le paon du temple Amabiki Kannon

Dès que l’occasion se présente, nous essayons de sortir de Tokyo pour profiter des montagnes et de la nature revivifiante à une ou deux heures du centre ville. La destination de ce dimanche est le temple Rakuhōji sur la montagne Amabiki (雨引山楽法寺) qui se fait aussi appeler Amabiki Kannon (雨引観音). Cette montagne est située près de la petite ville de Sakuragawa (桜川市) dans la préfecture d’Ibaraki. D’après son appellation, cette montagne appellerait la pluie mais nous avons heureusement été épargnés lors de notre passage. Au tout début du mois de Juillet, les nombreuses hortensias (アジサイ) présentes sur le domaine du temple sont en fleurs, et se déroule même un festival les célébrant. Nous n’étions pas les seuls à avoir fait le déplacement pour venir les voir et la montée par l’étroite route de montagne jusqu’au temple Amabiki Kannon nous a pris une bonne demi-heure d’embouteillages en voiture. Une fois sur place, la foule se disperse heureusement car le domaine du temple en haut de la montagne est assez vaste. Après la première porte, on peut accéder à des allées zigzaguant entre les hortensias. Certaines parties du domaine sont entourées d’un enclos fait d’un petit grillage et d’une porte qu’on nous demande de bien refermer après nous. A l’intérieur de l’enclos, vivent quelques chèvres qui n’ont pas l’air d’être très perturbées par les visiteurs. Je voulais personnellement surtout voir les paons, car je n’en ai pas vu depuis très longtemps (et pour une autre raison qui n’échappera pas aux visiteurs de ce blog). Nous avons assez vite trouvé le paon mâle qui se promenait dans les allées du temple escorté par une armée de photographes qui nous avons aussitôt rejoins. Il n’a malheureusement pas fait la roue malgré nos supplications insistantes. La femelle paon se trouvait un peu loin et attirait tout autant l’attention. Une des particularités du temple pendant le festival est la disposition d’un tapis de fleurs d’hortensias sur un bassin au pied des halls du temple. Cette disposition étonnante attire bien entendu la foule, d’autant plus que des canards blancs ont la bonne idée de venir se reposer dessus ce tapis de fleurs.

Après avoir admiré la vue sur les plaines du Kanto devant nous, nous reprenons la route pour la station routière la plus proche, celle de Mashiko (道の駅 ましこ) qui se trouve dans la préfecture limitrophe de Tochigi. C’est quasiment devenu pour nous une routine de passer par une station routière pour manger ou acheter des légumes, fruits ou plantes locaux avant de reprendre la route vers Tokyo. Les stations routières se sont beaucoup développées ces dernières années, souvent installées en plein milieu de champs mais souvent proches des sorties d’autoroutes. Celles récentes ont assez souvent des architectures intéressantes, comme celle de Mashiko par Mount Fuji Architects Studio (マウントフジアーキテクツスタジオ). La structure des toits de la station routière vient imiter les montagnes environnantes, comme un symbole des lieux. L’intérieur reste un large espace ouvert délimité par d’immenses baies vitrées donnant une vue sur les rizières. Les formes de cette toiture me rappellent un peu la station routière Shōnan (道の駅しょうなん) par le studio NASCA, à Kashiwa (Chiba), mais la conception est en fait assez différente. Du studio Mount Fuji Architects, j’avais déjà découvert quelques unes de leurs créations comme le superbe toit incliné du Rooflag (ルーフラッグ) à Shinonome, le temple moderne Sengyō-ji (仙行寺) et hôtel Siro aux escaliers étranges à Ikebukuro, les maisons individuelles Sakura et M3/KG à Meguro.

