Pendant la journée, elle rêve du soir. Du haut du sixième étage de la tour de bureaux de Nishi Shinjuku, elle détourne les yeux de son ordinateur pour regarder en bas des tours. Pour tromper la monotonie qui la gagne petit à petit au cours de la journée, elle scrute d’abord la rue qui longe les buildings. Il y a la foule habituelle, en costumes et cravates, en jupes noires unies. Mais elle détourne de nouveau le regard, elle cherche un point d’ancrage qui la fera partir de ce monde pendant quelques minutes qui paraîtront des heures. Du sixième étage de la tour, on distingue le parc. Comme hier à la même heure, trois anciens font des exercices près des arbres. Leur rythme est régulier et ne semble pas être dérangé par les quelques pigeons qui tournent autour, parfois chassés par un chien en laisse. L’oeil de Kei s’attarde toujours trois secondes sur ces trois anciens, mais cherchent rapidement autre chose. Elle cherche un jeune homme aux cheveux blonds, qui criait hier par intermittences dans le parc. C’était une scène étrange. Elle n’entendait pas le son de sa voix bien entendu, mais les mouvements accentués de sa mâchoire lui faisait penser à un cri. Il lui aurait fallu des jumelles pour distinguer clairement les expressions du visage de l’homme du parc. Elle aurait pu emprunter celles du bureau voisin, celles de Mr Sasaki, certainement perdues dans un des tiroirs de l’armoire du fond. Mais ce n’était pas nécessaire. Elle distinguait une gravité dans ce cri. C’était une plainte, c’était certain. Il restait immobile et regardait vers le ciel. Il implorait quelque chose, quelqu’un, peut être Dieu. Cette scène avait quelque chose de fascinant. Les promeneurs du parc ne prêtaient pourtant nulle attention aux cris de cet homme. Peut être que ce cri était inaudible. Pourtant, Kei le ressentait, comme une vibration, un faible tremblement. Alors qu’elle était prise dans ses pensées, le chef de service Mr Kimura fit soudainement irruption dans le bureau, ramenant Kei à la réalité des affaires du jour, trois nouveaux dossiers clients à préparer pour le soir même. Plus le temps de s‘attarder dans le parc. Alors que Mr Kimura quitta le bureau en laissant ses ordres en demi phrases, tout en bas de la tour, dans le parc, l’homme avait disparu soudainement en l’espace de quelques secondes.
Aujourd’hui encore, en fin d’après-midi vers 16h, elle se perd dans ses pensées. Elle regarde d’abord à travers la baie vitrée de son bureau qui laisse réfléchir son visage et ses cheveux teintés en blond. Son regard rêveur descend ensuite vers le parc. Avec une certaine stupeur, elle retrouve cet homme près des trois anciens faisant leurs exercices journaliers. Il se trouve exactement au même endroit et il crie. Il crie comme elle ne pourrait jamais le faire, emprisonnée dans une vie qui s’est imposée à elle. Comme hier, cette scène lui procure une sensation étrange comme des vibrations légères qui lui prennent à l’estomac, puis au coeur jusqu’à la nuque. Des images de sa mère lui reviennent en tête à ce même instant. Elle fut porté disparu soudainement quelque part dans la banlieue de Nagoya, il y a tout juste un an. Les raisons de son départ restent inexpliquées. Des images de cette dispute lui reviennent ensuite en tête, des mots également qu’elle essayait d’oublier depuis son départ vers Tokyo sur un coup de tête. Elle essaie d’oublier mais cet homme blond dans le parc lui remet ces souvenirs en tête. Elle voudrait crier également, mais elle ne peut pas. Aucun son ne s’échappe. Regarder cet homme dans le parc a une vertu libératrice qu’elle n’avait pas soupçonnée le premier jour, jusqu’à cet instant.
Ce soir, Kei passe la soirée avec son amie d’enfance Hikari, également installée dans la banlieue Ouest de Tokyo un an avant elle. L’année dernière, Kei s’était installée près du parc de Inokashira, à quelques centaines de mètres de l’appartement de Hikari. Ce logement est temporaire, mais ça fait déjà une année qu’elle l’occupe sans réfléchir à un changement. Situé au deuxième étage d’un vieil et petit immeuble de briques rouges, l’appartement est composé d’une seule pièce en tatami, avec une petite cuisine dans l’entrée. L’unique fenêtre donne sur un jardin public tout en longueur, accolé au parc Inokashira. Plusieurs fois par semaine, un jeune homme vient s’y exercer à la guitare sèche tout en fredonnant. Il repart en général après une petite demi-heure, en direction de la station de trains. Il fait déjà nuit noire après 21h, l’heure à partir de laquelle Kei rentre de ses journées de bureau à Nishi Shunjuku. Cet air de guitare hésitant lui apporte un certain apaisement. Elle entrouvre la fenêtre et tend l’oreille, assise sur le tatami. Le son de la guitare se mélange avec le bruit des insectes du parc et avec le brouhaha enjoué des clients sortant de l’isakaya au bout de la rue. Cet homme à la guitare doit avoir le même âge qu’elle. Ces cheveux longs et teintés de mèches blondes lui cachent légèrement le visage. Il s’assoit toujours au même endroit sur un banc dans la pénombre. Elle ne pourrait certainement pas le reconnaître si elle le croisait par hasard dans une rue du quartier en pleine journée. Le morceau de musique sur lequel il s’entraine depuis une quinzaine de minutes ce soir ressemble à un vieux morceau qu’elle écoutait dans son enfance, dans la maison de Nagoya. Il ressemble à un morceau qu’écoutait sa mère, en disque vinyle, le samedi en début d’après-midi après le déjeuner. En écoutant ce morceau, la mère de Kei devenait contemplative, assise les mains jointes sur le sofa du salon. Kei n’y prêtait guère attention, car il fallait qu’elle se prépare pour son club de tennis à l’école. Hikari l’attendait à la station de bus du quartier et il ne fallait pas qu’elle perde une minute.
Un bruit de sonnette la sort soudainement de ses songes. Il est 21h30, Hikari vient d’arriver devant la porte de l’appartement. En se levant du tatami pour ouvrir la porte d’entrée, elle remarque à ce moment là que le joueur de guitare n’émet plus un son. Il semble être déjà parti du jardin public. « Je n’étais pas certaine que tu sois rentrée. Je suis donc passé par le jardin public et vu de la lumière et une fenêtre entrouverte. Tu es un peu en avance ce soir. » dit Hikari en entrant dans la pièce. Kei lui répond d’un mouvement de tête et ne lui demandera pas si elle a vu le jeune guitariste dans le parc. Elle a déjà la tête ailleurs, en regardant la photo de sa mère, sortie d’un tiroir de la commode et placée en évidence sur l’étagère de bois au dessus. Cela fait exactement un an aujourd’hui qu’elle a disparu. Kei ne pouvait pas passer cette soirée seule. En entrant dans l’appartement ce soir, Hikari dissipe les nuages, fait disparaître les songes et la ramène vers la lumière.
Kei se réveille en sursaut le lendemain matin. Hikari est restée jusqu’à environ 1h du matin pour repartir ensuite chez elle à pieds. L’alarme du réveil s’est déclenchée à 6h, comme tous les matins de la semaine. Elle oublie parfois de l’éteindre le samedi, mais elle ne s’accorde de toute façon que quelques heures de sommeil par nuit. En ouvrant d’une main approximative la fenêtre donnant sur le jardin public, un rayon de soleil traverse la pièce et dessine une ligne franche qui semble indélébile sur le tatami de la pièce unique de l’appartement. Le vent est frais pour un matin d’Octobre. C’est un appel vers le parc, il lui démange déjà d’aller y courir. Après avoir compter jusqu’à dix dans la chaleur du futon, elle se lève brusquement et enchaîne les mouvements systématiques pour se préparer rapidement, car l’appartement mal isolé est glacial tôt le matin. Il semble d’ailleurs faire bien meilleur à l’extérieur. Elle achètera un petit pain et un café en boîte pour le petit déjeuner au convenience store à quelques mètres d’ici. Avant de sortir de l’appartement, elle s’arrête devant le miroir de l’entrée comme elle le fait quelques fois. Elle se regarde pendant plusieurs minutes, observant attentivement chaque courbe et arête de son visage. Elle recherche en elle le visage de sa mère. Quand elle était petite, on lui disait parfois qu’elle ressemblait à sa mère, comme une copie miniature. Elles sont pourtant bien différentes, mais Kei s’obstine à rechercher en elle sur ce miroir de l’entrée un souvenir, une sensation qui se dégagerait soudainement. À la lumière du soleil d’automne, ses cheveux aux mèches blondes semblent beaucoup plus clairs et lumineux. Quand Hikari vient chez elle le soir, ce sentiment d’éclaircie soudaine la gagne à chaque fois, comme un rayon de soleil puissant transperçant de lourds nuages.
Kei ferme la porte d‘entrée après avoir saisi son petit porte monnaie et descend l’escalier extérieur. La rue est vide et silencieuse, déserte. Le convenience store à quelques pas d’ici est le seul signe manifeste de vie dans le quartier. Un jeune étudiant, les yeux entrouverts, assure le service matinal. L’entrée du parc Inokashira est toute proche. Il sera rempli à raz-bord dans la journée, mais à cette heure-ci tôt le matin, il n’y a personne. C’est presqu’inhabituel d’ailleurs qu’il n’y ait pas un chat, ou un promeneur de chien dans les allées du parc. Après quelques étirements rapides, Kei commence sa course. C’est un moment privilégié du week-end, en dehors du temps et de toutes obligations. Elle écoute souvent de la musique en courant dans les allées, mais elle décide aujourd’hui d’écouter les sons du parc, le vent s’engouffrant dans les feuillages, le bruit des branchages qui se cassent sous ses pieds. Aujourd’hui, elle n’a pas envie de s’évader et de s’extraire au monde. Elle ressent au contraire un désir inarrêtable de se reconnecter au monde.
Le pas de sa course s’accélère rapidement, et elle traverse maintenant au pas de course le pont pour piétons au dessus de l’étang. De l’autre côté de cet étang, de grosses goûtes de pluies commencent à tomber comme des masses. Une averse imprévue ou un orage peut être? La pluie devient de plus en plus forte, mais Kei ne se décourage pas et accélère même le pas. Elle y voit là une mission. Courir dans les allées du parc, de plus en plus vite et sans faiblir, devient soudainement nécessaire. La pluie lui frappe le visage de plus en plus fort. Le vent qui s’est levé s’organise en bourrasques pour essayer de la stopper dans son élan, mais rien ne vient altérer le rythme des mouvements de Kei. Peut être s’agit il d’un typhon? Kei n’en sait rien et elle s’en moque. Elle n’a plus le choix, son but est désormais de terminer cette course coûte que coûte. Comme une révélation, elle a maintenant la certitude que son monde en sera changé.
Le bruit strident du téléphone déchire la pénombre. Kei déteste ce téléphone qui ne lui annonce que des mauvaises nouvelles. Se cachant la tête sous le futon, elle décide d’ignorer cette intrusion matinale. Elle sort péniblement une main du futon pour rechercher son petit réveil posé à même le tatami. Il est presque 6h. Qui peut bien appeler à une heure si matinale. Ça ne peut être qu’Hikari. Après tout, ce ne serait pas la première fois qu’elle appelle à des heures impossibles, parfois pour de simples futilités.
Hikari lui annonce d’un air pressé et enjoué qu’elle part pour trois jours et deux nuits en voyage à Hakone, avec son ami Masa. Deux chambres dans un grand hôtel d’Hakone se sont libérés car les parents et l’oncle d’Hikari ne peuvent plus s’y rendre soudainement. Un décès lointain dans la famille survenu pendant la nuit, semble t’il. Les yeux mi-ouverts, Kei a du mal à suivre le débit accéléré des paroles d’Hikari. Elle lui propose de les accompagner pour ce voyage. Elle occuperait une des deux chambres. « Ça te ferait beaucoup de bien de changer d’air » insiste Hikari. Kei hésite quelques instants à accepter cette invitation inattendue. Elle n’aime en général pas beaucoup l’inattendu, mais l’offre est tentante. Nous sommes Vendredi, il faudra qu’elle trouve une excuse pour ne pas se rendre à son travail dans les tours de Shinjuku. C’est décidé, elle sera malade aujourd’hui, un rhume qui l’empêchera de se lever, clouée au lit, presqu’à l’article de la mort. N’exagérons rien, une petite voix tremblante suffira à faire illusion. Elle appèlera avant 8h30 sa collègue la plus matinale pour lui annoncer cette désertion non volontaire.
Kei retrouve Hikari et Masa un peu avant 9h devant la sortie Sud de la grande gare de Shinjuku. Elle avait insisté pour qu’ils se retrouvent devant la gare, car elle se perd seule à l’intérieur, dans les labyrinthes de couloirs et d’escalators. La gare de Shinjuku est un monde à part et elle a décidé depuis longtemps de ne pas chercher à le connaître. Devant la gare, la foule d’anonymes en costumes noirs se précipitent en lignes à travers les portiques automatiques. Ils marchent vite et sans se bousculer, le regard à la fois vide et déterminé. En attendant Hikari, Kei noie son regard dans ce flot continu et organisé. Elle en fait partie en temps normal. Comme eux, elle marche à pas rapide dans les couloirs du métro, ajuste sa cadence jusqu’à la course pour traverser les passages pour piétons à temps. Mais, en cette matinée froide du mois de février, Hikari lui offre une échappée.
Ils prennent le train Romance Car jusqu’à la station thermale Hakone Yumoto. Un bus les emmène ensuite jusqu’à l’hôtel au bord du lac Ashi. En chemin, elle redécouvre le paysage montagneux de Hakone, qu’elle avait vu pour la première fois lorsqu’elle avait dix ans. C’était un voyage avec ses parents lors des vacances de printemps, juste avant de rentrer en cinquième année d’école primaire. Ses souvenirs sont éparses, c’était il y a 13 ans, mais se reconstruisent immédiatement dès qu’elle aperçoit une des façades de l’ancien hôtel Fujiya. L’intérieur boisé et chaleureux, la multitude de décorations et les sculptures à tête de dragon qui lui faisaient un peu peur lui reviennent en tête. Elle se souvient d’un déjeuner dans une des salles de l’hôtel et du service interminable qui la faisait souffrir en silence. Elle ne peut esquiver une petite grimace qui ressemble à un sourire. Hikari remarque du coin de l’œil cette esquisse de sourire mais n’interrompt pas Kei dans ses pensées. Elle reprend plutôt sa discussion enjouée avec Masa. Le bus traverse la bourgade de Miyanoshita pour rentrer à nouveau dans la forêt de montagne sur une route des plus sinueuses.
Hikari a fait la connaissance de Masa dès son arrivée à Tokyo. Ils travaillaient dans le même service de comptabilité d’une grande compagnie d’import/export. Masa quitta cette compagnie trois mois après l’arrivée d’Hikari, mais c’était lui qui était en charge de guider Hikari dans l’entreprise dès son arrivée comme nouvelle diplômée. Ils avaient lié connaissance et une grande complicité s’était vite installée. Les fou-rire occasionnels suscitaient l’agacement des voisins de bureau, qui n’admettaient pas qu’on puisse s’amuser en travaillant. Après le départ de Masa, ils avaient gardé contact et continuaient à se voir certains soirs après les heures de bureau, souvent le Vendredi soir. Ils se retrouvaient dans un des nombreux izakaya de Shinjuku, aux bords de Kabukicho, pour évoquer ensemble les anciens collègues, rigoler des nouvelles manies de certains et des attitudes autoritaires des petits chefs du service. Le brouhaha des salary men enivrés ne les dérangeaient pas. D’ailleurs, s’il existait un concours des discussions les plus bruyantes, ils l’auraient tous les deux remporté haut la main. Kei ne savait pas très bien quelle relation exacte il y avait entre Hikari et Masa. « C’est un bon ami, rien de plus » rappelait Hikari, lorsque les questions de Kei à ce sujet devenaient trop insistantes. Kei appréciait leur compagnie car elle n’avait pas besoin d’entretenir la discussion. Elle appréciait tout simplement les entendre discuter et débattre, et n’intervenait que de temps en temps lorsqu’elle était prise à partie par Hikari.
