sur la montagne sacrée d’Oiwa

La préfecture d’Ibaraki est souvent listée comme étant la moins populaire du Japon pour le tourisme et elle est en général bonne dernière dans les classements annuels. C’est pourtant pour nous la destination où nous allons le plus souvent. On connaît en fait déjà bien la préfecture de Kanagawa au Sud-Ouest de Tokyo et on a donc naturellement envie de découvrir le Nord. Lors de notre premier passage au mois d’Août 2022 dans la petite ville côtière d’Hitachi située dans la partie Nord de la préfecture d’Ibaraki, nous avions également l’intention d’aller voir le sanctuaire d’Oiwa (御岩神社) mais le temps nous avait manqué. Nous retournons il y a quelques semaines à Hitachi pour aller spécialement explorer ce sanctuaire. Il faut un peu moins de deux heures de voiture pour s’y rendre avec une grande partie sur l’autoroute Joban. Une petite route sinueuse nous amène ensuite sur les hauteurs du Mont Oiwa sur lequel se trouve le sanctuaire. On dit que cette montagne de 530m de haut est sacrée et que le sanctuaire consacre pas moins de 188 divinités. Il s’agit d’un sanctuaire Shintō mais on y trouve également certains symboles du Bouddhisme. Les origines de ce sanctuaire sont inconnues. On sait seulement qu’il s’agit d’un lieu de culte sacré depuis des temps anciens. Le sanctuaire d’Oiwa est perdu dans la montagne et ses forêts. Un grand cèdre sacré à trois ramifications (神木三本杉) d’environ 500 ans nous attend sur l’allée d’entrée au sanctuaire avant la grande porte Rōmon (楼門). On dit qu’un Tengu vivait dans cet arbre. Ce sanctuaire est considéré comme un « power spot ». A cet endroit particulier, la lumière transperce les arbres, bien que ce n’était pas une journée ensoleillée. Les sols autour des allées dans l’enceinte du sanctuaire sont entièrement couverts de mousses. Ce paysage est magnifique et on se répète intérieurement cette impression tout en marchant doucement dans les allées ombragées. Dans une des dépendances du sanctuaire, on peut admirer un grand dragon peint au plafond. Les dragons sont également présents sur le bâtiment principal. 2024 sera l’année du dragon et c’est donc mon année. A l’entrée, nous avons laissé nos carnets Goshuinchō pour qu’on nous écrive les sceaux du sanctuaire pendant que nous le visitons. Pour en avoir un complet sur deux pages, il faut aller jusqu’au sanctuaire reculé sur les hauteurs de la montagne, se trouvant à environ une heure allé-retour. Personne ne viendra vérifier si nous y sommes réellement allés ou pas, mais on nous indique tout de même cette condition. Nous n’avions de toute façon aucunement l’intention de tricher avec les dieux du sanctuaire qui nous auraient de toute façon tout de suite repéré. Nous voyions autour de nous certains pèlerins équipés de chaussures renforcées de montagne et de bâtons de bois, ce qui ne nous rassure pas beaucoup sur la praticabilité du chemin, d’autant plus qu’il a dû pleuvoir dans la matinée. Certaines personnes portent même une petite cloche pour faire fuir les ours. Nous apprendrons au retour que les bâtons de bois peuvent être loués au sanctuaire. On sait que les japonais ont tendance à se suréquiper, donc on tente tout de même la montée vers le sanctuaire au fond de la montagne appelé Kabire Jingū (かびれ神宮) en empruntant le cheminement Omotesandō (表参道). Ce chemin perdu dans la nature commence doucement mais devient plus difficile au fur et à mesure qu’on approche du Kabire Jingū. La pente devient plus importante et les racines à enjamber plus nombreuses et hautes. On avait en fait un peu peur des ours car on nous dit ces derniers temps aux informations qu’ils ont tendance à descendre plus souvent vers les villages. N’ayant pas de clochettes pour faire du bruit, je prépare au cas où mon iPod pour lancer de la musique forte. Tout en marchant, je me demande quelle musique mettre à tue-tête pour effrayer un ours. Ussewa (うっせぇわ) d’Ado peut-être, ça parait être un bon choix. Mais nous ne sommes de toute façon pas les seuls à grimper cette montagne, donc le risque de trouver un ours sur notre passage était principalement dans notre imagination. Nous atteignons finalement le