誰にも分からないここはcrazy

Le Tokyo Architecture Festival (東京建築祭) avait lieu les Samedi 25 et Dimanche 26 Mai 2024. Avec un tel nom, on pouvait s’attendre à beaucoup de choses, mais au final, ce festival ne se limitait qu’à trois zones dans Tokyo (Ginza Tsukiji, Nihonbashi Kyōbashi et Ōtemachi Marunouchi Yūrakuchō) où l’on pouvait accéder à certaines zones de bâtiments qui ne sont normalement pas autorisées au public ou profiter d’une visite guidée. J’ai opté pour la zone Ginza Tsukiji en passant d’abord voir le temple Tsukiji Honganji (築地本願寺). J’y suis déjà allé plusieurs fois mais j’étais assez curieux de visiter l’intérieur des salles ou endroits habituellement fermés au public. J’ai malheureusement été assez peu intéressé par ses salles « secrètes » car elles n’avaient rien d’aussi grandiose que le hall principal ouvert au public. J’ai ensuite continué par la visite de l’ancienne église catholique de Tsukiji (カトリック築地教会), mais la file d’attente devant l’édifice n’était pas vraiment justifiée car l’intérieur très sobre ressemblait tout simplement à une église typique. J’ai préféré quitter l’itinéraire pour partir de mon côté à la recherche de l’ancien bureau et maison de l’architecte Yōji Watanabe. Cet architecte a construit l’iconique New Sky Building (Sky Building 3) à Shinjuku que je montrais pour la première fois sur ce blog en 2007. La construction du petit immeuble de bureaux de Yōji Watanabe à Hirakawachō date de 1962 et est donc antérieure à celle du New Sky Building. Cette structure brutaliste, que je montre sur la cinquième photographie, se compose de six étages et d’un sous-sol, le tout construit sur une petite surface de 36m2.

J’ai tellement de nouvelles découvertes musicales à mentionner que je regroupe dans un billet toutes celles qui ont une tendance pop. On commence d’abord par le nouveau single d’ELAIZA (池田エライザ) intitulé Tamashii (たましい), sorti le 10 Juillet 2024. Le morceau est écrit et composé par Taiiku Okazaki (岡崎体育). Il apporte au morceau une trame électronique très rythmée avec un beat très présent, qui accroche tout de suite et vient habillement contraster avec la manière assez mécanique de chanter d’ELAIZA. Je connaissais Elaiza Ikeda comme actrice pour l’avoir découvert dans le drama Followers de Mika Ninagawa (蜷川 実花) sur NetFlix, mais je ne m’étais jamais penché sur sa carrière musicale, malgré une reprise du morceau Koko de Kiss Shite. (ここでキスして。) de Sheena Ringo qu’elle avait interprété lors d’une émission télévisée le 25 Novembre 2020 (comme un cadeau d’anniversaire). J’aime beaucoup son nouveau single car il semble très improbable et la sort à mon avis de sa zone de confort. J’adhère en tout cas tout à fait à cette nouvelle direction de laquelle se dégage une force certaine. La vidéo montre une prise d’otage qu’Elaiza parvient à déjouer par sa seule force psychique, ce qui la fait saigner du nez comme Onze (Millie Bobby Brown) dans Stranger Things. Je reviens ensuite vers la musique qui fusionne les genres du groupe Kroi sur l’excellent single Green Flash, extrait de leur dernier album Unspoiled sorti le 19 Juin 2024. Tout comme le single Hyper dont je parlais dans un billet précédent, je suis vraiment impressionné par la facilité par laquelle Leo Uchida et son groupe jouent avec les genres. Je ne suis pas encore sûr d’aimer toute leur discographie mais il y a des pépites comme ce morceau qui ne laissent pas indifférents. Kroi a depuis quelques temps acquis une notoriété qui les fait passer à la télévision sur Music Station ou apparaître dans une publicité télévisée. Dimanche dernier, Leo Uchida était invité de l’émission hebdomadaire de Seiji Kameda sur la radio J-Wave et on sentait toute l’effervescence qui se dégageait entre les deux musiciens. Il est clair que Kroi a une force créative indéniable, et ne semble pas avoir de limites dans les associations instrumentales. Ça donne au final des morceaux sublimes de rythme et de créativité comme Green Flash. Je suis là en train de me convaincre de continuer l’écoute de l’album Unspoiled. La découverte suivante est le single intitulé sister du groupe ChoQMay (チョーキューメイ). Je me demande pourquoi il y a autant de morceaux aussi bons en ce moment par des jeunes groupes dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’à maintenant, comme ChoQMay. Le groupe a été fondé en 2020 par Urara (麗) qui assure le chant, la guitare et le violon, accompagnée de trois autres membres: Renpi (れんぴ) aux claviers et piano, Gon Fujii (藤井ごん) à la basse, Kōichirō Kuga (空閑興一郎) à la batterie. Le nom étrange du groupe est tiré d’une histoire de Rakugo employant les mots Chōkyūmei no Chōsuke (長久命の長助) faisant référence aux idées de longévité à travers les mots Chōkyū (長久) et Chōmei (長命). Le groupe souhaite se donner ainsi une longue carrière musicale, et c’est tout ce qu’on peut leur souhaiter. La trame de clavier qui démarre le morceau nous accroche tout de suite et la manière de chanter légèrement non-conventionnelle d’Urara me ravit tout de suite, surtout qu’elle a une plage de chant assez étendue. L’approche pop un peu sursautante me plait vraiment beaucoup et est furieusement contagieuse. J’entends souvent parler du groupe Chilli Beans. ces derniers temps, alors j’ai fait le curieux en écoutant le single Mum sorti le 26 Juin 2024, et je ne regrette pas du tout car l’ambiance rock indé lorgnant vers des sons américains est très loin de me laisser indifférent. Chilli Beans. est un jeune trio féminin composé de Moto au chant, Maika à la guitare basse et aux chœurs, et Lily à la guitare et aux chœurs. Elles ont entre 24 et 26 ans. Là encore, il s’agit d’un jeune groupe qui ne révolutionne pas les codes du genre mais arrive tout simplement à écrire, composer et interpréter un morceau d’un pur bonheur rock. J’ai l’impression d’une grande facilité dans la composition car le morceau est d’une fluidité impeccable. Je trouve même un petit quelque chose d’estival dans ce morceau et un enthousiasme qui me met de bonne humeur.