Le bus descend des montagnes vers le creux du lac Ashi. Le ciel s’est couvert soudainement et on annonce même de la neige en fin de journée. L’hôtel est proche. Il est planté au bord du lac à l’écart du reste des habitations. On l’approche par une route étroite bordée de mousse et d’arbres centenaires. C’est une atmosphère sereine qui les accueille et qui a pour effet immédiat de calmer le rythme effréné des discussions d’Hikari et de Masa. Une aura se dégage de ces lieux, Kei le ressent. Elle peut sentir ces choses là. Dès leur entrée dans le hall, Ils sont saisis par la richesse de l’hôtel. Masa n’a pas l’habitude de ce genre d’endroits et fait commentaire sur commentaire, sur les détails de la décoration, sur la couleur dorée du plafond d’où se diffuse une lumière jaune, sur la disposition méthodique d’objets d’art dans la grande allée du hall. Toutes ces choses, assez communes dans un hôtel de renom comme celui-ci, l’émerveillent instantanément. Hikari est beaucoup plus habituée de ce genre d’établissements pour les avoir fréquenté avec ses parents dès la petite enfance. Elle reste même un peu blasée par cet excès démonstratif. Kei, quant à elle, regarde ailleurs. L’aura de cet hôtel l’intrigue. Le hall tout en longueur lui semble familier, comme si elle l’avait déjà vu dans un rêve, mais elle n’arrive pas à s’en souvenir précisément.
On les conduit lentement dans les allées et les escaliers de l’hôtel vers le deuxième étage d’un bâtiment tout en rondeur, d’une architecture en cylindre encerclant une petite forêt de bambous. L’intérieur des chambres est d’un classicisme convenu. A travers les baies vitrées aux formes également arrondies, on aperçoit le lac. Il est tout proche derrière quelques arbres parsemés. Rien ne bouge à l’extérieur. Le paysage est figé comme sur une photographie panoramique. Kei s’imprègne de ces lieux. Elle regarde longuement la forêt et ses nuances de couleurs brunes. Ces yeux reviennent vers le bord du lac près de l’hôtel. Elle suit du regard un petit chemin de terre reliant une des portes de l’hôtel vers un pont d’accrochage pour petits bateaux. Il se dégage une mélancolie dans ce paysage qu’elle observe attentivement, mais cette mélancolie s’efface soudainement sous les rires d’Hikari, installée avec Masa dans la pièce d’à côté. Les deux chambres sont communicantes par une double porte qu’ils fermeront la nuit venue. Kei aimerait retrouver ce silence paisible, reprendre cet instant de mélancolie qui l’avait gagné, mais Hikari l’en empêche. « Profitons des dernières heures avant le couché du soleil pour visiter les environs. Pourquoi pas le Mont Komagatake juste à côté. »
Le Mont Komagatake est une montagne coiffée d’un sanctuaire, relié par un téléphérique faisant deux trajets par heure. Le paysage depuis les hauteurs de la montagne est presqu’irréel. On distingue à peine l’océan au loin, caché derrière des nappes de nuages épais. Une neige fine commence à tomber et le froid devient saisissant. Depuis le belvédère, Kei, Hikari et Masa allongent les bras pour attraper la neige dont les flocons grossissent de minutes en minutes. Le blanc immaculé envahit maintenant le paysage. Le soleil au loin perce d’une pointe de lumière, seule chaleur perceptible. Kei se sent attirer par cette chaleur, elle aimerait pouvoir sauter dans le vide et voler pour s’en approcher et ressentir cette lumière lui réchauffer les doigts. Elle imagine cette sensation de toutes ses forces. Cette lumière lui réchauffe le cœur et elle entend bien se saisir de chacun des rayons de ce soleil, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière les montagnes à l’horizon.
Lorsqu’ils regagnent l’hôtel, il fait déjà nuit, mais la pleine lune agit comme un soleil. Ils prennent leur dîner dans un des restaurants de l’hôtel, un italien qui semblait bon marché et à la porté de jeunes gens. Kei se montrait tout particulièrement bavarde ce soir là, à la grande surprise d’Hikari. L’énergie solaire agit sur elle comme un déclencheur, au point qu’elle se dévoile beaucoup plus qu’à l’habitude pendant cette soirée. Elle évoque un secret qu’elle gardait enfoui depuis de nombreux mois. Son secret, c’est un amour caché mais qui reste platonique. Kei ne fera pas les premiers pas malgré les encouragements et les conseils innombrables qui feront le sujet principal des discussions de ce dîner. Kei termine cette journée le cœur léger. Ils rentrent dans leurs chambres en se souhaitant une bonne nuit. Kei n’a pourtant pas sommeil. Elle s’assoie au bord du lit et observe encore une fois le lac, cette fois-ci éclairé par la lumière de la lune. Il est presque minuit et la neige s’est maintenant calmée laissant place à un filet blanc sur la pelouse du parc et sur les feuilles des arbres. Il n’y a aucun bruit dans la chambre ni à l’extérieur. On aurait dit que le temps fut figé. Une barque approche pourtant lentement jusqu’au ponton près de l’hôtel. Kei ne distingue pas très bien la scène, mais les mouvements de cette barque l’intriguent. Elle semblait d’abord continuer son chemin sur le lac mais opère un virage pour accoster. Une personne se lève, une silhouette de grande taille. Elle descend de la barque et emprunte maintenant l’allée de terre entre les arbres. Elle se dirige vers l’hôtel mais s’arrête pourtant brutalement à mi chemin dans la pénombre. Seul son visage est éclairé d’un faisceau de lumière. Kei regarde attentivement cette silhouette désormais immobile et ce visage. Elle est comme aimantée, hypnotisée. Les traits du visage se font désormais plus clairs. Une mèche de cheveux blonds vient briller à la lumière de la lune. Elle reconnaît dans un instant d’effroi l’homme du parc, le crieur de Shinjuku. Elle étouffe un cri. Elle ne peut s’empêcher de regarder cet homme, ce visage familier qui devient de plus en plus distinct. L’homme du parc tourne son regard vers Kei. Il ne peut pourtant pas la voir car elle se trouve à l’intérieur de sa chambre sans lumières. Mais il semble pourtant la fixer du regard avec insistance. De toutes ses forces, jusqu’à déformer son visage, il crie des mots d’un son inaudible: « Echappes-toi ». Kei n’entend pas cette voix qui crie, mais comprend ce message.
Dans la pénombre de la chambre, Kei lui répond par un murmure: « Non. Pas ce soir. Pas cette nuit. ». D’un geste brusque, elle ferme le rideau de la chambre et reste assise immobile le regard fixe pendant quelques minutes. Ce soir, Hikari est à côté et la protège. Ce soir, la lumière l’emporte sur les songes. Elle n’a rien à craindre. Elle laisse échapper un soupir et un petit sourire à peine visible. Elle se jette à la renverse sur le lit et s’endort immédiatement, en toute sérénité.
“Dis-moi au fait, ça va mieux?” demande soudainement Aki. Kei se trouve d’abord prise au dépourvu par la question de sa collègue mais reprend vite ses esprits.
“Oui, ça va beaucoup mieux. J’avais très froid et de la fièvre. Je suis resté couchée tout le week-end, mais ça va beaucoup mieux maintenant.” lui répond Kei d’un air qu’elle croit convainquant. Elle n’aime pas beaucoup mentir et elle est d’ailleurs assez maladroite dans ses mensonges. Elle donne toujours trop d’informations qui finissent par la trahir. En poussant un peu le questionnement, on aurait vite fait de voir clair dans son jeu. De toute manière, Aki pose cette question machinalement sans y éprouver un intérêt particulier, et il n’y a aucune raison qu’elle ait eu vent de cette excursion soudaine à Hakone.
Mais elle continue tout de même d’un air soucieux. « Ce n’était pas la grippe, j’espère? »
« Non, juste un gros rhume tout au plus. »
« Tu récupères très vite en tout cas, c’est beau la jeunesse. »
Kei est maintenant persuadée qu’Aki a des doutes sur sa situation du week-end, mais la conversation se termine brutalement au son de la sonnerie du téléphone. Aki est la voisine de bureau de Kei depuis son arrivée dans l’entreprise l’année dernière. Elle n’en est pas sûre mais on dit que ça fait trente ans qu’elle travaille ici. Elle connaît tous les rouages du service, son histoire, les conflits étouffés entre certains employés, même si elle, elle s’en tient toujours à l’écart. Elle semble toujours être d’une humeur homogène, ou du moins elle maitrise parfaitement les manières de dissimuler ses soucis et ses états d’âme. Aki a pris Kei sous son aile dès son arrivée dans le service. Elle lui a tout appris dans les moindres détails, petit à petit. Kei n’éprouve pas de passion pour ce métier mais elle ne vient pas non plus au bureau avec des pincements au cœur. Elle suit en quelque sorte les traces de son père qui travaille également dans le service d’administration clients d’une grande entreprise régionale d’assurance à Nagoya. C’était la voie par défaut qu’elle a choisi, ne pouvant se décider sur autre chose.
Interrompue par sa collègue, Kei a perdu le fil de ses calculs sur son tableur Excel. Dès qu’elle quitte l’ordinateur des yeux, il lui faut toujours quelques minutes pour se replonger dans ces chiffres qu’il faut additionner, multiplier, soustraire, combiner, réconcilier, le tout en se concentrant suffisamment pour s’extraire des bruits alentours. Alors qu’elle repère des yeux le point où elle peut reprendre son travail, une notification de message vient de nouveau l’interrompre. Elle décide d’abord de l’ignorer mais cette notification qui clignote sans interruption en bas de son écran, devient très vite insupportable. Elle abdique. Un léger sourire, presque indescriptible, se dessine sur son visage. C’est un message de Tani.
Tani, c’est Yoshiyuki Taniguchi. Il travaille au 10ème étage de la tour, dans une toute autre division du groupe. Il a seulement quelques années de plus que Kei. Ils avaient sympathisé quelques mois après l’arrivée de Kei, au restaurant de l’entreprise devant la dernière tartelette au chocolat qu’il restait au coin dessert. Le sourire poli mais généreux de Taniguchi l’avait tout de suite rendu sympathique. Ils se sont rencontrés plusieurs fois au restaurant de l’entreprise. Tani était attentif aux horaires de Kei et organisait ses pauses déjeuner en même temps qu’elle, sans lui dire. Au bout de quelques semaines de rencontres opportunes, Kei commença à comprendre qu’il ne s’agissait pas seulement d’un heureux hazard qui se répétait. Il y a une semaine, Tani lui proposa d’aller au cinéma après les heures de bureau. C’est assez inhabituel pour Kei d’aller au cinéma un lundi. Comme inquiet que Kei lui fasse faux bond, il avait préféré la recontacter au milieu de la matinée en lui envoyant ce message qui l’interrompt de nouveau dans son travail. Tani lui avait donné le nom du film qu’ils allaient voir, mais elle ne le connaissait pas. Elle ne se se rappelle plus du titre. Elle se souvient seulement qu’il s’agit d’un film indépendant d’anticipation où, pour des raisons écologiques, on éteint toutes les lumières et les machines dans les villes une fois par semaine. Pendant ce qu’on appelle le ‘jour de la nuit’, la loi interdit strictement toute utilisation d’appareils électriques et électroniques. Kei s’était demandée pourquoi le cinéma s’obstine toujours à inventer des futurs apocalyptiques. Même si elle a quelques doutes sur l’intérêt de ce film, la perspective de passer une soirée avec Tani la réjouit.
Kei n’éprouve pas vraiment d’attirance physique pour Tani, mais son regard aux yeux rieurs l’apaise et la place dans un sentiment de comfort inexplicable. Ce sentiment est rare pour Kei. Elle se sent un peu plus légère et les journées semblent plus fluides et remplies d’une lumière diffuse qu’elle serait la seule à ressentir. Elle avait essayé d’expliquer ce sentiment à Hikari et son ami Masa, le soir au restaurant de Hakone, mais elle n’avait pas réussi à se faire comprendre. On lui avait conseillé de faire le premier pas, mais il s’avère que le contraire s’est produit. Elle n’avait pas mentionné cette rencontre aujourd’hui lors de la soirée à Hakone. Peut être par peur qu’on la pousse à aller plus vite qu’elle ne le désire.
La fin de journée arrive très vite sauf les dernières minutes qui sont interminables. Elle ne sort pas du bureau en même temps que Tani pour ne pas éveiller de soupçons inutiles. Ils se sont donnés rendez-vous à Shibuya, près du cinéma à l’étage du magasin Diesel. Après être descendu de l’immeuble de Nishi Shinjuku, elle se cale dans les rangées d’employés de bureau rentrant chez eux. Il faut choisir une file et suivre le rythme dans le couloir couvert qui amène à la gare de Shinjuku. Elle évite toujours du regard l’oeil de Shinjuku placé à l’entrée du couloir près de la gare. Cette statue de verre en forme d’oeil gigantesque observe la foule qui marche inlassablement. Elle se sent observée comme si on épiait ses moindres gestes. Cet inconfort la pousse parfois à accélérer le pas et à effleurer les épaules des gens dans la foule en les dépassant.
Quand elle rentre dans le wagon du train, elle ne s’assoit jamais mais se cale plutôt contre la structure de tubes métalliques près des portes automatiques. L’homme à côté d’elle, assis sur la banquette, lit assidûment un vieux manga qui a l’air d’avoir été retrouvé dans un grenier sombre, perdu sous une pile de livres. L’homme assis en face de lui est assoupi mais se réveille soudainement à chaque arrêt. Il ouvre grand ses yeux globuleux avec insistance pour déchiffrer sur l’écriteau digital le nom de la station où le train arrive. On a l’impression qu’on lui a dérobé ses lunettes tellement il se concentre intensément sur les écritures. Kei le regarde regarder les écritures digitales alors il tourne le regard pour la regarder. Elle détourne elle-même le regard pour regarder la fille d’à côté. Elle pianote sur son téléphone portable à toute vitesse, fait de longues pauses immobiles en regardant son écran. Elle semble hypnotisée par la lumière qui s’en diffuse. Mais elle reprend soudainement ses mouvements rapides sans quitter son écran de l’oeil. Kei n’arrive pas à écrire vite sur son smartphone. Elle aime pourtant y écrire ses pensées comme sur un journal intime. La plupart de ses textes sont d’ailleurs insignifiants et elle ne les relit jamais, mais elle aime ce moment de dialogue avec elle-même. Elle prend son temps, lève la tête entre deux phrases et regarde autour d’elle. Parfois, ses doigts ne vont pas aussi vite que sa pensée, ce qui crée une frustration qui la pousse à vouloir écrire plus vite sans prendre la peine de vérifier si les phrases qui ont résultent ont un sens. Les corrections automatiques de mots peuvent parfois jouer des tours. Elle se dit qu’il ne suffira bientôt plus que d’écrire quelques mots pour que la suite du paragraphe s’écrive automatiquement, au fur et à mesure que la machine apprendra les habitudes d’écriture et les sujets de prédilection de son auteur. Cette pensée devient tout d’un coup effrayante et elle éteint son portable pour le glisser dans sa veste de cuir noir. Elle lève les yeux en regardant dans le vide, pour finalement apercevoir à quelques mètres d’elle, un homme assis la tête penchée sur son portable. Il se trouve derrière un groupe de quatre hommes en costumes discutant à voix hautes d’un ton enjoué et elle distingue un peu plus ce visage qui lui est familier au gré des mouvements du groupe d’hommes balancés par les virages de la voix ferrée. Elle reconnaît la forme de ce visage et cette chevelure blonde. C’est l’homme de la pénombre à Hakone, le crieur de Shinjuku. Dans son effroi, Kei fait un mouvement en arrière, le dos plaqué contre le cadre tubulaire de la banquette, et détourne le regard. Certainement surpris par son mouvement brusque en arrière, l’homme aux yeux globuleux lèvent maintenant les yeux vers elle. La fille au téléphone portable interrompt son pianotage pour la dévisager à son tour. Kei se sent prise au piège. Le vibreur de son téléphone portable se déclenche ensuite dans sa veste de cuir. Il vibre très brièvement. Kei ferme les yeux pour essayer de s’abstraire de cette situation, mais pense à cet homme qui la suit sans cesse. Peut être est ce lui qui lui envoie un message sur son portable. Elle n’ose pas regarder et ferme les yeux plus fort encore. La station de Yoyogi est passée. Il ne reste qu’Harajuku et ensuite Shibuya où elle va descendre. Elle prie pour que l’homme à la chevelure blonde disparaisse.
