blame! de Tsutomu Nihei me fait réfléchir à ma vision de la Ville.
Dans les commentaires d’un billet précédent intitulé ‘walk as you mean to go on’, Nicolas me conseille la lecture du manga Blame! (ブラム!) de Tsutomu Nihei. Je ne connaissais pas ce manga de science fiction dont le premier épisode date de 1998, mais j’avais par contre vu de cet auteur l’anime Knights of Sidonia que j’avais beaucoup aimé à l’époque. Knights of Sidonia ressemble un peu à Neon Genesis Evangelion car, de manière similaire, des formes extraterrestres attaquent inlassablement une communauté qui essaie tant bien que mal de se défendre. Ce que j’aimais par dessus tout dans Knights of Sidonia, c’était la représentation très inspirée d’une ville verticale intégrée à un vaisseau spatial. On retrouve cette même complexité urbaine sur le manga Blame!, sauf que la représentation de la ville y est beaucoup plus chaotique.
Dans Blame!, Tsutomu Nihei nous montre un monde ultra-futuriste où les technologies cyberpunk se mélangent à d’immenses constructions de béton et de métal sombres et cauchemardesques. Un personnage solitaire, Killy, dont on ne sait que peu de choses, évolue entre les différents niveaux de cette gigantesque ville verticale. La ville est composée de strates séparées par des megastructures quasi indestructibles jouant le rôle de système d’isolation entre les différents niveaux de la ville. La ville que l’on parcourt dans Blame! prend ses fondations sur Terre et a ensuite grandi sans contrôle humain sur des dizaines de milliers de kilomètres pendant plus d’un millénaire. La ville est progressivement construite par des machines automatiques appelées bâtisseurs qui l’étendent à l’infini jusqu’à l’emballement et le chaos. L’univers de cette ville est sombre et crasseux, souvent vertigineux le long des longues parois donnant sur le vide, et viscéral quand les tubes de toute sorte s’entremêlent comme s’ils se connectaient à des organes. La ville est labyrinthique tout comme l’histoire qui y est relatée. On se perd dans ces lieux en suivant les traces de Killy comme on se perd dans l’histoire qui est particulièrement et volontairement complexe à comprendre. Le manga n’est pas facile d’accès du fait du nombre restreint de dialogues et d’explications sur les événements qui viennent interrompre le parcours des personnages. Cela pourrait avoir un aspect un peu frustrant, mais on apprend vite en parcourant les pages du manga qu’il s’agit ici plutôt de s’imprégner de l’ambiance des lieux et de vivre cette lecture comme une expérience. Il est difficile d’avoir des explications rationnelles à tout ce qui surgit, se transforme, disparaît soudainement pour réapparaître plus tard dans d’autres lieux. Pour sûr, ce manga ne s’adresse pas à tous, mais, en ce qui me concerne, j’ai tout de suite été impressionné par les détails et la spatialité de cette architecture gigantesque. D’une certaine manière, je suis même rassuré de savoir que Tsutomu Nihei a fait des études d’architecture avant de devenir mangaka, tant il maîtrise la conception des espaces.
L’univers post-apocalyptique de cette ville est mystérieux et on apprend sa genèse que par bribes d’informations très incomplètes. Killy, aidé dans son parcours par une scientifique appelée Cibo (ou Shibo), recherche des humains porteurs du terminal génétique. On apprend que les humains avaient autrefois contrôle sur l’évolution de cette ville en s’y connectant à travers ces terminaux génétiques, mais qu’une contamination leur à fait perdre ce contrôle, laissant la ville en proie aux machines bâtisseuses inarrêtables et aux créatures cybernétiques appelées Sauvegardes (ou Contre-Mesures ou Safeguards selon les traductions). Killy et Cibo ont pour objectif de rendre à l’humain cette capacité de se connecter avec la ville, afin d’en arrêter son expansion folle, de stopper les actions destructrices des Sauvegardes et de redonner à cette ville un fonctionnement normal. Le périple de Killy et Cibo est ponctué de nombreux combats contre ces Sauvegardes qui cherchent inlassablement à exterminer les humains. Killy est humain mais possède des capacités cybernétiques et une arme très puissante, un Émetteur de Rayon Gravitationnel (Gravitational Beam Emitter), dotée d’une technologie rare et donc convoitée. Cette arme est un de ses plus précieux alliés contre les Sauvegardes et autres créatures hostiles car ses effets sont dévastateurs.