Parmi les belles découvertes musicales récentes, je compte également le dernier EP d’usabeni (宇佐蔵べに). Je ne connaissais pas cette artiste, anciennement idole dans diverses formations dont les noms me sont également inconnus (avandoned, Engawa, Apokalippps, Childish Tones, Fun Fin Friends). Elle a ensuite démarré une carrière solo et le EP Air sorti le 27 Mai 2024, que je découvre récemment, est son premier après deux albums. La musique électronique riche d’une multitude de sons divers est assez éloignée de la musique typique d’une idole, et montre par moment quelques moments plutôt expérimentaux. Le dernier morceau intitulé Trip (Remix) du EP de quatre titres est en fait le plus expérimental et donne à l’ensemble une certaine consistance. Sa manière de chanter, souvent proche du rap, est assez unique, notamment dans son utilisation hachée de l’anglais mélangé au japonais. La fin de ce morceau Trip est particulièrement hypnotisante dans les répétitions de même phrases (this is a very nice Beni’s journey, this is a very nice Beni’s trip) à des vitesses variantes. Au final, le EP Air est un petit objet musical de 10 minutes un peu fou et bancal, mais très inspiré qui donne l’impression d’une grande liberté créative comme si usabeni avait voulu casser la cage formatée dans laquelle peut se trouver une idole. Je retrouve ensuite avec grand plaisir la compositrice et interprète Noa (乃紫) avec le single Hatsukoi Killer (初恋キラー), qui est très différent du rock du morceau Exit 8 (A8番出口) que j’avais évoqué dans un billet précédent. J’aime beaucoup la légère arrogance qui se dégage de ce morceau très axé pop et le chant de Noa qui roule très légèrement les ‘r‘ par moment. il y a quelque chose de très ludique, d’une légèreté agressive, dans ce morceau et ses paroles, qui est vraiment très plaisant. Le morceau Deadline Syndrome (デッドライン症候群) est très léger et drôle, car sa compositrice et interprète Irom (あいろむ) exprime dans les paroles toutes ses difficultés à se concentrer et organiser son temps pour tenir une deadline. Je ne sais pas grand chose de cette artiste mais ce morceau a une bonne humeur et un humour particulièrement contagieux. Et pour terminer cette série de découvertes musicales, j’écoute pour la première fois un morceau de Mega Shinnosuke (メガシンノスケ) intitulé Ai to U (愛とU). Je connaissais déjà ce compositeur pour avoir croisé sa voix rappée sur l’excellent morceau Hyper Angry Cat (超怒猫仔) d’4s4ki. Le single Ai to U est en comparaison beaucoup plus cool et chantant. Ce morceau, comme la grande majorité de la petite playlist de ce billet a une nette tendance upbeat, qui change un peu de la mélancolie rock qui ponctue régulièrement les billets de Made in Tokyo. Comme quoi j’aime varier les plaisirs tant que la musique est bonne, et je trouve la musique de la jeune génération japonaise particulièrement remarquable, avec cette petite pointe de folie indispensable.