« Shibuya, Shibuya … » Kei ouvre les yeux et l’homme n’est déjà plus là. Il est peut être descendu à la station d’Harajuku pendant qu’elle s’était plongée volontairement dans le noir complet pour effacer ces images qui la hantent. La foule se bouscule à la descente du wagon et elle se laisse emporter dans le flot des passagers jusqu’aux portes de sortie. La foule se disperse, la laissant soudainement seule au milieu du hall de la station. Il faut qu’elle reprenne ses esprits et qu’elle dépasse ses peurs. Elle sort son iPod de son petit sac, un vieux modèle aux couleurs dorées, et commence à marcher droit devant elle. Dans les couloirs de la station, une jeune femme s’arrête brusquement devant une affiche de spectacle et lui bloque involontairement le passage. Elle porte un petit sac en tissu avec une blanche neige dessinée la tête à l’envers. Au dessus, on peut lire les inscriptions “Stay Weird” écrites en gros caractères. Au moment précis où elle aperçoit ce texte, les notes de guitares de métal industriel allemand du morceau Rammstein démarre dans ses écouteurs, l’effraie un peu mais agissent également comme l’électrochoc dont elle avait besoin pour reprendre pied dans ce monde. Kei a vu Lost Highway il y a plusieurs années en DVD avec son amie de lycée Namie. Elles sont toutes les deux passionnées de cinéma, notamment celui de Lynch, où l’association de la musique avec les images jouent énormément sur l’impact émotionnel déroutant qu’il provoque. Kei écoute de temps la bande originale du film lorsqu’elle rentre du bureau le soir, quand elle ressent l’envie d’entendre la voix de Bowie sur le morceau « I’m Deranged » ouvrant le film sur une route dans la nuit. Mais ce soir, elle ne rentre pas chez elle. Enfin pas tout de suite, car elle a rendez-vous avec Tani.
Il est déjà minuit, Kei court dans les couloirs de la gare. Elle ne retrouve plus son chemin car les travaux ont modifiés certains des couloirs qu’elle avait l’habitude d’emprunter. La précipitation lui fait perdre son sens de l’orientation. Il ne reste que peu de temps avant le dernier train. Elle a quitté Tani un peu vite alors qu’ils passaient pourtant un bon moment ensemble. Un vent de panique soudain la prit alors qu’ils marchaient tous les deux en direction de la gare, dans les rues encombrées du centre de Shibuya. La foule bloquait le passage et elle eut pendant un instant l’impression que c’était volontaire pour lui faire manquer son train. Elle préfère dire adieu un peu vite à Tani et se frayer seule un chemin dans la foule. Tani en fut étonné et il eut à peine le temps de lui crier aurevoir que Kei s’était déjà engouffrée dans le flot dense des passants marchant devant eux. Kei ne connait pas elle-même la raison de cette panique soudaine. Elle s’est sentie oppressée au point d’avoir du mal à respirer. La ligne de tain Inokashira n’est pourtant pas difficile à trouver, mais elle s’égare tout de même dans les couloirs modifiés de la gare. Elle arrive dans le grand hall où la créature en flamme de la fresque de Taro Okamoto semble la regarder. Il y a quelques minutes de cela, elle se sentait au bord de l’explosion comme cette créature dessinée sur le mur. La tension a maintenant baissé. Elle aperçoit les portes automatiques de la ligne de train qui la ramènera à la maison. Tani, qui marchait derrière d’un pas rapide, arrive finalement à la rejoindre et lui fait un signe de la main qu’elle n’aperçoit pas. Il se met à courir et parvient à lui attraper la main avant qu’elle ne traverse les portes automatiques. Kei n’est pas surprise. Elle se doutait bien que Tani essaierait de la rejoindre, qu’il s’inquiéterait sans doute.
“ Excuses-moi ” lui dit simplement Kei. “ J’ai eu peur de manquer le dernier train, mais il reste encore 30 minutes. Je connais pourtant les horaires. Je ne sais pas pourquoi je me suis précipitée. Je suis désolée.”
Tani tente de la rassurer mais ne sait comment faire car la situation lui échappe. Il voudrait aussi savoir pourquoi, mais ça ne sera pas pour aujourd’hui.
“ Il est tard, tu devrais prendre le prochain train et te reposer. On a passé un bon moment ensemble. On a peut être un peu trop rigolé. ” Tani fait ses adieux sur cette note positive. Kei esquisse un sourire sans rien dire et traverse les portes automatiques donnant sur les deux quais. Elle n’est pas seule sur les quais. Elle avance un peu plus loin au bout de la gare, là où la foule se fait moins dense. Elle s’arrête finalement pour attendre que le prochain train entre en gare. Il faut qu’elle envoie un petit message à Tani. “Il doit me trouver très bizarre.” se dit elle en regardant dans le vide devant elle, vers les parties sombres de la gare. “ Mais tu es bizarre, tu n’es pas comme tout le monde.” Elle entend cette voix comme si on lui chuchotait à l’oreille. Elle ne frémit pas, elle ne prend pas peur. Cette voix la suit depuis son enfance. Même si elle a du mal à l’accepter, elle a fini par s’y faire. “Qu’est ce qu’il y a de si bizarre chez moi, je suis une personne ordinaire, je veux être une personne ordinaire. Je veux avoir un petit copain comme tout le monde, pouvoir exprimer mes sentiments sans détours, ne pas me laisser emprisonner dans mes propres murs.” Les larmes la gagnent soudainement suite à ces pensées, mais elle les retient. Elle reste debout sur le quai, dans la file d’attente à côté des autres. Personne autour d’elle ne soupçonne la tourmente qui la gagne. Un jeune couple devant elle parle fort d’un film qu’ils viennent de voir au cinéma. Elle se concentre sur cette conversation pour ne plus penser à elle. Ils se moquent du jeu des acteurs. Kei a aussi parlé cinéma ce soir, dans un restaurant italien au sous-sol que Tani avait choisi. Le restaurant était sans prétention ce qui avait tout de suite mis Kei à l’aise. Ils ont parlé du film qu’ils venaient de voir, de Tarantino qu’ils aiment tous les deux beaucoup, des films de genre hongkongais, de ceux de Wong Kar-Wai, d’un cinéma qui a l’air très différent de celui dont parle le couple devant elle sur le quai de la gare.
Le train Keio arrive enfin en gare sur la ligne 2 à minuit trente et partira dans quelques minutes. Kei quitte du regard le jeune couple qui s’assoit un peu plus loin dans le wagon. Elle s’assoit également car elle n’a pas envie de rester debout pour écrire sur son iPhone ce soir. Elle préfère observer autour d’elle. Deux jeunes filles assises en face comparent leurs pages Instagram en rigolant, juste à côté d’un homme endormi, un salary man qui a dû abuser un peu trop de l’alcool avec ses collègues de bureau. Rien d’inhabituel ni d’intéressant à observer ce soir. Le train est étrangement bondé pour une heure aussi tardive. Il faut dire que Kei n’a pas l’habitude de rentrer aussi tard le soir, surtout en semaine. Elle se sent un peu fautive. Après avoir menti ce matin à sa collègue Aki sur son état de santé, voilà qu’elle est toujours de sortie tard le soir. L’impression d’enfreindre un règlement, qu’elle se serait imposée à elle-même, lui donne une certaine satisfaction. Le train arrive à la station de Inokashira plus vite qu’elle ne le pensait. Quelques personnes seulement descendent en silence. Le train était devenu de plus en plus calme alors qu’il se délestait de ses passagers à chaque station. Kei aime beaucoup cette gare. Elle se souvient de la première fois où elle est venue ici, pour voir Hikari qui venait juste d’aménager à côté. C’est une station très simple, sans commerces pour l’encombrer. Sa situation près du parc lui donne un côté champêtre qui lui plait beaucoup. Elle se souvient du moment où elles étaient assises sur un des bancs du quai ouvert sur l’extérieur. Un groupe, certainement amateur, jouait de la guitare et chantait dans la nuit. Le chant des grillons venait ajouter une profondeur à cette symphonie improvisée. Ce moment particulier avec Hikari, assise sur le quai à écouter cette musique, reste gravé dans sa mémoire comme un court moment de bonheur. Elle repense parfois à ce moment lorsqu’elle arrive à la gare de Inokashira, surtout quand des évènements perturbants ont dérangé sa journée.
Elle marche à pas lents sur le quai jusqu’aux portes automatiques, perdue dans ses pensées. Il est presque 1h du matin. seuls le konbini, la gare et quelques lampadaires amènent un peu de lumière sur la place devant la station. Hikari se tient là, assise au bord d’un muret en fumant une cigarette. Kei s’étonne de sa présence.
“ Mais que fais tu ici aussi tard, tu attends quelqu’un? ”
“ C’est toi que j’attends.” rétorque immédiatement Hikari. “ Tu m’as demandé de venir te rejoindre ici vers 1h, donc je suis venue un peu inquiète, je dois bien le dire. Tu as de la chance, je n’étais pas encore endormie. ”
Kei ne comprend pas cette situation car elle est certaine de ne pas avoir appelé Hikari, même si elle avait très envie de la voir ce soir.
“ J’ai reçu ton message il y a un peu plus d’une demi-heure. J’ai failli ne pas venir, tu sais! ”
“ Merci Hikari. ” Il s’opère parfois ce genre de télépathie. Hikari répond à ce besoin de lumière qu’éprouve Kei sans qu’il soit nécessaire de le provoquer. Lorsqu’un déséquilibre s’opère chez Kei, Hikari lui vient en aide et sa seule présence rétablit les choses autour d’elle.
“ Tu as encore éclairci tes cheveux? “ demande Hikari. “ Ils semblent plus blonds que le week-end dernier. On a même l’impression que tu éclaires la place. “
“ Non, je n’ai rien changé. Tu te fais des idées. “ lui répond Kei. Cette lumière interne, elle la ressent jusqu’à la pointe de ses cheveux.
Elle marchent toutes les deux dans les rues vides et à peine éclairées jusqu’à l’appartement de Kei. Hikari dormira à côté d’elle ce soir sur le futon. Kei lui parlera de Tani et de cette soirée parfaite qu’ils ont passé. Elle ne mentionnera pas la crise soudaine de panique dont elle a souffert près de la gare. Hikari sait déjà que tout n’est pas aussi simple.
“ Hikari, tu te souviens de la première fois où nous sommes venues ensemble à Inokashira? “
“ Oui, ce souvenir a beaucoup de valeur, il ne faut pas l’oublier. Endors toi maintenant, il est tard et tu travailles demain comme moi. “
L’explosion interne semble déjà loin. Il n’y a plus de raison de s’inquiéter. Maman n’est plus très loin, je le sais Il suffit juste d’attendre encore un peu. Kei lève le regard sur le cadre posé sur la commode pour voir son visage qui lui retourne un sourire figé. Hikari remonte la couverture, puis Kei ferme les yeux paisiblement.
“I’m not afraid anymore”, ces mots raisonnent dans sa tête d’une manière beaucoup plus prononcée que le reste des paroles du morceau qu’elle écoute ce soir allongée sous le futon. Il est presque minuit, mais elle ne trouve pas le sommeil. Beaucoup de choses tournent dans sa tête, ces peurs qui la hantent depuis de nombreuses années et qui reviennent continuellement par cycles. La musique qu’elle écoute n’est certainement pas un remède à son mal, mais elle ressent un certain réconfort à percevoir la noirceur d’âme des autres. Il faut que je cesse de me soucier inutilement de problèmes que je ne suis pas en mesure de régler. “She’s lost control” est scandé un peu plus tard dans un autre morceau de l’album. Elle l’écoute fort aux écouteurs dans son petit appartement, le regard fixant le plafond uniforme. Ses yeux cherchent un point d’accroche pour divertir son esprit des réflexions vaines qui la gagnent dès qu’elle ferme les yeux. Mais le morceau la ramène à ses pensées lorsque la voix de Ian Curtis, comme sortie des ténèbres, prononce encore ces paroles “She’s lost control again”. « Est-ce qu’il parle de moi? » pense t’elle. Comment faire pour ne plus perdre contrôle. Quand ses émotions deviennent trop fortes, le seul échappatoire qu’elle a trouvé est de fuir et trouver un lieu sûr. “Mais, je ne ne peux plus fuir sans arrêt. Comment ne plus avoir peur”. Ses réflexions tournent en rond, sans conclusions, comme d’habitude. Elle espère trouver dans ces réflexions les forces nécessaires qui lui permettront de surmonter ses peurs futures, mais en réalité celles-ci se répètent et rien ne change. Tout est immuable malgré sa bonne volonté et l’aide des gens autour d’elle. « Je suis pourtant là près de toi, au fond de tes rêves qui deviennent réalité. Je te donne ce pouvoir même si tu n’es pas à même de le contrôler. Endors toi maintenant, il est temps. » Les sons noirs de Joy Division s’effacent progressivement dans sa conscience, Kei abandonne ses dernières forces et s’endort profondément. Dans ses songes, elle pense à son amie d’enfance Rikako qu’elle n’a pas vu depuis plusieurs mois. Rikako Miyajima était une de ses meilleures amies lorsqu’elles étaient à l’école primaire, mais elles se sont éloignées quand le père de Rikako dut se déplacer jusqu’à Tokyo pour son travail. Toute sa famille déménageât et elles ne se revirent pas pendant de nombreuses années jusqu’au déménagement de Kei à Tokyo il y a presque deux ans. Elle avait pourtant gardé contact avec Rikako pendant toutes ces années, ne serait ce que pour donner des nouvelles des amis et amies que Rikako avait laissé derrière elle à Nagoya. La distance les avait éloigné mais Kei eu l’impression qu’elles ne s’étaient jamais vraiment séparées lorsqu’elles se sont revues pour la première fois depuis longtemps l’année dernière à Tokyo, dans un café bondé du Department Store Lumine de Shinjuku. Avec Hikari, Rikako est sa seule amie d’enfance vivant à Tokyo. « Tu devrais la revoir très vite, avant qu’il ne soit trop tard. La vie est quelque chose d’éphémère, ne l’oublies pas. »
Kei se réveille soudainement le lendemain à 6h en ayant le sentiment d’être revenue des profondeurs de la terre, tant son sommeil était intense. Elle ne se souvient jamais de ses rêves. Et si c’étaient des cauchemars, je n’en souviendrais peut-être », se dit elle. « Ou peut être, ne faudrait-il mieux pas ». Que ça soit un jour de semaine ou le week-end, elle se réveille toujours à la même heure, quand la ville autour d’elle est encore froide. Elle trouve un certain confort à penser être la seule éveillée dans le quartier. Elle ressent pendant ces quelques moments tôt le matin un grand sentiment de liberté. Elle entrouvre la fenêtre pour vérifier si la pluie annoncée la veille a déjà commencé. Elle est trop fine pour faire du bruit à travers les fenêtres fermées de l’appartement. Un vent léger et frais l’enveloppe. C’est une sensation agréable qu’elle recherche à chaque fois qu’elle ouvre cette fenêtre. Je ne pourrais pas courir ce matin, mais je peux lire au bord de la fenêtre en laissant passer la matinée. Lui vient l’idée de contacter son amie Rikako. Elles se voient souvent au même endroit, mais Kei a envie d’autre chose pour leur prochaine rencontre. Rikako serait peut être partante pour aller voir un concert. Elles partagent toutes les deux les mêmes goûts pour les musiques rock alternatives, comme celle qu’elle a écouté hier soir sous le futon. En ouvrant LINE sur son iPhone, une indication de message apparaît aussitôt de la part de Tani. Elle ne l’a pas vu depuis l’épisode de Shibuya. Enfin, ils se sont bien rencontrés à la cantine du bureau pendant la pause du déjeuner, mais c’était bref car Kei ressent depuis une certaine gêne. Tani a bien essayé de lui signifier sa compréhension, mais pour Kei, c’est déjà trop tard. Ils resteront certainement de bons amis dans le cadre professionnel.