Dans ces mondes obscures, vivent des tribus plus ou moins étranges ou hostiles qui viendront croiser le chemin de Killy. Dans les premiers volumes de l’histoire, il traversera le village des electro-pêcheurs (ou électro-harponneurs), un regroupement humain vivant retranché et précairement dans une partie de la ville et ne sachant que peu de choses sur leur histoire ou leur environnement. Ils ont connaissance de légendes sur un monde ancien mais peu de certitudes. Les nombreuses rencontres que fait Killy sur son parcours n’aident en fait pas beaucoup le lecteur à comprendre l’origine de cette ville, et viennent même complexifier l’ensemble. Une autre forme vivante appelée Silicié (ou Créature de Silicium) vient plus tard empêcher la progression de Killy et Cibo dans leur recherche. Ce sont des cyborgs de couleur noire aux formes étranges parfois grotesques et élancées, luttant d’abord pour leur survie en détruisant toute forme humaine. Un peu plus loin encore, un personnage aux allures féminines appelé Sanakan, représentante haut placée des troupes de Sauvegardes possédant également un Émetteur de Rayon Gravitationnel, essaiera aussi de leur barrer la route. D’autres personnages comme l’intelligence artificielle Mensab (ou Main-serv) et son gardien Seu, ou l’ancien Sauvegarde spécial reconverti Dhomochevsky et son compagnon Iko, essaieront plutôt de les aider dans leur quête d’un porteur de terminal génétique. L’histoire se complexifie encore quand on nous indique que ce terminal permet de se connecter à une Résosphère (ou Netsphere) qui semble être un monde parallèle à la réalité basique où le temps et l’espace fonctionnent différemment.
Il faut s’accrocher entre tous ces concepts mais on apprend vite à lâcher prise et à se laisser entrainer dans cet univers plutôt que d’essayer d’en comprendre les moindres détails. Et cet univers est fabuleux, que ça soit pour l’aspect grandiose et le détail extrême des lieux, que pour la qualité graphique et l’élégance des personnages que l’on y croise. En fait, cette densité nous fait penser que ce monde est beaucoup plus vaste et réfléchi que ce que l’auteur nous montre dans les pages du Manga. De nombreux termes font référence au monde digital et informatique comme le nom des personnages Mensab (Main-Serv autrement dit ’Serveur Principal’) ou Seu (software de l’IBM AS/400), le Silicium qu’on retrouve dans les composants électroniques, la Résosphère comme représentation du cyberspace, les Contre-Mesures qui essaient d’éliminer les humains contaminés comme des virus informatiques, les règles d’accès à la Résosphère qui ressemblent à une gestion d’accès d’un système d’exploitation informatique. La frontière entre le monde très physique de cette ville titanesque et le monde digital où des entités se téléportent devient de plus en plus flou au fur et à mesure qu’on avance dans l’histoire. En fait, la densité de ce monde et les références au monde digital (par exemple, les intelligences artificielles) ne sont pas si éloignées que ça des mondes de Masamune Shirow sur Ghost in the Shell. L’ambiance graphique est cependant plus proche de celle de H.R. Giger dont Tsutomu Nihei dit être influencé. Intéressante coïncidence, Je suis justement en train de revoir tous les films Alien suite au billet que je mentionnais plus haut, et j’ai déjà vu les quatre premiers de la série. Me reste à revoir les films plus récents de la série Prometheus. Tsutomu Nihei revendique également un attrait pour la bande dessinée franco-belge d’auteurs comme Enki Bilal ou Moebius. Je sens que je vais bientôt ressortir de ma bibliothèque la trilogie Nikopol et le gros volume de l’Incal.
Suite à la lecture des six volumes du manga Blame!, je regarde le film d’animation éponyme réalisé par Hiroyuki Seshita sur Netflix. Le film est graphiquement très fidèle mais ne va pas aussi loin que le manga dans la représentation de la grandeur des espaces. L’histoire reste beaucoup plus abordable que le manga car elle se limite au deuxième volume quand Killy rencontre Zuru et le village des electro-pêcheurs, et qu’il tente avec Cibo une connexion à la Résosphère à travers un terminal synthétique récupéré dans l’ancienne entreprise Toha Heavy Industries. On ne retrouve pas non plus dans le film d’animation la folie graphique que l’on peut voir dans le manga, notamment dans le dessin de certains personnages. Mais, le film est tout de même très beau visuellement et constitue un complément intéressant et même instructif sur l’univers du manga.