les esprits de Kitaguchi Hongu Fuji Sengen Jinja

Nous avions le sanctuaire Kitaguchi Hongu Fuji Sengen Jinja (北口本宮冨士浅間神社) dans notre liste de lieux à visiter depuis longtemps. Il se trouve au pied du Mont Fuji, dans la ville de Fujiyoshida (富士吉田市), à mi-chemin entre les lacs Kawaguchiko et Yamanakako. Les lecteurs attentifs auront peut-être remarqué que nous allons souvent près du Mont Fuji depuis le début de cette année. Il s’agit en fait de la troisième fois. Sans vouer un culte (le fuji-ko) à cette montagne certes sacrée, on reste à chaque fois impressionné par cet immense volcan qui ne s’est pas réveillé depuis plus de 300 ans (la dernière éruption était celle de Hōei en 1707). Le sanctuaire Kitaguchi Hongu Fuji Sengen Jinja fait partie des ~1300 sanctuaires de type Asama, disposés autour du Mont Fuji pour tenter de calmer ses futures ardeurs en le vénérant. On dit que les origines remontent à l’an 100 pour célébrer la visite du prince Yamato Takeru-no Mikoto, fils du douzième empereur Keikō, lors d’un voyage entre Hakone et la province de Kai (l’actuelle préfecture de Yamanashi). Un autel y fut ensuite construit en 788 pour tenter de stopper les éruptions qui étaient nombreuses à cette époque. Wikipedia indique qu’il y a eu en effet seize éruptions enregistrées depuis 781 dont douze entre 800 et 1083. Espérons que cette barrière spirituelle entourant le Mont Fuji soit efficace. Une éruption pourrait rejeter des débris jusqu’à Tokyo.

La beauté de ce sanctuaire vient en partie de son emplacement à l’entrée d’une immense et dense forêt aux arbres gigantesques souvent très anciens. Tout près du hall principal du sanctuaire, on note au moins quatre grands arbres millénaires, vénérés comme des dieux de la forêt. L’approche est magnifique. L’allée qui mène au sanctuaire est bordée d’arbres dont les racines se regroupent, couvertes de mousse tout comme les lanternes de pierre. On pourrait presque voir les esprits circuler entre les arbres. Les taches de lumière sur plusieurs photographies ci-dessus ne sont d’ailleurs pas volontaires. La journée n’était pas vraiment ensoleillée et la lumière ne m’a pas semblé transparaître à travers les branches des arbres. Malgré cela, des halos de lumière apparaissent sur plusieurs photographies. J’ai d’ailleurs eu du mal à prendre le hall principal en photo d’une manière nette sous certains angles en raison de ces étranges lumières vaporeuses. La composition des miroirs a l’intérieur de l’objectif de mon appareil explique très certainement ces effets de lumière, mais j’aime à penser que certains esprits sont venus nous accueillir.