Kei rejoint Rikako vers 8h du soir devant le studio Alta à la sortie Est de la gare de Shinjuku. « Tu t’es encore perdue dans la station? ». Kei acquiesce d’un mouvement de tête avec un bref sourire. « C’est le seul endroit où je me perds systématiquement, c’est comme si une voix dans ma tête m’indiquait à chaque fois la mauvaise direction ». Rikako ne porte pas beaucoup d’importance à cette réponse. Kei fait souvent des allusions à cette présence intérieure mais Rikako y a toujours vu une tentative de Kei de repousser ses responsabilités sur quelqu’un d’autre. Les responsabilités peuvent être une source naturelle de peur, et Rikako ne lui en tient pas gré de vouloir s’en échapper. Kei et Rikako s’étaient mises d’accord sur le style vestimentaire ce soir car elles allaient voir un concert de rock underground qui pouvait s’avérer musicalement agressif. Kei avait mis sa jupe courte noire sur des collants noirs et des boots Dr.Martens montantes. Derrière sa veste de cuir un peu usée, on devine les lignes distordues de « Unknown Pleasures » sur son t-shirt. L’irrégularité du graphisme faisant des pics lui rappelle sa propre instabilité, mais porter ce t-shirt lui donne en même temps la force d’une armure. Rikako avait elle une jupe à carreaux rouge et noire et une veste de jeans claire. On aurait pu croire qu’elles faisaient partie d’un groupe de rock si elles avaient des étuis à guitares accrochés sur les épaules. Elle se dirigent vers le quartier de Kabukichō sans entrer dans ses profondeurs, car la live house où elles iront un peu plus tard ne se trouve qu’à sa surface sur la rue Hanamichi. Rikako assiste régulièrement aux concerts du Loft de Shinjuku et a même lié connaissance avec certains groupes se produisant dans cette salle. C’est le cas de Ruka Akatsuki et Minami Tezuka du groupe Atomic Preachers qu’elle a découvert il y a trois ans. Elle avait tellement apprécier le duo vocal et leur manière d’alterner paroles rappées et chantées, qu’elle avait voulu leur communiquer directement son appréciation à la fin du concert. Rikako est le genre de personne à montrer franchement ses sentiments, contrairement à Kei qui reste beaucoup plus réservée et hésitante en toute situation auprès de personnes qu’elle ne connaît pas ou peu. On pourrait croire qu’elle est distante et hautaine. C’est une méprise qui lui joue parfois des tours. Elle ne révèle sa propre nature qu’aux personnes qu’elle connaît bien comme Hikari ou Rikako. Ces amies proches ont des personnalités très différentes d’elle, beaucoup plus communicatives et spontanées. Kei se laisse souvent perdre dans ses propres pensées au point où elle peut se laisser surprendre quand on l’interpèle soudainement. « Tu te souviens, je t’avais déjà parlé de Ruka et Minami ». Kei sursaute légèrement au son de la voix de Rikako, car son regard s’était perdu dans la foule marchant le long des enseignes lumineuses de l’avenue Yasukuni. « Oui, je me souviens que tu m’as parlé de ce groupe qui s’inspirait de Eastern Youth et Number Girl, que tu avais eu comme un choc en voyant le guitariste Ruka sur scène. » Kei révèle un petit sourire sur un coin de ses lèvres car elle sait que Rikako éprouve certains sentiments pour Ruka. « Oui, Mais tu sais que Minami est sa copine depuis qu’ils ont démarré le groupe… Ah! Voilà l’izakaya où je voulais aller ». Rikako change rapidement le sujet de la discussion en arrivant devant un immeuble ressemblant à tous les autres mais qu’elle reconnaît pour y être déjà venue il y a quelques mois.
L’izakaya se trouve au quatrième étage. C’est un petit restaurant sans grande prétention mais Rikako aime son ambiance tamisée et une certaine promiscuité. Une table se libère par chance devant une petite baie vitrée donnant sur l’avenue. « On sera bien là ». Kei acquiesce de la tête mais il faut qu’elle évite que son regard se perdre dans les lumières. Les lumières de la ville attirent sans cesse son regard, mais Rikako est là pour maintenir son intention. Elle parle de leur amie commune Hikari et de son histoire un peu floue avec Masa. Ni l’une ni l’autre n’a une compréhension véritable de la nature de leur relation. Kei évoque ensuite leur court séjour à Hakone et son histoire interrompue avec son collègue de bureau, Tani. Elle hésite quelques instants à révéler la raison de sa prise de distance avec Tani, depuis cette soirée à Shibuya, mais elle garde ces détails pour elle. Rikako a, elle, une vie amoureuse mouvementée et c’est toujours chose compliquée pour Kei de suivre le fil des histoires de son amie. Kei admire son audace, elle aimerait pouvoir faire de même et approcher les gens avec autant d’aisance que Rikako. Rikako était populaire à l’école, ses amies allaient vers elle et elle se portait toujours volontaire pour représenter la classe comme déléguée à la place des autres élèves. C’est une personnalité naturellement positive et son aura gagne les gens qui l’entourent. Encore maintenant, on ne sait par quelle magie les gens viennent naturellement engager une discussion avec Rikako, souvent pour ne rien dire, souvent pour le simple acte de discuter. Kei au contraire a beaucoup de difficultés pour entamer une conversation impromptue avec des inconnus. Elle est souvent en retrait quand Rikako entame une conversation avec des nouvelles personnes, mais elle sait aussi que Rikako ne la mettra pas à l’écart. Elles ont toutes les deux le même âge, mais Kei considère Rikako comme une grande sœur, qui serait juste un peu plus âgée qu’elle et qui serait là pour l’aider à vivre comme une personne normale. Kei se sent même redevable envers Rikako mais celle-ci ne semble pas ressentir ce sentiment de Kei. En contrepartie, Rikako trouve en Kei une personne de confiance envers laquelle elle peut exposer ses problèmes et avoir une opinion raisonnable pour les résoudre. Kei est une oreille attentive, sauf quand elle se laisse happer par les lumières de la ville à travers la baie vitrée d’un izakaya. Avec Rikako, Kei s’exprime sans retenue tout en évitant les sujets de ses peurs. Ce soir, chaque sujet de conversation est entrecoupé d’appels au serveur pour commander quelques brochettes de poulet et de légumes (la spécialité de l’izakaya que Rikako a choisit) et quelques verre de bière. « Oh, il est déjà presque 10h et le concert va bientôt commencer ». En quittant leur table au restaurant, Kei regarde une dernière fois les lumières à travers la baie vitrée. Sa chevelure au carré plus brune que d’habitude se reflète légèrement sur la vitre. J’aurais voulu me perdre un peu plus dans ses lumières, se dit elle à elle-même. Mais, Rikako déjà prête à sortir de l’izakaya la fait sortir de son début de rêve éveillé en l’appelant d’une voix forte qui ressemblait à un cri. Kei reprend immédiatement ses esprits. Personne dans le restaurant ne semble faire attention à cet appel strident de Rikako. L’ambiance dans l’izakaya est bruyante, faite d’éclats de rire soudains et de toutes sortes de tons de voix se mélangeant dans un brouhaha auquel l’oreille finit par s’habituer.
En sortant du restaurant et en refermant la porte, tout devient soudainement silencieux. Rikako a déjà descendu une partie des escaliers en appelant Kei à la rejoindre. Ce silence soudain lui fait entendre sa voix intérieure. Cette voix semble en fait venir de l’étage supérieur dans la cage d’escalier. C’est une voix frêle et difficile à entendre. Kei regarde vers le haut de l’escalier, sombre et aux airs inhospitaliers. Elle hésite à descendre immédiatement car Rikako l’attend en bas, mais quelque chose l’attire vers cette voix qui semble l’appeler depuis la pénombre. En marchant quelques marches et en tendant l’oreille, Kei perçoit quelques mots plus distinctement. « Tu sais que je suis proche… je suis avec toi pour toujours… ». Cette voix de femme lui est familière mais elle n’arrive pas à la reconnaître. Il faudrait qu’elle s’enfonce un peu plus dans la pénombre, juste quelques pas de plus lui permettrait de reconnaître cette voix qui lui semble si familière. Elle ressent dans la noirceur de l’escalier un danger qui l’attire , comme une gueule géante de léopard qui va l’avaler tout d’un coup si elle met un pied de plus en avant. Mais elle se sent prête à avancer un peu plus dans le noir. Elle est comme hypnotisée. « Viens à moi si tu veux savoir… Je te révélerais ce que tu veux savoir… Comment vaincre tes peurs… ». Alors que Kei s’apprête à monter une marche de plus dans la nuit de l’escalier, une main attrape brusquement son bras. « Kei, qu’est ce que tu fais, on va manquer le début du concert. » lui dit Rikako d’une voix un peu agacée. Kei cherche une excuse tout en reprenant ses esprits. « Excuses moi, je cherchais l’ascenseur ». « Dépêches toi, il faut courir jusqu’au Loft avant qu’ils ferment les portes pour le début du concert ». Elles dévalent ensuite les escaliers et commencent leur course effrénée dans les rues de Kabukichō. Cette course les fait même rire, l’alcool aidant peut être un peu. Elles évitent de justesse certains passants se trouvant sur leur course, tout en s’excusant sans convictions. La fraîcheur de cette nuit d’Octobre et cette course inhabituelle font aussitôt sortir Kei de la torpeur de cette cage d’escalier. Elle oublie même ce qui vient juste d’arriver et se laisse emporter par l’enthousiasme de Rikako qui rit à tue-tête. Rikako est capable de cela, ramener Kei sur le chemin d’une vie normale, avec en plus le trait de folie qu’elle ne trouverait pas seule. Dans ces moments là, la compagnie de Rikako devient une évidence et Kei se dit qu’elle aurait du mal à s’en passer, même si elle ne se voient qu’occasionnellement. Chaque rencontre avec Rikako est comme une piqure de rappel qui lui évite de se laisser emporter dans ses tourments.
Elles arrivent devant la porte du Loft deux minutes avant le début du concert, mais Atomic Preachers ne joue pas en premier. Ils sont deuxième sur une liste de trois groupes se produisant ce soir. Le premier groupe joue du rock industriel sous le nom de Die Unknown. « Pas très encourageant comme nom de groupe, tu ne trouves pas? ». Kei ne juge pas avant d’avoir entendu les premières notes de leur premier morceau. La puissance des guitares l’attirent d’abord mais la neutralité de la voix du chanteur la laisse indifférente. Rikako tire Kei par la main en direction de la salle sur la gauche de la scène. Il ne lui faut pas beaucoup d’efforts pour convaincre le staff à l’entrée des coulisses de les faire pénétrer à l’intérieur de la zone réservée aux artistes. Rikako aperçoit Ruka au fond du couloir dans la zone commune. Elle entraîne toujours Kei en la bousculant un peu dans sa précipitation. C’était comme si elle avait perdue toute appréciation du monde qui l’entoure et n’avait d’yeux que pour la personne de Ruka. Il les aperçoit arriver en trombe, non sans cacher son étonnement. « On voulait juste dire bonjour avant que vous commenciez à jouer ce soir. Minami n’est pas là ? », demande Rikako. « Non, elle a décidé de quitter le groupe il y a trois semaines, sur un coup de tête ». Kei remarque tout de suite son regard un peu fuyant comme s’il ne voulait pas donner plus d’explications, mais est surtout étonnée par sa voix plus grave que ce que laisse imaginer son physique plutôt frêle. En fait, plutôt que frêle, il est élancé, se dit Kei en corrigeant elle-même ses pensées. C’est vrai qu’il est plutôt beau et son regard sombre a quelque chose d’attirant. Ruka lève ensuite le regard sur Kei qui n’a pas encore été présentée. Rikako prend tout de suite les devants. « C’est ma meilleure amie Kei. Elle ne parle pas beaucoup au début mais il faut apprendre à la connaître ». Kei ne se sent qu’à peine gênée par cette présentation un peu directe, elle en a l’habitude. Elle penche juste légèrement la tête vers Ruka pour conclure cette présentation. Rikako continue. « Elle n’a peut être pas la même voix que Minami, mais tu sais, Kei est aussi une très bonne chanteuse ». En quelques secondes, Rikako révèle à un inconnu un de ses secrets bien gardés que seule Rikako avait connaissance. Kei se sent un peu gênée en faisant un signe de négation de la main car elle n’a rien d’une chanteuse, mais en même temps, une bouffée de chaleur lui réchauffe tout le corps. Ruka interrompt vite cette proposition en annonçant qu’un replaçant a déjà intégré le groupe depuis une semaine. « C’est une voix masculine atypique, genre falsetto ». Ruka regarde Kei droit dans les yeux comme pour s’excuser de refuser une proposition que Rikako n’avait de toute manière pas clairement énoncée. Ce regard la transperce et elle reste immobile pendant quelques secondes sans donner de réponses. La conversation restera brève car les quatre membres du groupe doivent maintenant se préparer pour leur passage dans quelques minutes. En sortant du local, Rikako ne cache pas son sourire qui ne laisse en général pas indifférent, entraînant de nouveau Kei par le bras. « Il est beau, non? » Chuchote Rikako à son amie d’enfance, en marchant d’un pas rapide dans le couloir des coulisses. Kei garde en tête ce regard sombre qui l’attire. Elle ne s’égare en général pas en commentaires spontanés mais cette fois-ci, il lui faut résister à l’envie de confier son sentiment à Rikako. Alors que la bassiste et compagne de Ruka semble avoir disparu sans de donner de nouvelles, Rikako doit penser avoir le champ libre et Kei n’est pas du genre en s’interposer volontairement entre deux personnes, surtout quand il s’agit de son amie.