sanctuaire Kabire Jingū placé en hauteur derrière un immense rocher. Il s’agit seulement d’un petit autel enfoui dans la forêt profonde et on en a vite fait le tour. Le chemin du retour, le Urasandō (裏参道), est différent de celui de l’allé. On y trouve un autre autel placé à mi-chemin de l’Urasandō, au milieu des grands arbres et de leurs racines. Le paysage est différent mais on repense tout d’un coup au Mont Haguro (羽黒山) dans le domaine de Dewa Sanzan (出羽三山) à Yamagata qui est un lieu très particulier. La météo a été dans l’ensemble clémente, mais une petite averse très courte et légère nous a accueilli à notre retour après avoir franchi la porte Rōmon. Mari y voit un signe. A notre retour à l’entrée de l’enceinte du sanctuaire, nos goshuin étaient prêts. Nous n’avons bien sûr pas eu à justifier notre ascension jusqu’aux hauteurs du Mont Oiwa. Cette petite excursion nous a donné de l’appétit et notre prochaine étape est bien sûr une station routière Michi no Eki (道の駅) dans laquelle on trouve toutes sortes de spécialités locales. Ces Michi no Eki se développent beaucoup au Japon ces dernières années et il y en aurait plus de 1200 dans tout le pays. Elles dynamisent pour sûr les zones agricoles les plus reculées. En plus d’y attirer les touristes et voyageurs de passage, j’ai l’impression que ces Michi no Eki rassemblent également la population locale car les enfants y sont en général nombreux. Nous explorons celles du Nord du Kanto les unes après les autres. Ce n’était pas le cas cette fois-ci, mais ces Michi no Eki ont parfois une architecture intéressante.

Je fais une nouvelle fois une très belle découverte musicale avec l’album Osharaka (おしゃらか) d’un groupe mystérieux nommé Oni no Migiude (鬼の右腕), qu’on peut traduire par le bras droit du démon. Le démon dont on parle ici est celui du folklore japonais et cette atmosphère musicale, notamment les visuels, correspondent assez bien à l’atmosphère des lieux que j’ai pris en photo ci-dessus sur le Mont sacré d’Oiwa. Je ne connaissais pas ce groupe dont j’ai pris connaissance à travers un tweet de la musicienne, compositrice et chanteuse Utena Kobayashi (小林うてな), dont j’ai plusieurs fois parlé sur ces pages car je suis très sensible à sa musique. J’ai en fait vite compris qu’Utena Kobayashi faisait partie du groupe Oni no Migiude qu’elle a d’ailleurs fondé avec d’autres étudiants de son école de musique. Utena joue de la musique depuis qu’elle est toute jeune, de la flûte à bec, du piano et du chœur, puis s’est consacrée aux percussions, en particulier le steel pan aux sonorités immédiatement reconnaissables. Je connaissais ses activités de percussions en support d’artistes comme Kid Fresino et D.A.N., sa carrière solo avec quelques magnifiques EPs et un album intitulé 6 roads en 2021 dont j’ai également déjà parlé, son groupe Black Boboi formé en 2018 avec Ermhoi et Julia Shortreed, mais je n’avais jamais entendu parlé de son groupe Oni no Migiude. Il faut dire que même si ce groupe a été fondé en 2010 et a sorti un premier album en 2013, il a été longtemps en hiatus pour se réunir finalement l’année dernière, en 2022, et sortir cet album Osharaka le 2 Novembre 2023. En faisant quelques recherches, je vois qu’Utena Kobayashi est également membre de l’Orchestre Philharmonique Shuta Hasunuma. Je ne connaissais pas cet orchestre philharmonique, mais je retrouve parmi ses membres, un nom de musicien qui m’est familier, celui d’Itoken. Itoken (de son vrai nom Kenji Ito) était membre du groupe Sōtaisei Riron (相対性理論) dans lequel chante Etsuko Yakushimaru (やくしまるえつこ) et il a joué des percussions sur l’album RADIO ONSEN EUTOPIA (らじお おんせん ゆーとぴあ) de la même Etsuko Yakushimaru. Ce qui est vraiment intéressant, c’est qu’Itoken a fondé avec Kyoko un groupe nommé Harpy après la dissolution de Kokushoku Elegy (黒色エレジー) à la fin des années 90. Ce groupe a sorti deux albums mais a arrêté ses activités au début des années 2000 suite à la maladie de Kyoko. Itoken a également directement supervisé la compilation de Kokushoku Elegy sorti en Décembre 2020 dont je parlais très récemment. Ce sont encore une fois des liens inattendus qui me fascinent.