Derrière le sanctuaire, on trouve un sentier historique qui permet de monter jusqu’à la cinquième station du Mont Fuji et ainsi continuer l’ascension jusqu’au sommet. A l’époque Edo, les adeptes du culte Fujikō (富士講) commençaient leur ascension depuis ce point là, mais cette route n’est plus beaucoup utilisée à notre époque. Voir cette entrée vers le Mont Fuji m’a rappelé ma propre ascension à partir de la classique cinquième station en Juillet 1999. C’était il y a 25 ans mais mes souvenirs sont encore très précis. Je me souviens encore du froid au sommet et du fait qu’on était bien mal équipé, de la foule en haut pour les derniers mètres, de la fatigue qui nous avait pris soudainement après un déjeuner chaud dans un restaurant de soba d’altitude, de la descente en courant sur les roches volcaniques, et de la brulure solaire mémorable alors qu’on avait eu la mauvaise idée de s’endormir sans protection sur le parking de la cinquième station en attendant les autres et le bus pour le retour vers Tokyo. J’y repense maintenant en souriant.

泣いていたあの子は

Il faut vouloir aller acheté son pain jusqu’à Nezu près d’Ueno à une petite heure de train et de marche, mais je le fais de temps en temps. On y trouve une boulangerie appelée Think dans un regroupement d’anciennes maisons en bois de l’ère Showa appelé Atari situé à Ueno Sakuragi. Se trouvait auparavant au même endroit la boulangerie scandinave Vaner qui a fermé ses portes en Octobre 2023 et que je regrette encore maintenant. La nouvelle boulangerie qui la remplace est également très bonne, comme une bonne partie des boulangeries de Tokyo que je découvre petit à petit sur les conseils de Mari. Découvrir de nouvelles boulangeries est à chaque fois une opportunité de se promener et prendre l’environnement urbain en photo. Depuis la station de Nezu, je parcours à pieds la longue rue Kototoi qui me fait passer devant plusieurs temples et quelques étroites maisons récentes. Je suis toujours attiré par la composition spatiale que propose le temple Ichijōji (一乗寺) et j’ai systématiquement envie de le prendre en photo (la troisième photographie du billet). J’ai parcouru cette rue maintes fois pour des raisons diverses, mais je n’étais pas venu ici depuis longtemps. Je suis en fait revenu dans ce quartier deux fois en l’espace de quelques semaines. Les trois premières photographies datent de mon premier passage, et les quatre autres du suivant. Je suis passé une première fois devant la boulangerie Think mais la longue et inhabituelle file d’attente m’a vite découragé. J’ai en général la patience d’attendre mais la chaleur ambiante du jour ne le permettait pas vraiment. J’ai préféré rebrousser chemin et profiter du peu de temps libre qui me restait pour marcher un peu plus sur la rue Kototoi en direction de la station d’Uguisudani. Je connais bien la portion de rue juste avant le grand virage desservant la station d’Uguisudani, car on avait, il y a longtemps, l’habitude d’aller acheter des petits gâteaux forts en chocolat appelé black dandy à la pâtisserie Inamura Shōzo. Cette pâtisserie réputée est située au bord d’une grande allée bordée d’arbres s’engouffrant sans qu’on le remarque dans le grand cimetière de Yanaka s’étendant jusqu’à la station de Nippori. L’entrée de l’allée du cimetière est desservie par un petit arrêt de bus. Quelques personnes y attendent parfois le bus, assises sur le banc de plastique abîmé aux couleurs délavées ou debout sur le trottoir. On a en fait à peine la place de s’asseoir, car cette portion de trottoir, délimitée par une barrière métallique et un petit muret de briques, est très étroite. Alors que je rejoins la rue Kototoi, je vois d’abord de loin et de dos une jeune fille aux longs cheveux noirs assise sur ce banc. Elle a l’air endormie car sa tête est mollement penchée en avant. Je n’y prête pas plus attention, mais mon parcours vers la station d’Uguisudani me fait passer devant elle. Des larmes coulent de son visage blanchâtre. Elles apparaissent derrière ses cheveux qui cachent une bonne partie de son visage. Elle est quasiment immobile et reste silencieuse, assise seule sur ce banc. Je ralentis le pas car tout cela m’intrigue beaucoup, mais rien n’engage à la questionner sur son état d’être. Sur sa jupe noire est posée un petit boîtier en plastique transparent, qui semble être destiné à accueillir les larmes qui coulent doucement sur ses joues, descendant son visage jusqu’au menton depuis lequel elles entament une chute jusqu’au petit réceptacle. Le flot liquide est anormalement dense et la petite boîte de plastique semble déjà presque pleine. Je m’approche d’elle d’un pas tellement lent qu’on pourrait croire que je fais du surplace. Un petit sac de cuir noir est posé à côté d’elle sur le banc. Il est en grande partie entrouvert et on peut y voir d’autres réceptacles de plastique similaires à l’intérieur. Certains semblent déjà fermés et remplis de liquide lacrimal. La signification de tout cela m’échappe complètement et me fait même un peu peur. Je suis maintenant debout devant elle, mais je préfère accélérer le pas et filer sans me retourner jusqu’à la station d’Uguisudani. Je n’ai heureusement pas vu son visage, car je suis sûr qu’il m’aurait hanté pendant plusieurs jours. J’ai pourtant beaucoup pensé à cette scène dans le train de la ligne Yamanote me ramenant jusqu’à chez moi. Ces images se sont ensuite effacées, emportées par d’autres.