Dans la grande salle du Loft, il y a environ 300 personnes amassées dans trois-quarts de la salle. Il fait très sombre et on se voit à peine. Rikako tient Kei par la main alors qu’elles essaient de s’approcher au plus près de la scène, parfois en jouant des coudes pour se frayer un chemin. Il y a de nombreux fans formant une barrière impénétrable, mais elles sont désormais assez proches pour pouvoir distinguer Ruka et les trois autres membres du groupe. Sans présentation, Atomic Preachers démarre leur set par un de leurs morceaux les plus connus « behind the red brick wall ». Ruka chante en anglais, qu’il maitrise naturellement en raison des origines anglaises de sa mère. Il démarre souvent ses morceaux par scander une phrase qui reviendra ensuite régulièrement comme un point d’accroche dans le morceau. Il y a une sorte de rage dans ses mots et sa manière de chanter qui déchaîne une partie de la foule. Rikako fait tout de suite corps avec ce mouvement de foule, en sautillant sur place, en levant le poing et en scandant quelques paroles du morceau en même temps que la foule. Kei reste beaucoup plus concentrée sur la musique qu’elle écoute. Elle ne se laisse pas déborder par les vagues de cette marée humaine qui l’entoure. La musique lui permet de s’extraire de ce lieu, mais pas d’une manière physique. Elle reste forte devant les mouvements de cette foule qui la bouscule involontairement, prise par le rythme du morceau. Elle s’imprègne de cette musique d’une manière tout à fait différente des autres. C’est comme si cette musique venait créer une réaction chimique dans son cerveau qui la ferait entrer dans un nouvel état d’être. Kei connaît également très bien ce premier morceau de leur deuxième album sorti un peu plus tôt cette année. Elle l’a souvent écouté dans son petit appartement de Kichijōji. C’est par contre la première fois qu’elle associe cette voix à ce regard sombre qui l’attire. Elle hésite à le regarder encore, car elle aura du mal à s’en défaire. Elle a l’impression qu’il pourrait lire dans ces pensées les sentiments les plus inavouables. Rikako, qui lui tient toujours la main, tire Kei d’un coup un peu plus fort et hors de rythme, la sortant de son état second. « C’est génial, non! ». Oui, le groupe sait clairement comment faire bouger les foules, mais en même temps, Kei perçoit comme une détresse dans les paroles de Ruka, certainement dû à sa manière de les chanter comme une complainte. Après quelques morceaux dans la même veine, Atomic Preachers entame une reprise de « She’s Lost Control » mais dans une version plus rapide et accentuant les guitares. Les yeux de Kei s’écarquillent en entendant les premières notes du morceau. Même modifiées, les sonorités de ce morceau qu’elle a écouté le soir d’avant la plongent soudainement dans un état de concentration intense. Son regard se fige sur la scène et tout le reste devient flou, même les mouvements de la foule qui l’entoure et qui la bousculait jusqu’à maintenant, même la présence de son amie Rikako à ses côtés. Elle est désormais seule devant la scène éprise de ce regard sombre qui la fixe maintenant obstinément. Ces sons arrivent jusqu’à elle comme si ils empruntaient une autoroute directe jusqu’à son cerveau. « Highway to your skull », pense t’elle sans le savoir. Elle se sent paralysée mais n’éprouve aucune gêne ni douleur. Elle reste immobile, seule dans la salle de concert désormais remplie d’obscurité. Elle distingue toujours les sonorités musicales mais celles-ci deviennent de plus en plus floues à mesure qu’elle s’enfonce dans ce monde obscur. Un point lumineux s’approche soudainement d’elle. Il s’agit d’abord d’une petite lumière mais elle grandit progressivement et ses contours se font de plus en plus précis à mesure qu’elle s’approche de Kei. Sans qu’elle s’en rende compte, Rikako se tient maintenant près d’elle sans dire un seul mot. Kei comprend d’elle-même que les paroles ne sont pas nécessaires dans ce monde. Le spectre devient désormais plus clair. C’est le visage de sa mère disparue apparaissant désormais distinctement. Au fond d’elle-même, Kei le savait déjà depuis qu’elle a entendu sa voix un peu plus tôt dans la soirée dans la cage d’escalier du restaurant. Son regard est lointain et Kei ne parvient pas à l’attirer vers le sien. Ses lèvres s’ouvrent doucement sans émettre un son, mais petit à petit, on devine qu’elle entonne une chanson pour enfants, celle où il faut traverser un passage avant que celui-ci se referme. « C’est la chanson tōryanse qu’elle me chantait quand j’étais petite lorsque l’on jouait dans le parc de Nakata ». « Il fallait que je traverse très vite le petit tunnel en forme de train avant que la chanson ne s’arrête, sinon je serais enfermée pour toujours ». Alors que ses souvenirs de petite enfance lui reviennent en tête, une forme très imparfaite de tunnel se dessine devant elle. N’écoutant que son instinct, elle s’enfonce dans ce tunnel vers un point de lumière lui donnant une direction. Il faut absolument qu’elle traverse ce tunnel avant que la chanson se termine ou quelque chose de terrible va se produire. Elle en est sûre et certaine, mais dans sa précipitation, elle a laissé son amie Rikako à l’arrière. Elle tente de crier de toutes ses forces vers Rikako restée immobile les yeux dans le vide à l’entrée du tunnel, mais les mots ne sortent pas. Le visage de Kei se déforme sous ses cris. « Rikako, dépêches toi! Il faut sortir avant qu’on nous enferme. Rikako! ». Le temps presse, que faire. Elle n’a pas le temps de revenir en arrière, il lui faut avancer dans ce tunnel avant qu’il ne soit trop tard.
Kei revient finalement à ses esprits, allongée sur deux chaises au fond de la salle du Loft. Une fille un peu plus jeune qu’elle lui tend un verre d’eau en criant en direction du bar. « Shinya, pas besoin d’appeler l’ambulance, elle a repris conscience ». « Ça va mieux? » lui demande la fille en présumant déjà que ça soit le cas. « Vous avez au moins repris des couleurs, vous étiez blanche comme un fantôme ». Kei fait un signe de la tête pour la rassurer. « Qu’est ce qui m’est arrivé? » demande péniblement Kei dans le bruit de la salle. Ce n’est plus le groupe de Ruka qui joue, Kei est en mesure de s’en rendre compte. « Vous avez perdue connaissance pendant le deuxième groupe, et une personne vous a porté jusqu’au fond de la salle. C’est certainement la chaleur de la salle, on a quelques problèmes d’air conditionné depuis hier ». Était ce Rikako qui l’a amené jusqu’aux chaises du fond de la salle? Kei n’en a aucun souvenir et Rikako n’est pas près d’elle. « Où est Rikako? » se demande t’elle à elle-même. « Vous savez où est mon amie Rikako? ». « Non, vous savez, je ne connais pas tout le monde ici, mais personne ne s’est approché pendant votre perte de connaissance, à part l’homme qui vous a amené ici près du bar ». « Vous avez l’air d’aller beaucoup mieux, je vous laisse assise là car Shinya m’attend au bar. Appelez-moi si vous avez besoin de quelque chose ». Kei, le verre d’eau à la main, assise sur une des chaises près du bar, reste confuse sur ce qui lui est arrivé. Elle se souvient de Ruka qui jouait des morceaux plein d’énergie avec son groupe. Elle voit Rikako à côté d’elle, le sourire aux lèvres en sautant sur place. Les images se brouillent ensuite. Peut être que Rikako est déjà dans les coulisses avec Ruka. Elle se lève doucement en faisant un signe de la main à la fille du bar pour lui indiquer que ça va mieux. A l’entrée des coulisses, le même garde la reconnaît et lui ouvre la porte sans qu’elle ait besoin de dire un mot. Elle reconnaît le bassiste au fond du couloir, et Ruka assis à une petite table, le visage baissé sur son smartphone. Il lève la tête en voyant Kei franchir le pas de la porte de la pièce commune. « Eh, Kei, c’est bien ça? ». « Oui. Je cherche Rikako, est elle passée ici? ». Kei en vient tout de suite au sujet qui l’intéresse, d’une manière un peu brusque qui ne semble pas perturber Ruka pour autant. « Non, je ne l’ai pas vu depuis tout à l’heure avant le concert ». Il demande également au bassiste à côté qui n’a pas non plus aperçu Rikako dans la salle de concert. Kei a du mal à cacher son inquiétude. « Elle est certainement sortie prendre l’air, il fait une chaleur difficile à supporter ce soir. Je l’ai déjà dit au régisseur ». Cette hypothèse semble plus que probable vu ce qui lui est arrivé un peu plus tôt, Rikako est peut être sortie avant que je perde connaissance, sans que je m’en rende compte. « J’aime bien ce t-shirt au fait » lui dit Ruka. « J’ai le même en fait. J’aime beaucoup Joy Division. On faisait même des reprises de cet album et de Closer il y a quelques années, mais je me suis rendu compte que je n’arriverais jamais à égaler l’intensité dramatique de Curtis. J’ai arrêté, du moins devant un public ». Kei comprend très bien ce qu’il veut dire. Bien qu’elle aurait voulu parler un peu plus avec Ruka en temps normal, elle reste préoccupée par Rikako. Ruka s’en rend compte et lui suggère une nouvelle fois d’aller voir à l’entrée du Loft. « Donnes moi ton numéro, je te contacterais si elle me donne des nouvelles ». Kei n’est pas vraiment persuadée que Rikako contactera Ruka avant elle, mais autant ne négliger aucune possibilité. Kei sort ensuite de la salle commune vers l’entrée principale. Ruka la regarde avec insistance alors qu’elle quitte la pièce, mais Kei ne s’en rend pas compte. Sans le savoir, Kei irradie la pièce. C’est peut être parce qu’elle semble être détachée des choses de ce monde que Ruka voit naître en lui une sorte de fascination. Il lui vient l’envie d’écrire sur cette fille aux cheveux noirs et aux boots montantes Dr.Martens, cette fille à la beauté mystérieuse, cette fille qui cherche son amie dans les rues dangereuses de Kabukichō. Sans s’en rendre compte, Ruka se met à fredonner Kabukichō no Joō.
Au moment de sortir de la salle de concert, Kei décide de vérifier une dernière fois si Rikako s’y trouve. Le troisième groupe a déjà terminé et la foule s’est déjà grandement dissipée de telle sorte que Kei peut maintenant inspecter des yeux chaque personne restante l’une après l’autre. Les lumières de la grande salle se sont finalement allumées, facilitant sa recherche mais aucune trace de Rikako. Elle se précipite ensuite à l’extérieur en forçant aimablement le passage dans l’escalier remontant à la surface de la rue. Il y une vingtaine de personnes réunies devant l’entrée du Loft. Marcher autour du building ne lui permet pas de trouver une piste qui pourrait l’aider. Que faire? Essayez de l’appeler. En ouvrant LINE sur son smartphone au nom de son amie, elle constate avec un certain étonnement qu’un message lui est laissée. Cette petite lueur d’espoir se transforme très vite en incompréhension. Un message énigmatique est laissé par Rikako. « J’ai vu le tunnel se refermer devant moi et il était trop tard. Excuses moi Kei, j’ai trouvé une autre voie qui me sépare de toi ». Kei est soudainement prise d’une sueur froide. Que veut bien dire son message ? Qu’est ce que ce tunnel qui se referme ? Pourquoi est elle partie sans prévenir ? Les questions se bousculent dans sa tête et lui font perdre l’équilibre. Elle pose un genoux à terre abîmant son collant noir et fait tomber son téléphone sur le bord du trottoir. « Reprends toi, Kei ». Cet iPhone est le seul lien possible qu’elle garde avec Rikako. Elle le saisit aussitôt et tente d’appeler Rikako. Elle laisse sonner une dizaine de fois dans le vide, mais Rikako ne répond pas. Plusieurs essais n’y changent rien, Rikako a disparu sans laisser de trace, à part ce message mystérieux envoyé il y a 45 minutes alors qu’elles étaient toutes les deux dans la salle de concert à écouter le rock agressif d’Atomic Preachers. Kei se sent perdue, ne sachant quoi faire. Peut être devrait elle laisser un signalement à la police, au kōban de Kabukichō juste à côté. L’agent qu’elle a devant elle l’écoute d’un air distrait, regardant sans arrêt un groupe de trois hôtesses de club s’écriant bruyamment de l’autre côté de la rue. Kei lui montre une photo de Rikako qu’elle a sur son smartphone et écrit sa déposition sur une petite feuille pré-formatée en laissant son numéro de téléphone. On l’appellera s’il y a du nouveau lui dit on d’un ton systématique qui veut dire ‘J’en ai vu bien d’autres, ici c’est Kabukichō, les gens disparaissent parfois mais ils finissent toujours par réapparaître et rentrer chez eux quand leurs porte-monnaies sont à sec’. Elle ne peut rien faire de plus ici. Elle tente de lui laisser un message sur LINE, mais sans réponse. Kei ressent une grande solitude qui l’envahit. Elle ne peut plus supporter cet endroit, il faut qu’elle parte vite d’ici. La rue autour d’elle devient oppressante, elle a l’impression qu’elle se referme sur elle petit à petit. Il faut marcher vite jusqu’à l’avenue Yasukuni avant qu’elle ne se retrouve enfermée dans ce monde hostile. Pourquoi suis je venu ici ? Où est Hikari ? J’ai tant besoin d’elle. Dans toute la confusion qui envahit son esprit, elle marche sans arrêt vers la gare de Shinjuku, parmi la foule qui veut aussi prendre le dernier train. La foule humaine l’entraine lorsqu’elle s’approche de la porte Est de la gare. Elle n’a pas la force de contrer ce mouvement et ses pas suivent mécaniquement ceux des autres. Il faut que je me sorte de ce torrent, je me noie. Alors qu’elle perd pied dans le flot qui l’entraine, une main lui attrape le bras de justesse. Une douceur soudaine lui réchauffe une partie du corps. « Cette main m’est familière » se dit Kei. Hikari se tient devant elle dans un halo de lumière. C’est du moins la manière dont Kei entrevoie d’abord Hikari au moment où elle se libère finalement de la foule. « Kei, je t’attendais mais j’ai failli te manquer. Tu marchais les yeux fixes sans regarder autour de toi. Il s’est encore passé quelque chose d’imprévu, n’est ce pas? ». Kei n’a plus les forces d’expliquer ce qui s’est passé à Hikari mais elle ressent que ce n’est de toute façon pas vraiment nécessaire. Hikari saisit une nouvelle fois Kei par la main et l’entraine à l’intérieur de la station. La ligne Chuo qui les ramènera à Kichijōji vient d’entrer en gare. Il est presque minuit et demi, et Kei est prise d’une immense fatigue. Au côté d’Hikari, elle relâche toutes ses gardes. Sur la banquette du wagon, elle s’endort doucement sur les genoux d’Hikari. Elle lui touche doucement les cheveux pour corriger ses lignes. Chaque mouvement de main semble lui éclaircir sa chevelure et sa noirceur ne semble déjà être qu’un lointain souvenir. Rien ne semble être en mesure de la réveiller, mais cette nuit encore, Kei ne pourra pas dormir seule.
Un peu plus de trois mois se sont écoulés depuis la disparition de Rikako. La police lança des recherches à la demande de ses parents, tout d’abord dans le quartier de Kabukichō puis sur l’ensemble de l’arrondissement de Shinjuku, mais sans résultats. Les agents de police chargés de l’enquête avaient malheureusement peu d’éléments en mains pour la retrouver. Montrer une photo de Rikako aux établissements de Kabukichō n’a pas servi à grand chose car la plupart paraissait de toute façon peu enclin à aider la police. Le signalement fut ensuite étendu au reste de Tokyo deux semaines après la disparition mais le résultat fut le même. « Il n’y a strictement aucune piste » répétait le jeune inspecteur Maeda en charge de cette enquête. Kei venait le voir une fois par semaine. Maeda était aimable mais avait du mal à cacher un certain agacement car il n’y avait absolument rien qui permettait de faire avancer son enquête. Rikako n’a jamais utilisé sa carte de crédit ou son téléphone portable, les amis ou connaissances contactés par la police n’ont reçu aucun appel de sa part, et elle n’est apparemment pas partie à l’étranger. « Elle ne s’est quand même pas évaporée » questionna Ruka, debout derrière Kei devant le bureau du jeune inspecteur. Depuis cette histoire, Ruka s’était rapproché de Kei et lui est venu en aide pour parcourir les endroits de Tokyo que Rikako fréquentait régulièrement. Cette recherche alternative à celle de la police se faisait à moto. Kei grimpait à l’arrière de la moto de Ruka, une Honda CB400 rouge Bordeaux achetée d’occasion au bassiste de son ancien groupe, et regardait autour d’elle pour tenter de reconnaître un visage ou une allure familière. Kei et Ruka se rendaient bien compte que ce type de recherche au hasard des rues n’avaient que peu de chance de réussir, mais en l’absence de pistes, il leur fallait quand même faire quelque chose. Kei avait pris presqu’une semaine de congé après la disparition de Kei et se consacrait pleinement à sa recherche. Ruka la rejoignait dès qu’il le pouvait. Kei se sentait responsable mais n’était pas en mesure d’affronter cette épreuve seule. Les deux premières semaines, elle accompagnait également la mère de Rikako, Yukako Miyajima, pour faire le tour des lieux où elle avait l’habitude d’aller et rencontrer un à un les amis de Rikako à Tokyo, du moins ceux et celles que Kei et Yukako connaissaient. Yukako Miyajima était venue en urgence au poste de police de Kabukichō dès l’appel de Kei et de la police après la disparition de sa fille. Kei eut d’abord crainte qu’elle la tienne pour responsable, mais il n’en était rien. Kei répéta des dizaines de fois la suite des événements cette soirée là à Kabukichō, à la mère de Rikako, à la police, à Ruka, à Hikari également qui connaît bien Rikako, mais elle n’a plus de souvenirs précis des minutes avant son évanouissement dans la salle de concert. La police ne trouva aucune relation entre cet évanouissement soudain et la disparition de Rikako. Il n’est pas rare de faire un malaise dans une salle mal climatisée où la foule se bouscule. Il est par contre beaucoup plus rare de disparaître complètement sans laisser aucune trace. « J’ai bien peur de vous dire que Rikako Miyajima s’est bel et bien évaporée », rétorque l’inspecteur Maeda. « Ça fait maintenant 90 jours qu’elle a disparu et nous n’avons malheureusement rien qui nous permette d’avancer dans nos recherches ». « J’ai déjà expliqué tout cela à Monsieur et Madame Miyajima ». C’était la dernière rencontre avec l’inspecteur Maeda. Mais Kei continue ses recherches, de manière continuelle car elle ne peut effacer Rikako de sa mémoire. Elle tente en vain de se souvenir des détails de cette nuit là. Ruka et son groupe étaient sur scène, mais aucun d’eux n’avaient remarqué cette disparition et cet évanouissement qui semblaient bien être simultanés. Kei reste pourtant persuadée que son évanouissement soudain a un lien avec la disparition de Rikako. Elle en a l’intime conviction mais ne l’a pas exposé en ces termes à la police pendant l’enquête. Depuis la disparition, elle se sent très proche de Ruka mais ne lui a pourtant pas fait part précisément de sa pensée. Seule Hikari pourrait comprendre, pense t’elle. Ces inquiétudes plongent Kei dans un tourment profond. Au plus profond d’elle-même, elle appelle Hikari à l’aide. Mais que peut faire Hikari dans cette situation à part consoler Kei.