Mais revenons plutôt à l’album Osharaka de Oni no Migiude. Dès les premières notes du premier morceau Sono Kane Wo Narasu Toki (其ノ鐘ヲ鳴ラストキ), je suis saisi par la beauté de ce que j’écoute. On y entend plusieurs flûtes jouant un morceau à l’air médiéval, tout d’abord seules puis accompagnées d’une nappe électronique. Le morceau suivant ONO (斧) est plutôt d’inspiration asiatique voire tribale, mais ces sons se font ensuite déborder par une guitare puissante à la limite du métal. La voix flottante et nuageuse d’Utena Kobayashi intervient ensuite pour adoucir cette incursion de violence électrique mais apporte également une certaine dose de mysticisme. Dès les premiers morceaux de l’album, on comprend que le groupe mélange les genres avec des musiques parfois ancestrales et d’autres beaucoup plus contemporaines. Et le tout fonctionne terriblement bien. Ces associations inhabituelles de styles instrumentaux me rappellent un peu le fabuleux album -Il y a- (イ リ ヤ) de Mutyumu (夢中夢). Les morceaux de cet album sont principalement instrumentaux. La voix d’Utena est bien présente sur la plupart des morceaux mais elle intervient en quelque sorte comme un instrument parmi les autres, ce qui donne l’impression d’écouter une musique purement instrumentale. L’ensemble a des allures expérimentales mais est en même temps très facile d’approche car le groupe ne rechigne pas à créer des mélodies accrocheuses. L’ambiance générale n’est pas très éloignée de ce qu’Utena crée en solo sauf que l’instrumentation est plus complète sur cet album et les guitares très présentes, par rapport aux sons plus tournés vers l’électronique sur ses EPs et son album solo. A ce propos, je reviens très régulièrement vers la musique d’Utena Kobayashi, notamment les sublimes Pylon et Rose sortis sur le EP Pylon en Décembre 2020, que j’écoutais d’ailleurs juste avant la découverte de l’album Osharaka. Le morceau titre de l’album OShaRaka (オシャラカ) est un des meilleurs, mais j’aime également beaucoup le quatrième ISAHOHO (イサホホ) qui m’évoque une version moderne d’une musique folklorique d’un pays inconnu. Son instrument de prédilection, le steel pan, est très présent sur l’ensemble de l’album et c’est très étonnant de le voir associer au métal sur un morceau comme le cinquième intitulé TAIJI (タイジ), tout comme il est étonnant d’entendre des sons de flûte prendre le dessus sur des lourdes guitares sur le septième morceau DI LAKA REMIO (ディラカレミオ). C’est un moment sublime de l’album tout comme le solo de guitare inattendu et très prononcé sur TAIJI. L’album se termine au bout de 34 trop courtes minutes sur les sons plus apaisés du dernier morceau Hinode no Yume (日ノ出ノ夢). J’inscris également cet album dans la liste de mes albums préférés de cette année.

les fluctuations du vide qui nous entoure

L’exposition Interface of Being – Shinkū no yuragi (真空のゆらぎ, Fluctuations du vide) de l’artiste japonais Shinji Ohmaki (大巻伸嗣) se déroule du 1er Novembre au 25 Décembre 2023 au National Art Center Tokyo (NACT), près de Nogizaka. Je suis très surpris de voir que l’entrée à l’exposition est entièrement gratuite, ce qui est plutôt rare surtout pour des œuvres artistiques de cette envergure. On peut y voir deux installations de très grande taille: Jūryoku to Onchō (重力と恩寵, Gravité et Grâce) qui a déjà été présentée à la Triennale d’Aichi (あいちトリエンナーレ) en 2016 et Sonzai no Zawameki (存在のざわめき, Liminal Air Space-Time) déjà montrée en 2020. Ces deux installations très différentes ont une très grande force d’évocation. La première grande salle de la galerie est longue et relativement étroite. Un énorme objet en forme de vase de métal couvert de motifs divers est posé au milieu de cette salle. Il s’agit de l’installation nommée Jūryoku to Onchō (Gravité et Grâce). Un robot placé à l’intérieur du vase fait circuler dans un mouvement vertical un bloc composé de plusieurs lampes et miroirs produisant une lumière dont l’intensité varie. Les lampes descendent pratiquement jusqu’à la base du vase puis remontent dans un mouvement régulier lent. La longue pièce est relativement sombre mais son éclairage varie en fonction des mouvements du robot portant les lampes. Les motifs s’impriment sur les murs aux alentours comme des formes mouvantes. Des textes sont écrits sur le sol peint en noir. Ils sont écrits d’une même couleur noire et apparaissent puis disparaissent à nos pieds selon l’intensité des