Je suis revenu à Nezu une deuxième fois et ce second passage était le bon car j’ai pu finalement accéder à la boulangerie tant prisée. Je suis revenu vers Nezu en traversant d’abord le parc d’Ueno depuis la station. Je retrouve dans le parc les étranges formes métalliques du petit poste de police placé à proximité de l’entrée du zoo d’Ueno (上野警察署動物園前交番) conçu en 1992 par Tetsuro Kurokawa (黒川哲郎). En me dirigeant vers Nezu, je passe ensuite devant le Sakura-kan (櫻館) que je montre sur la cinquième photographie et dont je ne connais malheureusement pas le nom de l’architecte. Après avoir acheté mon pain, j’ai d’abord pensé rentrer en empruntant une nouvelle fois le parc, mais une envie irrésistible me pousse à repasser à l’arrêt de bus devant la grande allée du cimetière de Yanaka, où se trouvait l’étrange fille en pleurs. Il faut marcher une bonne vingtaine de minutes et mes pas s’enchaînent à un rythme rapide que j’ai beaucoup de mal à contrôler. La fille est bien là, assise au même endroit sur le banc de l’arrêt de bus. J’en étais en fait certain. Je l’aperçois d’abord de loin mais je la reconnais immédiatement car elle porte la même jupe noire et chemisier blanc aux formes simples. Sa posture, la tête penchée en avant, est identique à la première fois que je l’ai vu. Elle reste immobile avec un petit réceptacle de plastique posé sur les genoux. Mon pas se ralentit naturellement alors que j’approche de la scène. A la différence de la première fois, un homme à la barbe fine grisâtre se tient debout à côté d’elle. Ils n’ont pas l’air de se connaître car il se tient un peu à l’écart, ne semblant pas faire attention à elle. Elle doit attendre le bus, qui doit se faire rare car je n’en ai vu aucun circuler sur la rue Kototoi. Est ce que j’essais de lui parler pour lui demander ce qui lui est arrivé? Je remarque tout d’un coup des marques longilignes rouges, comme des cicatrices, le long de ses deux avant-bras, et cette vision me donne des frissons qui remontent toute ma colonne vertébrale. L’homme d’une cinquantaine d’années debout à côté d’elle a dû noter mon effroi car il m’adresse soudainement la parole alors que j’étais maintenant tout proche. « Elle vient tous les jours, vous savez », me dit il. « Assise là, sur ce banc, à pleurer toutes ses larmes ». Je regarde l’homme fixement dans les yeux, comme pour éviter de la voir, elle. Je n’ai pas besoin de parler pour que l’homme comprenne mes interrogations et mon insistance à en savoir plus sur l’histoire de cette jeune femme en pleurs. « Elle reste inconsolable depuis la mort de son mari il y a quatre ans ». « Elle vient ici tous les jours », répète t’il « car son mari est mort ici, près du cimetière ». « Un petit malfrat mafieux l’avait interpellé pour une raison que j’ignore et l’altercation lui a été fatale ». « Il était policier mais c’était son jour de congé ». « C’était sa première année de service. Il était beaucoup trop jeune pour mourir », continue t’il. « Cette histoire avait fait beaucoup parler. On pense qu’il s’agissait d’un règlement de compte ». J’écoute l’homme attentivement, le visage figé. Il est très bien renseigné sur l’histoire de cette jeune femme. Et les flacons qu’elle garde dans son sac? Je lui pose cette question sans ouvrir la bouche mais en pointant simplement de la main son sac entrouvert. « Elle conserve ses larmes », me dit il. « Peut-être voulait elle les rejeter un jour d’un seul coup d’une vague immense pour inonder de ses larmes toute la vermine qui se cache dans les recoins de la ville ». Après un long silence, il continue: « Mais elle n’a pas eu la force de tenir. Elle a mis fin à ses jours il y a un peu plus d’un an ». Mais elle revient ici tous les jours. La jeune femme semblait nous écouter car elle lève finalement la tête vers moi. Son visage très pâle et humide se dégage petit à petit derrière sa longue chevelure noire. Ses yeux me fixent maintenant. Ils sont injectés de sang, pleins d’une douleur qui me transperce le cœur. Elle ne m’effraie pourtant pas. Je lui demande du doigt, sans avoir le courage de parler, une capsule de plastique que je pourrais reverser sur la tombe de son mari défunt. Elle plonge doucement la main dans son sac et d’un geste lent et posé m’en donne trois. Je ferme les yeux et m’éloigne de l’arrêt de bus. La tombe n’est pas très loin, seule mon intuition me guidera dans les allées du cimetière. Derrière moi, alors que je marche dans la grande allée menant au cimetière de Yanaka, j’entends le bruit du bus qui freine devant l’arrêt. Il s’arrête pendant moins d’une minute pour laisser monter les passagers. La chaleur estivale est accablante mais un léger courant d’air frais m’accompagne. Il me suffit simplement de le suivre, à mon rythme.