Au 121ème jour, un appel de la mère de Rikako surprend Kei tôt le matin vers 6h30. Kei est déjà réveillée depuis une petite demi-heure et se prépare pour partir travailler à Nishi-Shinjuku, ce qui est devenue sa routine journalière depuis plus de deux ans. Yukako Miyajima lui annonce qu’on a retrouvé Rikako, quelque part dans une petite ville thermale de Nagano. La nouvelle agit comme un choc pour Kei, qui s’affaisse brutalement sous le poids de cette nouvelle inattendue. Le soulagement se mélange à la surprise et son visage ne sait choisir l’expression adéquate qu’elle se montre à elle-même à travers le petit miroir qu’elle utilise pour son maquillage. « On n’est pas complètement certain que ça soit elle mais elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau, d’après les photos qu’on vient de m’envoyer. Elle a été recueillie il y a deux jours par un ryokan. D’après le gérant du ryokan, Rikako est arrivée à l’entrée de leur établissement vers 7h du soir. Elle semblait fatiguée, le visage très pâle et les yeux lointains, perdus dans le vide. Elle n’a dit aucun mot. Le gérant a immédiatement contacté le poste de police du village et les informations se sont recoupées pour finalement identifier Rikako. L’inspecteur Maeda vient de m’appeler il y a une demi-heure pour identifier cette personne qui ne peut être que Rikako. Le problème est qu’elle ne dit pas un mot », Yukako parle à toute vitesse sans se soucier d’être bien comprise par Kei. « Nous partons immédiatement pour Nagano, en voiture. Viens-tu avec nous? ». Kei ne peut s’absenter subitement de son travail aujourd’hui. « Je partirais en fin de journée ou demain matin. » répond elle à Yukako. « D’accord, c’est important que tu puisses venir au plus vite. Je m’inquiète pour son état de santé. Elle ne parle plus et semble être sous le choc. Ta présence sera nécessaire. Mais on ne sait pas ce qu’il lui ait arrivé. Elle avait le visage très pâle et les yeux dans le vide. Ça m’inquiète beaucoup ». Les phrases de Yukako sont décousues. Elle se répète, ayant certainement du mal à gérer toutes ses émotions et à avoir les idées claires. « Le ryokan se trouve à Bessho Onsen, c’est près de la ville d’Ueda. Le Shinkansen Asama de la ligne Hokuriku s’arrête à cette gare et il faut ensuite prendre une autre ligne locale. » Sur ces précisions, Yukako raccroche subitement, laissant Kei face à quantité d’interrogations. Pourquoi Rikako se trouve t’elle à Nagano dans une station thermale? Que lui est il arrivé pour qu’elle ne dise plus un mot? Est ce bien Rikako qui s’est présentée devant ce ryokan et qu’on a accueilli? Que lui est-il arrivé pendant ces quatre longs derniers mois? Autant de questions sans réponses qui tournent en boucle dans sa tête. Elle se ressaisit tout de même pour finir de se préparer. Dans le train de la ligne Chūō-Sōbu qui l’amène de Kichijōji jusqu’à la gare de Shinjuku, Kei continue ses réflexions. Elle laisse se construire dans sa tête une explication logique mais les éléments inconnus sont trop nombreux. Il faut qu’elle laisse un message à Ruka et Hikari pour leur faire part de son départ ce soir pour Nagano. Ils lui proposent bien de l’accompagner mais Kei veut y aller seule. Elle ressent maintenant tous ces événements récents comme une épreuve personnelle. Avec la disparition de Rikako il y a quatre mois et sa réapparition soudaine, c’est aussi une partie d’elle-même qui refait surface soudainement, même si elle n’est pas certaine de bien cerner de quoi il s’agit vraiment. Enfin si, elle se remémore bien sûr la disparition de sa mère qu’elle a en quelque sorte revécu avec la disparition de Rikako. Mais cette fois-ci, elle sera peut-être en mesure d’intervenir. Elle se sent donc investie d’une mission, celle d’aider son amie, et de la sauver peut-être. Au bureau de la tour de Nishi-Shinjuku, Kei a la tête ailleurs et ses collègues le lui font remarquer. Elle ignore même Tani qui lui fait pourtant signe au restaurant de l’entreprise à l’heure du déjeuner. Ce n’est pas intentionnel, Tani sait très bien que Kei peut parfois se perdre dans ses pensées et ignorer ce qui se passe autour d’elle. Elle quittera le travail à 15h. Une fois par mois, son entreprise autorise de finir tôt dans un souci d’encourager les salariés à faire moins d’heures supplémentaires. Kei n’en fait que rarement mais utilise également assez peu cet horaire flexible. Elle a amené avec elle le nécessaire pour passer une nuit à Nagano. A 15h précise, elle quitte le bureau comme prévu pour la gare de Tokyo. Le Shinkansen Asama annonce un départ à 16:04 pour arriver à la station de Ueda dans la préfecture de Nagano à 17:42. Il faut ensuite emprunter pendant 30 minutes une petite ligne de train à un seul wagon jusqu’au terminus de Bessho Onsen. Il fait déjà sombre dehors et les rues sont peu éclairées. Seul un restaurant de yakisoba semble ouvert dans la rue principale en pente. L’heure de gloire de cette station thermale est passée depuis longtemps et elle semble plus survivre que prospérer. Kei n’est pourtant pas insensible au charme désuet de cette petite ville de montagne qu’on surnomme la Kamakura du Shinshu pour la présence de quelques temples datant de l’ère de Kamakura. Nous sommes au mois de Juillet en période de vacances scolaires, mais il n’y a pas foule dans les rues pour une heure peu tardive de la nuit. On lui a indiqué que le ryokan qui a recueilli Rikako s’appelle Mikazuki no Yu. Il se trouve à proximité du temple Kitamuki Kannon. Elle l’aperçoit au détour de la rue principale. Des lanternes éclairent le temple dans la pénombre. Un petit escalier au bout d’une rue piétonne étroite y donne accès. Il est situé sur une zone élevée de la ville au bord de la forêt montagneuse. Dans d’autres conditions, elle aurait certainement apprécié marcher dans ces rues et autour des temples du village, en prenant assez de temps pour s’imprégner de la tranquillité ambiante. Elle y aurait même ressenti une certaine magie, celle des légendes qui font sortir de leurs cachettes les monstres le soir. Kei éprouve une fascination sans limites pour ce folklore ancestral et est même convaincue de pouvoir voir certains esprits à des moments particuliers de son existence. Elle en parle peu car elle-même n’est pas certaine de ce qu’elle entrevoit parfois. Après tout, une raison physique et logique explique souvent des phénomènes qu’on croirait irréels. Mais aujourd’hui, sa concentration émotionnelle se porte avant tout sur Rikako. Le ryokan se trouve en effet à proximité du temple Kitamuki mais en contrebas, près d’un bain Onsen. Les ryokan et les Onsen sont nombreux dans ce village. Certains sont tellement discrets qu’on remarque à peine leur présence. Le ryokan Mikazuki no Yu est par contre visible de loin, car les lumières de son entrée s’étendent jusqu’à la rue. Après quelques secondes d’hésitation, Kei entre à l’intérieur.
Une jeune fille d’une vingtaine d’années habillée d’un yukata aux couleurs vives l’accueille immédiatement à l’entée. Kei pénètre à l’intérieur du lobby après avoir chaussé des sandales. Yukako Miyajima est assise sur un des sofas, accompagnée de l’inspecteur Maeda, qui a également fait le déplacement depuis Tokyo, et de deux autres policiers du poste de police du village. Yukako vient de suite à la rencontre de Kei en la voyant entrer dans le lobby. « Merci d’être venue si vite, Kei. Rikako dort pour l’instant, il faudrait mieux attendre demain matin pour la voir. Elle semble épuisée mais ne parle toujours pas ». Yukako ne prend pas la peine de préciser qu’il s’agit bien de Rikako, allongée sur le tatami d’une chambre de ce ryokan. Ça ne pouvait être qu’elle. « Monsieur l’inspecteur allait justement prendre congé et revenir demain. » L’inspecteur et les deux policiers saluent Kei sans dire un mot puis quittent le ryokan au moment où Monsieur Miyajima entre dans le lobby. Kei ne l’a pas vu depuis de nombreuses années. Il a pris du poids par rapport à son souvenir, et ses cheveux sont maintenant grisonnants. Yukako est restée une belle femme, à l’apparence stricte. Elle prend soin d’elle. Elle travaille encore maintenant dans une boutique de bijoux de la rue Suzuran à Ginza. Elle y travaille depuis de nombreuses années. À y penser maintenant, Rikako n’a que peu de traits de ressemblances avec ses parents. Monsieur Miyajima parle peu et son visage n’est pas très expressif. Une odeur de cigarette envahit la pièce à son arrivée. Il doit toujours fumer les mêmes cigarettes Hi-lite, car elle reconnaît cette odeur qui la ramène plus d’une dizaine d’années en arrière, lorsqu’elle se rendait chez les Miyajima à Nagoya pour rendre visite à Rikako. « Assis-toi, Kei, il faut que je te fasse part de ce que m’a dit la police à propos de l’apparition de Rikako ». « La police du village a interrogé les habitants et les commerces dans la journée d’hier et aujourd’hui pour essayer de comprendre d’où venait Rikako. La police m’a dit qu’une dame d’entretien au temple Anrakuji, de l’autre côté du village, l’a vu descendre du cimetière. Il y a une tour octogonale de quatre étages dans ce cimetière et un long escalier de pierre y menant. La dame aurait aperçu Rikako descendre lentement cet escalier. Il faisait déjà sombre et il n’y avait plus personne à l’intérieur du temple. On aurait dit un esprit de la forêt, dit elle à la police, car sa manière de marcher lente lui donnait l’impression de flotter. Elle lui a crié depuis le bas de l’escalier qu’il était 18h30 et que les visites étaient terminées depuis longtemps, mais Rikako n’a apparemment pas répondu ni semblé avoir entendu la voix de la dame. La dame du temple n’a malheureusement pas vu Rikako de près car elle était ensuite occupée à fermer les portes d’une des dépendances. Lorsqu’elle est revenue vers l’escalier, Rikako avait disparu. Elle n’a pas été aperçu ailleurs dans le village sauf à l’entrée de ce ryokan. Le gérant, Monsieur Tanaka, l’a d’abord aperçu au bout de la rue. Il faisait sombre mais il nous a dit qu’il arrivait tout de même à la distinguer comme si elle était éclairée par une faible lumière. Il s’agissait peut-être de sa chemise blanche qui reflétait les lumières provenant du ryokan, nous dit-il. Elle marchait tout droit dans sa direction d’un pas lent mais décidé. Il eu d’abord un sursaut d’effroi en constatant son regard lointain. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un esprit, pour tout vous dire, indiqua t’il aux agents de police. Mais il a vite vu qu’il ne s’agissait que d’une jeune fille qui semblait perdue. Sans qu’il ait le temps de lui parler, elle était déjà à l’entrée du ryokan et s’est ensuite effondrée sur le parquet de l’entrée. Tanaka et deux autres personnes du personnel l’ont amené sur un des sofas. Celui-ci, montre Yukako de la main, et la police a été appelée immédiatement. On lui a donné une chambre qu’elle n’a pas quitté depuis son arrivée. Lorsqu’elle ne dort pas dans le futon, elle est assise au bord de la fenêtre donnant sur la rue et les montagnes. Monsieur Tanaka précisa également que Rikako, en marchant doucement vers le ryokan, a jeté un regard vers un des étages pendant quelques secondes avant de reprendre son mouvement », Yukako explique les faits en laissant échapper des larmes. Kei n’arrive pas à distinguer exactement s’il s’agit de larmes de bonheur d’avoir retrouver sa fille ou de tristesse de la voir dans cet état de choc. Kei porte tout de suite attention à la tenue de Rikako. Elle ne portait pas de chemise blanche lors de leur dernière soirée à Kabukichō. Le visage inexpressif de Rikako, qui lui est évoqué, paraît difficile à imaginer car Rikako est au contraire une personne de nature expressive. Les deux personnes du village évoquant une présence fantomatique l’inquiète aussi beaucoup. « Que faisait Rikako dans cet endroit perdu de Nagano, à l’intérieur d’un cimetière dans un temple? ». Kei se pose intérieurement cette question, mais n’y trouve bien sûr aucune réponse évidente ». « Peut-on la voir dans sa chambre? », demande Kei. « Oui, mais elle doit dormir, il faudra donc rester silencieuses. »
Yukako et Kei se décident donc à rendre visite à Rikako, accompagnées par une jeune fille du personnel, celle qui a accueilli Kei à son arrivée, mais sans Monsieur Miyajima qui reste assis sur le sofa du lobby, plongé dans le journal du jour. La chambre se trouve au troisième étage, annonce la jeune fille à Kei. « Je t’ai aussi réservé une chambre au même étage », lui indique Yukako. Elles ne croisent aucun autre client dans ce ryokan, ce qui intrigue d’ailleurs Kei car il s’agit normalement de la pleine saison. La chambre de Rikako se trouve au bout du couloir. Elles y avancent sans faire de bruit. L’intérieur de la chambre est seulement éclairée d’une petite lampe posée près du futon sur le tatami. Rikako dort sur le dos à l’intérieur du futon, qui est impeccablement disposé comme si elle n’avait pas bougé. En s’approchant, Kei reconnaît bien le visage de Rikako. Il n’y a pas de doute. Ses joues sont par contre plus pâle que d’habitude. Elle comprend maintenant un peu mieux cette impression de figure fantomatique évoquée par le gérant du ryokan et par la dame du temple Anrakuji. Yukako et Kei ne disent pas un mot en regardant Rikako allongée. La pièce est sombre. Le mobilier y est sommaire: une table basse, une télévision, deux chaises tournées vers les baies vitrées fermées par des rideaux, eux mêmes cachés par des portes coulissantes shōji. Il n’y a aucun sac posé sur le tatami, seulement quelques vêtements de rechange apportés par Yukako. « Elle n’avait rien avec elle à son arrivée au ryokan, pas de sac, rien », lui chuchote doucement Yukako lorsqu’elle voit Kei regarder les vêtements posés sur le sol. Le regard de Kei revient vers le visage de Rikako. Il est paisible et immobile. On a l’impression qu’elle ne respire pas. Kei fait le vide en elle-même pour se concentrer sur le visage de Rikako. Elle essaie de détecter le moindre petit mouvement, le moindre son, qui lui permettrait de confirmer que Rikako est bien vivante et seulement endormie sur le tatami. En regardant fixement le visage de Rikako dans la pénombre, Kei pense soudainement à sa mère. Est-elle aussi réapparue quelque part dans un village de montagne, comme Rikako? Le visage paisible de Rikako lui donne tout d’un coup un espoir et lui réchauffe le cœur d’un petite flamme, certes minuscule comme si elle était enfouie au fond d’une profonde caverne de rochers. Rikako est bien vivante mais ne se réveille pas. Yukako et Kei ressortent de la chambre. La fille en kimono les attendaient à l’entrée et referme la porte à clé. Elles redescendent ensuite en silence jusqu’au lobby. Le repas du soir se passera également dans un silence quasi omniprésent. Chacun a besoin de comprendre ce qui s’est réellement passé mais il n’y a pas assez d’éléments disponibles pour débattre du déroulement des événements. Le couple Miyajima et Kei restent face à leur incompréhension.
La chambre de Kei se trouve de l’autre côté du bâtiment par rapport à celle de Rikako, à côté de celle du couple Miyajima. La fenêtre de la chambre donne également sur la petite rue sombre en face du ryokan. Il est 21:30 et il n’y a pas un chat dehors. Kei s’asseoit sur une des deux chaises. Après avoir bu deux gorgées de thé, elle regarde cette rue fixement, en imaginant la silhouette blanche et légèrement lumineuse de Rikako approcher doucement. Ses pas sont lents et on a l’impression qu’elle flotte légèrement au dessus du sol. Elle regarde devant elle fixement en direction des lumières des lanternes posées à l’entrée du ryokan, comme si celles-ci l’attiraient. Ses bras et ses mains sont immobiles, alignés le long du corps. Sa démarche n’est pas naturelle, du moins Kei ne retrouve pas sa manière habituelle de marcher. Sous sa longue chemise blanche, on devine la jupe à carreaux rouge et noire qu’elle portait le soir du concert à Kabukichō. Le silence règne dans cette petite rue comme si le temps s’était arrêté subitement. Elle est maintenant très proche du ryokan. Dans un mouvement soudain qui surprend Kei dans ses propres pensées, le visage de la silhouette blanche se lève en direction d’elle et la regarde attentivement. Kei se sent comme hypnotisée par le regard de son amie. Ses cheveux sont ébouriffés et lui couvrent une partie du visage, mais Kei distingue très bien l’expression de ses yeux. Ils ne regardent pas dans le vide mais la fixent intensément. Avant cette rencontre, elle imaginait que ces yeux seraient accusateurs mais ils sont au contraire doux et apaisés. Le moment ne dure que quelques secondes et Rikako reprend sa marche jusqu’à l’entrée du ryokan où l’attendait le gérant, sorti faire une pause cigarette à l’extérieur. Kei fixe maintenant sa tasse de thé et y plonge son regard, avant de boire une nouvelle gorgée. « Rikako ne t’en veut pas de l’avoir laissée seule derrière toi », lui murmure une petite voix émanant d’un coin de la pièce. « Mais j’aurais dû l’attendre et ne pas traverser seule », répond doucement Kei d’une manière spontanée. Depuis la disparition de sa mère, Kei ne vit que pour elle-même et ne laisse personne entrer dans son monde. C’est un reproche qu’elle se fait souvent à elle-même dans ces longs moments de réflexion avant de s’endormir, sans pourtant avoir la force d’y remédier. « Demain matin, je me lèverais tôt pour aller voir le temple Anrakuji et cette tour octogonale », se dit intérieurement Kei. Il faudra d’abord qu’elle trouve le sommeil, ce qui ne semble pas être chose aisée. Ces démons vont-ils l’envahir cette nuit? Kei souhaitait venir seule ici, mais elle regrette maintenant qu’Hikari ne soit pas venue avec elle. Elle lui aurait doucement passé la main dans les cheveux pour qu’elle s’endorme, paisiblement sur le tatami en faisant le vide dans son esprit. Mais avant de s’endormir, Kei doit faire sa toilette du soir au Onsen du ryokan situé au rez-de-chaussée. Elle s’habille du yukata de couleur rouge fourni dans la chambre. Le petit ascenseur qui la descend au niveau du lobby est brusque et lui fait à chaque fois un peu peur. Le bain Onsen est calme, mais des vêtements posés dans un panier d’osier indiquent qu’elle n’est pas seule. Une femme qui a l’air plus âgée qu’elle est déjà assise dans le bain. La dame ne la regarde pas. Kei ne voit pas son visage et n’ose pas déclarer sa présence. Rikako, si elle était là, lui aurait certainement adressé la parole et entamé une discussion. Kei reste silencieuse, assise dans le bain d’eau brûlante, les mains posées sur les genoux. Elle regarde le dos de la dame qui ne bouge pas, pendant que toutes les parties de son corps tendues par cette journée très particulière se radoucissent lentement. Le bain brûlant vient effacer tous les inquiétudes et le stress de la journée. Elle dormira bien jusqu’au petit matin, sans aucune interruption, sans entendre ses voix intérieures. Hikari devait être là, à côté d’elle, à l’observer en silence pendant qu’elle dormait profondément sur le tatami.
Il est 5h du matin. Kei se réveille brutalement comme si on lui avait crié à l’oreille. Il lui faut quelques secondes pour réaliser où elle se trouve. Une chambre de ryokan, une station thermale de Nagano, un temple avec une tour octogonale, Rikako qui dort dans une chambre à cet étage. Ces fragments de mémoire se repositionnent rapidement dans son esprit. Kei ouvre la porte coulissante, les rideaux et la baie vitrée donnant sur la rue en face. La chaleur est un peu moite et il pleut d’une pluie fine. Les nuages sont épais mais laissent passer par endroits des rayons très marqués de lumière. L’impression qu’elle a de cette rue est très différente de hier soir. Il n’y a personne dehors, car il est encore tôt. Elle entend pourtant le bruit émis par un scooter qui doit emprunter une des rues en aval du ryokan. Kei s’habille rapidement, se lave les dents et fait un brin de toilette en omettant le maquillage. En une dizaine de minutes, elle est déjà dehors à l’entrée du ryokan. Personne ne l’a vu sortir. Elle passe devant le temple Kitamuki Kannon, qui tient son nom de sa direction vers le Nord où se trouve le temple Zenko-ji de la ville de Nagano. Les boutiques de la petite rue donnant sur le temple sont fermées. En remontant un escalier, un panneau de direction lui indique où se trouve Anrakuji, au bout d’un chemin de montagne en bordure de forêt. Elle n’a croisé personne sur son chemin. Anrakuji est un élégant ensemble de temples. Le petit escalier mentionné par la dame de l’entretien se trouve à l’arrière près d’un étang aux eaux troubles. Ça doit être une source d’eau Onsen, se dit Kei. On aperçoit les tombes du cimetière et la tour octogonale dès les premières marches de l’escalier. Cette tour est vraiment intrigante, car elle ne possède aucune porte visible. Peut-on y entrer? Est ce que Rikako s’y serait cachée pendant plusieurs mois? Kei ne pense pas trouver ici des réponses, mais elle essaie au moins de retrouver quelques traces de son amie. Elle n’y trouve rien à part des tombes couvertes de mousse et cette ancienne tour de bois, immuable et silencieuse. Elle se sent pourtant observée, même si elle est certaine d’être seule ici dans ce cimetière. Et si les esprits endormis dans ce lieu pouvaient lui faire part de ce qu’ils ont vu ici il y a trois jours. En redescendant l’escalier, Kei aperçoit une silhouette noire immobile qui la regarde de loin. Son visage se fait plus précis à mesure qu’elle descend l’escalier de pierre. C’est le visage d’un garçon aux cheveux longs et noirs. Une mèche cache une partie de son œil gauche. Il a un visage très fin, presqu’androgyne. Il est entièrement vêtu de noir, chaussures noires, pantalon noir, longue chemise noire, cheveux noirs. Mais il a le teint pâle, ce qui lui rappelle Rikako allongée sur le tatami hier soir dans la pénombre. Le garçon semblait attendre que Kei descende de l’escalier pour lui dévoiler quelque chose. « Vous n’êtes pas d’ici, vous venez de Tokyo? », lui demande t’il. « Oui », répond simplement Kei. Il enchaîne « Vous êtes venue pour la fille qui a disparu et réapparu ici il y a trois jours, n’est-ce pas? La police est déjà venu ici avant-hier, mais ils n’ont rien trouvé. Je savais bien qu’ils ne trouveraient bien. » « Pourquoi en es tu si sûr? As tu vu la fille qui descendait cet escalier il a trois jours? » demande Kei en suppliant presque le jeune garçon de répondre. « Moi, je ne l’ai pas vu mais on m’a raconté. Les choses se savent vite dans ce petit village. Ce n’est pas la première fois que ce genre de choses arrivent ici, et la police ne trouve jamais d’explications rationnelles aux événements. » Il continue sans que Kei n’ait le temps de l’interrompre. « Il y a trois ou quatre ans, une dame d’une cinquantaine d’années a également été retrouvée dans ce village. Je crois qu’on disait qu’elle venait aussi de ce temple, mais elle a ensuite disparu quelques jours plus tard. Ça a beaucoup fait parlé au village et depuis, peu de personnes du village s’aventurent près de la tour et dans ce cimetière. » « Est-ce que tu as vu cette dame? » lui demande maintenant Kei. « Oui, je l’ai vu marcher près de la rivière traversant le village. Elle m’a fixé pendant quelques secondes. Je me souviens très bien de son regard et de son visage. Quand je vous ai vu arriver à l’entrée du temple, votre visage m’a rappelé cette dame, et je vous ai suivi sans faire de bruit. Vous lui ressemblez beaucoup, Madame, en beaucoup plus jeune bien sûr. » Kei se trouve désemparée à l’écoute du jeune garçon. « Cette dame descendue du temple comme Rikako, me ressemble. Est ce que c’est ma mère disparue qu’on a retrouvé ici comme Rikako. Est ce que Rikako m’a consciemment amené ici pour retrouver ma mère ? » s’interroge silencieusement Kei. « Et cette dame a de nouveau disparu sans laisser de traces? » demande ensuite Kei. « Elle aurait passé deux nuits dans un ryokan près du temple Kitamuki et disparu ensuite sans informer personne. Cette histoire reste un mystère. On en a parlé dans les informations locales pendant une ou deux semaines, mais les cherches étaient impossibles. Elle était muette et les photos qu’on avait pris d’elle se sont avérés tellement floues qu’on ne l’a reconnaissait qu’à peine. Mais moi, je me souviens très bien de ce visage. » Il continue « Vous êtes aussi à la recherche de cette dame, c’est ça? C’est votre mère? ». « Oui » lui répond Kei sans étonnements et avec une conviction qui la surprend elle-même. Elle a compris que ce jeune garçon vêtu de noir n’est pas un être ordinaire, c’est un passeur venu l’aider dans son histoire personnelle. « Je te remercie » lui dit Kei en reprenant son chemin vers la sortie du temple. Après quelques secondes, le garçon n’était déjà plus derrière elle. En arrivant devant le ryokan, elle constate qu’une voiture médicalisée et une petite camionnette de police y sont stationnées. Dans le lobby, Yukako est occupée à discuter avec l’inspecteur Maeda et une personne ressemblant à un infirmier. Rikako va bien mais on va la transporter dans un établissement spécialisé à Tokyo pour surveiller son état de santé. Elle ne s’est pas encore réveillée. Yukako qui a finalement vu Kei arriver, lui indique qu’ils vont rentrer à Tokyo dans une vingtaine de minutes. « Prépares toi, on va rentrer ensemble en voiture. » lui propose t’elle. Le retour vers Tokyo prendra plus de trois heures. Trois longues heures silencieuses en voiture à suivre de près la voiture médicalisée transportant Rikako. Elle suit Rikako qui l’a amené jusqu’à ce village de Nagano pour trouver un espoir, celui de retrouver un jour une personne chère. Une pointe de chaleur remplit désormais son cœur, comme un rayon très marqué de lumière traversant des nuages. « Hikari, peut-on se voir ce soir chez moi, j’ai beaucoup de choses à te raconter. »
La fenêtre est entrouverte et seule la lumière du quart de lune éclaire son cadre. Elle donne sur un toit légèrement en pente qui est relié à celui de l’immeuble voisin. Je tente cette fois-ci de traverser cette fenêtre en posant d’abord un pied pour tester la solidité de la structure. Les ardoises du toit sont plus résistantes que je ne l’imaginais. Alors que je pensais qu’elles craqueraient sous mon poids, elles semblent beaucoup plus résistantes que prévues. Le toit soutient maintenant tout mon corps et les mouvements qui l’accompagnent. J’espère que le toit de cet immeuble voisin après la gouttière sera de facture identique. Je l’ai souvent regardé, pendant de longues heures, depuis ma chambre au dernier étage sous les toits. J’ai étudié cette toiture sous ses moindres détails et craquelures avant de finalement me décider à franchir le pas. Le toit est un peu plus oblique sur cette partie de l’immeuble en face. Il devait y avoir autrefois un grillage de fer séparant les deux immeubles mais celui-ci est devenu tellement lâche qu’il tombe presque de lui-même. On peut le franchir très facilement. En s’aidant des blocs cimentés formant plusieurs cheminées, il n’est pas très difficile d’atteindre le haut du toit de l’immeuble voisin. Une des fenêtres donnant sur l’escalier reste souvent ouverte lors des jours de chaleur excessive. J’attendais cette journée avec impatience car je savais qu’elle m’ouvrirait les portes de l’immeuble voisin. Je ne sais pas encore ce que je vais y trouver, mais ça fait maintenant plusieurs mois que je suis persuadée qu’il me donnera des réponses. Je suis déjà bien engagée et il est de toute façon trop tard pour faire demi-tour car le grillage s’est relevé et est maintenant infranchissable. La lumière de la lune me montre l’emplacement de la petite fenêtre qui me donnera accès à l’immeuble voisin. Une veilleuse tremblotante est installée dans la cage d’escalier à chaque étage. Je suis au quatrième et dernier étage. Une flèche noire inscrite sur le mur m’indique qu’il faut descendre. Chaque étage est similaire aux autres mais devient de plus en plus sombre alors que je descends les étages. Il y a des portes d’acier à chaque étage. Je suis persuadée qu’elles sont fermées de l’intérieur. L’escalier descend jusqu’au premier sous-sol. La veilleuse y est éteinte ou peut-être l’ampoule est-elle grillée. L’immeuble est ancien, mais la peinture a certainement été refaite il y a quelques années malgré les nombreuses craquelures faisant déjà leur apparition. Il y a une autre porte au premier sous-sol. Je la devine à peine, mais sa couleur rouge foncée entourée d’un cadre noir en surimpression la rend tout à fait remarquable. Que se passe t’il derrière cette porte? Il me suffit d’ouvrir pour voir. J’hésite pourtant car une peur soudaine me gagne. Il ne s’agit pas d’effroi mais d’une crainte d’y trouver des choses que je ne saurais comprendre. Elle semble complètement étanche mais un bruit sourd s’en échappe tout de même. Une musique peut-être, un chant de femme. La porte épaisse, lorsque je l’ouvre doucement, donne sur un couloir sombre entouré de draperies de velours de couleur rouge bordeaux. La musique d’un style jazz de cabaret est désormais distincte et la voix de femme très puissante et assurée m’interpelle immédiatement car elle me semble tout à fait familière. Je m’approche de l’épais rideau délimitant l’accès à la salle où se déroule ce concert. En entrouvrant le rideau, j’aperçois cette salle remplie de tables, de chaises et d’un public assis en silence, les yeux rivés sur la petite scène. L’ambiance figée semble provenir d’une autre époque. Sur la scène, une batterie et une contrebasse accompagnent les notes de piano et la voix de la chanteuse. Elle est habillée d’une robe noire avec des tissus de satin, mais son visage n’est pas clair. Je l’entends maintenant chanter d’une manière maîtrisée tout en nuances en anglais. « One of these mornings you’re going to rise up singing, then you’ll spread your wings and you’ll take to the sky ». Je reconnais rapidement une reprise de Summertime d’Ella Fitzgerald. On se laisserait facilement hypnotiser par cette voix et ça semble être le cas des spectateurs et spectatrices dans la salle. Les visages sont figés comme s’il s’agissait de mannequins de cire. Je ne distingue toujours pas le visage de cette chanteuse plongée dans la pénombre, tout comme ceux de l’audience que je vois de l’arrière et légèrement de profil. Le morceau suivant est un autre standard du jazz américain, The Lady Is A Tramp, toujours chanté par Ella Fitzgerald mais avec Frank Sinatra. L’homme qui est monté sur scène n’a certes pas le charisme de Sinatra mais reste assez convaincant face à cette mystérieuse chanteuse qui ne montre pas son visage. Il faudrait s’approcher un peu plus pour découvrir ce visage, mais traverser l’épais rideau de velours et entrer à l’intérieur de la petite salle du cabaret ne pourra se faire discrètement même si cette salle est très sombre. Je me contente donc d’écouter cette voix qui me transmet une passion palpable. Je connais bien sûr cette voix depuis ma tendre enfance, j’ai souvent essayé de l’imiter lorsque j’étais très jeune car elle m’a inspiré. Pourquoi cette voix n’est elle plus maintenant? Pourquoi un tel don est il voué à disparaître? Une masse sombre devant moi me surprend soudainement en pleine réflexion et me saisit par le cou au point où il m’est rendu difficile de respirer. Je n’ai pas la force de me débattre. La voix d’Ella sur Blue Moon interprétée par Ayako Imamura m’entraine dans d’autres songes. Le noir se propage et la voix se dissipe petit à petit jusqu’au réveil soudain.