Le titre du billet qui m’inspire en partie le texte ci-dessus est tiré des paroles du morceau intitulé Tokyo (東京) du groupe de rock indé Yukiguni (雪国). Il s’agit d’un groupe tokyoïte fondé en 2023 et composé de trois jeunes membres tous nés en 2003: Eiichi Kyo (京英一) au chant et à la guitare, Masataka Osawa (大澤優貴) à la guitare basse et Tetsuki Kihata (木幡徹己) à la batterie. Le morceau Tokyo est très sensible avec la mélancolie qui va si bien au rock alternatif japonais. Ce morceau me touche et m’inspire, sans pourtant être original ni particulièrement innovant. Il avance lentement et sans excès, mais se permet tout de même un solo de guitare qui ne vient pourtant par perturber l’équilibre savamment dosé du morceau. Je pense que j’ai accroché à ce morceau dès les premières paroles chantées par Eiichi. Et en plus, le nom de ce groupe me rappelle que j’ai toujours le livre de Yasunari Kawabata (川端康成) du même nom en cours de lecture sur la table de chevet. Le titre du morceau me rappelle aussi qu’il faudrait que j’étende la playlist commencée il y à quelques temps de morceaux intitulés Tokyo. Le morceau Tokyo est présent sur le premier album du groupe, intitulé Pothos et sorti le 5 Juin 2024. Le nom de Kei Sugawara (菅原圭) m’était familier mais je pense que le morceau Shinka (深香) est le premier que j’écoute de ce jeune compositeur et interprète dont je ne sais que peu de choses, à part le fait qu’il a démarré sa carrière en 2020. Ce morceau Shinka est très beau et la voix androgyne de Kei Sugawara est très expressive et émotionnelle. Une partie de la vidéo se passe à Shibuya et notamment sur une passerelle piétonne que je prends souvent en photo, et qui est en cours de destruction depuis un bon petit moment. C’est cette même passerelle que l’on pouvait voir sur la vidéo du morceau Unō Sanō (右脳左脳) de Tricot. Il faudrait que je référence tous les morceaux de ma playlist dont la vidéo utilise cet endroit. Je ne sais pas si c’est une conséquence de cela, mais j’aime parcourir régulièrement cette passerelle.