Kei se réveille en sursaut dans la chambre de son petit appartement près du parc Inokashira. Sans avoir vu son visage dans la pénombre, elle a reconnu dans son rêve la voix de sa mère disparue. Il est 5h moins le quart de l’après-midi. Il est rare que Kei s’assoupisse en fin d’après-midi un samedi. Elle a certes vécu une semaine riche en événements avec la découverte de son amie Rikako dans les montagnes de Nagano et son rapatriement dans un hôpital de Tokyo. Toutes ces émotions soudaines l’ont beaucoup fatigué et lui ont donné à réfléchir plus qu’il ne faudrait. Il était de toute façon l’heure de se réveiller car Ruka doit bientôt arriver à moto pour l’amener jusqu’au centre médical de l’Université Toho à Ōmori, dans l’arrondissement d’Ōta, où se trouve Rikako en observation. Ruka est toujours à l’heure, en toutes circonstances, ce qui contraste avec l’esprit rock and roll qui le caractérise par ailleurs. Kei apprécie cette ponctualité. Elle arrive même à prévoir son arrivée exacte au pied de son vieil immeuble de brique rouge, comme si elle entendait au loin ronronner le bi-cylindre en V de sa nouvelle moto. Ça lui laisse en général quelques minutes pour sortir à l’avance, descendre l’escalier et s’assoir deux ou trois minutes sur les barres métalliques de protection au bord de la rue, le casque à la main, prête à arçonner la moto à l’arrière de Ruka. La voilà qui arrive. Kei ne connaît pas le modèle de cette moto qui a remplacé la vieille CB400 de couleur Bordeaux. Celle-ci a une couleur plus claire, presque jaunâtre. Ruka y a fait inscrire à l’arrière les mots en anglais « the end », comme pour signifier à ses éventuels suiveurs qu’ils n’arriveront pas à le rattraper. « Leave them all behind » comme chantait Ride. Ruka a parfois ce côté puéril d’adolescent qui amuse Kei et est souvent sujet à de gentilles moqueries. Si la disparition de Rikako n’eut ne serait ce qu’un point positif, c’est bien le rapprochement entre Kei et Ruka. L’adversité a en quelque sorte obligé Kei à s’ouvrir et à sortir de sa réserve naturelle. Ruka n’est pas d’un naturel très bavard, disons qu’il ne parle pas à tord et à travers et n’a pas peur des moments de silence. Peut-être trouve t’il d’ailleurs dans ces moments de silence le ressourcement nécessaire lui permettant ensuite d’exploser sur scène pendant les concerts de son groupe. Kei comprend tout à fait cette dualité et la ressent elle-même souvent. Sa bête intérieure ne demande parfois qu’à crier de toutes ses forces, comme pourrait le faire Atsushi Sakurai dans ses morceaux les plus violents. Elle envie Ruka de pouvoir s’exprimer ainsi sur scène. « Tu devrais venir chanter sur scène avec moi et le groupe, un duo de nos voix serait extraordinaire, j’en suis certain ». Kei a toujours refusé son offre mais elle est maintenant prête à l’accepter. Ce changement soudain d’opinion est peut-être dû à la voix qu’elle a entendu il y a quelques dizaines de minutes dans son rêve.
Kei a à peine le temps de toucher la main de Ruka en signe de bonjour qu’elle est déjà assise à l’arrière de la moto prête à partir. Il faut environ une quarantaine de minutes jusqu’au centre médical en empruntant la rue Inokashira puis le grand arc circulaire de voies rapides Kanana. Elle s’accroche à la moto grâce aux deux poignets arrières. Plutôt que de regarder la route droit devant elle en se penchant légèrement la tête sur la droite ou la gauche, Kei préfère divaguer parmi les fils électriques. Elle suit des yeux ce réseau filaire sans fin s’emmêler dans les poteaux puis se démêler ensuite comme par magie pour filer en hauteur le long de la rue. Mais ils partent parfois dans des rues perpendiculaires le long d’immeubles en béton et elle les perd vite de vue. On ne s’ennuie pas à les regarder. Le trajet semble moins long lorsqu’on rêve la tête en l’air, mais lorsqu’on entre sur la voie plus rapide Kanana, une certaine attention est nécessaire pour ne pas se laisser surprendre par les accélérations subites. Kei chante souvent dans sa tête pendant ces trajets. Les morceaux suivent son humeur mais aujourd’hui, elle ne pense qu’à Ella et à Summertime.
Il faudra finalement un peu plus de trente minutes pour arriver à Ōmori. Kei est déjà venu une fois il y a deux jours dans cet hôpital rendre visite à Rikako au même moment que sa mère. Cette fois-là, Rikako dormait à son arrivée mais a ensuite ouvert les yeux. Ils étaient ouverts dans le vide comme si Rikako ne voyait pas les personnes et les choses qui l’entouraient. On la sentait perdue dans un espace infini sans points sur lesquels s’accrocher. Kei imagine que Rikako se trouve dans un espace d’un noir profond où le moindre son qu’elle voudrait émettre est absorbé. Peut-être m’entend elle, se demande t’elle. Les infirmières lui recommande de lui parler, d’évoquer des souvenirs d’enfance à Nagoya ou plus récents à Tokyo. Après une heure de monologue dans la petite chambre de repos de l’hôpital accompagnée de Ruka et de la mère de Rikako, Kei n’avait pourtant pas réussi à susciter la moindre réaction sur le visage figé de son amie. Kei s’est pourtant donné comme objectif de ramener Rikako, elle qui l’avait laissé seule dans les songes de la salle de concert de Kabukichō. Plus qu’un désir profond d’aider son amie, c’était une obligation non-négociable qu’elle s’imposait à elle-même.
En ce samedi en fin d’après-midi, Rikako est endormie sur le lit de sa chambre sans personne autour d’elle. La télévision placée dans un coin en hauteur est allumée et diffuse une émission de sketchs comiques, qui ne correspond pas beaucoup à l’ambiance générale de la pièce. En tant normal, Kei aurait aimé s’asseoir devant cette télévision et rire de bon cœur devant les pitreries poussives de ces jeunes comédiens en devenir. Pourtant, les rires incessants et mécaniques sont aujourd’hui insupportable. Plutôt que d’essayer d’ignorer le bruit de cette télévision au son monté trop fort, elle préfère l’éteindre de suite pour trouver un calme qui lui permettra de ressentir le rythme de la respiration de Rikako. Kei s’assoit sur un tabouret métallique tout près du lit et du visage de Rikako. Elle hésite à lui passer la main dans les cheveux pour lui dégager le visage. Il est beaucoup plus pâle que d’habitude, d’un teint similaire au jour où on l’a retrouvé dans la station thermale de Bessho Onsen un peu plus tôt cette semaine. Son visage est également amaigri mais ses très traits restent inchangés. Kei la regarde intensément. Ruka est lui derrière, debout près de la fenêtre donnant sur une terrasse de gazon et d’arbustes. Ce jardin est bien entretenu. Les positions de chacune des branches semblent maintenues et contrôlées par des fils invisibles. Cette immobilité du jardin donne le sentiment que le temps s’est arrêté. Il est vrai que le temps doit sembler long et même interminable lorsqu’on est emprisonné dans une chambre d’hôpital. Rikako ne doit pas ressentir le temps qui passe se dit il à ce moment là. Kei semble également avoir oublié les heures qui passent, restant immobile à regarder Rikako. « Veux tu un café ? » lui demande Ruka pour la sortir de son hypnose volontaire. Kei accepte volontiers mais elle le boira sur place dans la chambre. En sortant de la chambre en direction du bloc de distributeurs automatiques de boissons, Ruka croise Hikari qui avait également fait le déplacement au centre médical à la demande de Kei. Hikari et Kei se regardent sans échanger un mot. Que dire dans cette situation ? Si on ne peut rien dire, peut-être faut il chanter. « Tu devrais lui chanter quelque chose, elle devrait l’entendre et ça la fera peut-être réagir ». Kei imagine d’abord fredonner une des chansons qu’elles écoutaient toutes les trois quand elles étaient en école primaire, comme celles du groupe SPEED qu’elles avaient été voir au Nagoya Dome en Août 1998. Kei se souvient très bien de l’excitation de ce moment et ça la fait sourire sous le regard interrogatif d’Hikari. Pourtant, elle a envie de chanter autre chose. Le morceau Summertime d’Ella Fitzgerald lui vient comme une évidence. Elle n’a pas l’habitude de chanter Summertime mais les paroles s’enchainent automatiquement dès qu’elle commence à le fredonner. Au fur et à mesure qu’elle chante, sa voix devient plus claire, plus puissante et assurée. Ruka reste figé, fixant les cheveux bruns de Kei, droits comme des tiges. C’est lui qui est maintenant hypnotisé. Hikari ne peut s’empêcher de saisir la main de Kei car elle ressent que quelque chose de spécial est en train de se dérouler. Ça peut paraître impensable mais Rikako ouvrit soudain les yeux. Elle ne regarde plus dans le vide comme il y a deux jours mais fixe maintenant Kei dans les yeux avec un regard tendre et expressif. Ses lèvres sont tremblotantes comme si elle tentait de parler. Cette réaction soudaine de Rikako ne perturbe cependant pas Kei qui continue à chanter. Elle comprend l’effet que son chant a sur les autres. C’est la première fois qu’elle s’en rend compte et ça lui procure un sentiment profond de satisfaction. Le mot n’est en fait pas assez fort pour traduire le sentiment qui traverse le cœur de Kei à ce moment là. On pourrait presque ressentir de manière physique ce sentiment comme une aura dépassant le corps des êtres, comme une subtile lumière qui lui éclaire le visage et les cheveux au point où on aurait l’impression qu’ils perdent petit à petit de leur noirceur. Hikari entrevoit cette lumière car elle aide parfois Kei à la catalyser dans les moments d’émotion intense. « Summertime » dit soudainement Rikako d’une voix frêle. « Summertime » répète elle d’une voix plus prononcée. « J’ai beaucoup écouté cette chanson ces derniers jours… ». « Tous les jours peut-être, dans ce petit cabaret à la lumière tamisée ». Rikako fait une pause pour reprendre son souffle court. Kei ne chante plus maintenant. Tout comme Hikari et Ruka, elle écoute attentivement Rikako. « C’était la chanson qu’elle préférait chanter, elle la chantait tous les soirs et le public devenait immobile. Elle disait à chaque fois qu’elle dédiait cette chanson à sa fille, Kei, pour qu’elle passe des jours heureux et qu’elle se dépasse d’elle-même ». Rikako continue « One of these mornings, you’re going to rise up singing, then you’ll spread your wings and you’ll take to the sky. » « Kei, ces paroles en particulier résonnaient parfaitement avec le message de ta mère. Je le ressentais très fortement à chaque écoute ». Beaucoup d’images et de sentiments traversent le cœur de Kei et ne sachant réagir, elle préfère prendre Rikako dans ses bras. Hikari soudainement prise d’une émotion difficilement contrôlable, laisse échapper quelques larmes. Quelques dizaines de secondes plus tard, les infirmières entrent dans la chambre d’un pas rapide suite aux signes de mains démonstratifs de Ruka à travers la porte entrouverte. Les deux infirmières écartent doucement les bras de Kei et la dégage, car il faut vérifier l’état de santé de Rikako. On leur demande de sortir quelques instants de la pièce.
Kei avait oublié le café que lui avait acheté Ruka mais il est maintenant bienvenu. « C’est extraordinaire ! » répète Hikari en ce parlant à elle-même. Rikako est une messagère et Kei a bien compris le message qu’on lui transmettait. Il lui faudra chanter pour apaiser ses propres démons et ceux des autres, comme sa mère autrefois qui chantait dans des cabarets jusqu’au jour où son père lui interdise sous prétexte que ce n’était pas le lieu pour une mère. Ayako Imamura arrêta complètement de chanter à ce moment là et disparu des affiches. Certains fans ont bien cherché à la retrouver mais elle avait déjà fait un trait sur sa carrière de chanteuse. Avec son groupe de jazz, elle connut pourtant un certain succès qui lui avait permis de jouer en Europe. Elle garda un souvenir particulier de Paris où elle s’est produite plusieurs fois. Arrêter de chanter l’avait profondément changer et cela avait beaucoup affecter le comportement de Kei. L’infirmière Nakamura en charge de Rikako vient interrompre Kei dans ses pensées en annonçant que celle-ci vient à nouveau de s’endormir. Son état est stable et elle a même repris quelques couleurs. Cette reemergence l’a pourtant beaucoup fatigué. « Pouvez-vous revenir la voir demain? Ça serait préférable », demande l’infirmière au groupe. Il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’ils reviendront demain avec l’espoir d’en apprendre un peu plus sur ce que Rikako a vu et entendu pendant sa mystérieuse disparition. Il est déjà presque 20h30. « On va manger près de la gare d’Ōmorimachi? » propose Hikari. « J’ai vu un restaurant Denny’s juste à côté ». L’ambiance légère et familiale de ce genre d’établissements conviendra très bien. Sur le chemin qui mène à la gare, Hikari engage la conversation sur le groupe de Ruka, plutôt que de se lancer dans un récapitulatif des événements qui ont eu lieu à l’hôpital. « Tu as des concerts prévus prochainement? » demande t’elle. « Non… mais j’ai au moins trouvé une nouvelle chanteuse pour m’accompagner », rétorque Ruka en regardant Kei avec une grande insistance. Sans dire un mot, Kei répond aussitôt d’un signe négatif de la main tout en souriant, comme s’il elle voulait se faire prier. Hikari attrape cette main à la volée et les voilà marchant la main dans la main en rigolant au devant de Ruka. « Tu chanteras comme Moeka… ? ou comme Ringo…? Oui, je sais… comme Akina, ou Momoe peut-être ? ». « Oui, Momoe Yamaguchi, j’adore Yokosuka Story », s’exclame Kei avec un enthousiasme certain. Dans un fou-rire partagé, elles se mettent toutes les deux à chanter quelques paroles du morceau « Korekkiri Korekkiri mou… Korekkiri desu ka? » (Est-ce fini? Est-ce fini? Est-ce fini une fois pour toutes ?). Elles se répètent plusieurs fois ces paroles si marquantes en éclatant de rire pour un rien. « Kei, je ne te l’avais jamais dit, mais tu ressembles un peu à Momoe avec tes cheveux coupés au carré ». « Ah oui ? », interroge Kei tout en posant ses deux mains en arrière pour soulever légèrement le dessous de ses cheveux, afin d’imiter une photographie de Momoe Yamaguchi sur la pochette d’un de ses albums. Elles éclatent à nouveau de rire. Ruka les suit en gardant une courte distance. Il ne voudrait pas interrompre leur complicité. Kei est radieuse en compagnie d’Hikari. Elle est belle et lumineuse. Ce soir, elle éclairerait même les nuits les plus sombres.
A suivre…
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