Le morceau intitulé KIMI (to make your world a better place) de MoadEdge avec Shinjiro au chant m’amène ensuite vers une pop ambiante un peu plus lumineuse. Je ne connaissais pas ce collectif musical formé de DJs et producteurs, de compositeurs et réalisateur d’images, formé à Tokyo en Décembre 2023 et mélangeant les genres. Enfin, le collectif n’a pour le moment sorti que deux singles dont celui-ci, mais c’est très prometteur pour la suite. L’ambiance musicale correspond bien à l’image d’océan qui accompagne ce single, car il nous donne le sentiment de voguer à plusieurs mètres de hauteur au dessus de tout. Le dernier morceau de cette petite playlist est aussi beau qu’étrange. Il est même hypnotique. Il s’intitule bah! par une jeune artiste tokyoïte nommée o.j.o. L’approche créative est expérimentale, que ça soit la composition musicale aux premières notes simples, la vidéo particulièrement sombre et inquiétante, les paroles mélangeant anglais et ce qui ressemble à des onomatopées, les mouvements un peu mécaniques d’o.j.o. J’adore ce morceau qui est tout à fait unique et encore une fois prometteur car il s’agit de son premier single, sorti le 29 Mars 2024.

depuis la rivière jusqu’au sanctuaire d’Ikisu

Après avoir visité le sanctuaire Kashima Jingū (鹿島神宮) au Sud de la préfecture d’Ibaraki, nous descendons un peu en longeant les nombreux lacs et rivières de cette région jusqu’au sanctuaire Ikisu (息栖神社). Il se trouve à proximité de la rivière Hitachi Tone qui se jette dans le grand fleuve Tone (利根川) séparant les préfectures d’Ibaraki et de Chiba. Le sanctuaire Ikisu se trouve dans la petite ville de Kamisu. Son histoire remonte à plus de 2,000 ans, mais les bâtiments du sanctuaire sont beaucoup plus récents. On dit que les habitants du Kanto devaient visiter les trois sanctuaires Kashima Jingū, Katori et Ikisu pour obtenir pleine purification. Nous avions visité le sanctuaire de Katori, pour la deuxième fois, au premier de l’an et il ne nous restait plus que le sanctuaire d’Ikisu. Il est certes beaucoup moins grand et intéressant que les deux autres. A la gauche du bâtiment principal du sanctuaire, on trouve bien un arbre millénaire impressionnant, mais la partie la plus intéressante est l’approche du sanctuaire qui démarre depuis les bords de la rivière Hitachi Tone. On trouve trois portes torii, un grand au centre entouré par deux plus petits, destinés aux femmes à gauche et aux hommes à droite. On pouvait longer le canal placé devant ces portes, en passant sous les arbres et en suivant un chat accompagnant une fillette. Le chat semblait sauvage mais suivait tout de même la fillette dans ses moindres mouvements. Nous décidons de les suivre jusqu’à la grande rivière Hitachi Tone. De l’autre côté du canal, une veille demeure impose par la taille de sa porte de bois. Je suppose qu’on ne l’ouvre pas souvent et que les habitants de cette grande maison traditionnelle utilisent une autre entrée plus aisée. Une entreprise est installée juste à côté, et on comprend vite que le propriétaire de la maison est également responsable de cette entreprise liée aux produits de la mer.

Les deux dernières photographies de ce billet sont clairement celles que je préfère. Je me demande même en écrivant ces lignes si je n’aurais pas dû seulement montrer ces deux dernières photographies et enlever toutes les autres qui sont plutôt descriptives. Deux photographies sans aucun commentaire de la part auraient peut-être été suffisantes pour construire ce billet, et susciter peut-être des questions transmises dans les commentaires. Je me dis parfois que j’écris trop au point où il ne reste rien à demander ou à éclaircir. Les températures estivales éprouvantes me coupent un peu le courage d’écrire. Ce n’est pas inhabituel en été où le rythme de ce blog devrait normalement ralentir pour passer en mode estival.