lumières. Une ambiance sonore accompagne notre admiration devant ce spectacle fascinant. Nos yeux sont d’abord attirés par la lumière puis on s’attache à observer les moindres détails du dispositif. Cette installation en forme de vase ressemble en fait à un haut fourneau et entend évoquer le grand tremblement de terre de 2011 et la catastrophe nucléaire des centrales de Fukushima qui en suivit. Les motifs éclairés depuis l’intérieur du haut fourneau représentent toutes sortes de signes de vie sur terre. Leurs projections sur les murs de la salle sont fragiles comme peuvent l’être les vies face à ce genre de cataclysme. Cette lumière nous attire, mais en même temps nous effraie. L’art de Shinji Ohmaki joue avec les sens du visiteur, tantôt immergé dans des espaces très sombres où il est difficile de se déplacer, tantôt envahi par des lumières fortes et pénétrantes. La deuxième salle contenant une longue installation nommée Liminal Air Space-Time joue avec cet univers sombre. Une grande surface de tissu pratiquement transparent flotte doucement dans la salle, poussée par un vent régulier et légèrement éclairée par quatre lampes placées au plafond. Le mouvement imprévisible des vagues dans la pénombre est hypnotisant. On oublierait presque la densité urbaine de notre quotidien en regardant ce paysage abstrait nous poussant inconsciemment à une forme de méditation. On peut s’asseoir dans le noir sur des bancs placés le long du mur ou se tenir début, droit devant ses vagues pour en saisir les embruns. Je préfère me tenir débout devant ces vagues, immobile pendant de longues minutes à regarder devant moi. Mon regard tente de capter les moindres irrégularités des mouvements du voile, pour ensuite suivre leur évolution et les voir disparaître d’une manière naturelle. Plus on regarde ces vagues, plus on a l’impression que tout notre corps fait partie intégrante de ce décor. Cet environnement crée en quelque sorte les conditions d’une intégration organique.

J’ai beaucoup de mal à détacher mon regard de ces vagues. Il faudra bien partir bientôt mais je préfère en profiter un peu plus en m’asseyant sur un des bancs alignés dans les zones les plus sombres de la pièce. On oublierait presque sa propre présence dans un espace aussi sombre. Regarder le voile mouvant depuis le fond de la pièce donne une impression différente car les perspectives sont modifiées. D’autres personnes sont également présentes dans la salle mais elles sont peu nombreuses. Il doit être à peu près 17h et la galerie fermera ses portes dans environ une heure, si je ne me trompe pas. Encore quelques minutes supplémentaires, une ou deux minutes, voire trois minutes à se perdre le regard dans ces marées sombres. Ce mouvement perpétuel a dû me bercer sans que je m’en rende compte, car le sommeil a eu raison de moi. Je me suis déjà endormi plusieurs fois dans des salles de cinéma mais c’est bien la première fois que je m’endors dans un musée. Je me réveille en sursaut en me demandant d’abord où je suis et quelle heure il est. Mon iPhone n’a malheureusement plus de batterie donc je ne peux même pas confirmer quelle heure il est. Je savais bien que les dix pour cents de batterie restante ne tiendraient pas toute une après-midi et j’ai comme très souvent oublié ma batterie portable. Je suis désormais seul dans la grande salle qui me semble beaucoup plus sombre qu’avant. Le mouvement des vagues de l’installation continue devant moi, mais sans aucune surveillante dans la salle. Dans le noir profond de cette salle, il est fort probable que personne n’ait remarqué ma présence. Il me semble que la sortie est au bout de la salle. J’avance timidement car cette sortie n’est pas éclairée et il n’y a aucun signe lumineux pour l’indiquer. Tout ceci est bien étrange. Mais quelle heure peut il bien être? En marchant lentement en direction d’une hypothétique porte de sortie, je finis par distinguer une faible lueur qui me laisse deviner qu’une des salles voisines est éclairée et, je l’espère, occupée par d’autres visiteurs de l’exposition. Mais il n’y a personne dans cette autre salle. Il s’agit d’ailleurs plutôt d’un couloir. Les murs de ce couloir affichent quelques œuvres de Shinji Ohmaki représentant des êtres de lumière entourés d’une noirceur profonde. J’ai perdu l’envie de les regarder en détails, étant plutôt préoccupé par ma sortie au plus vite de cette galerie, mais je me fais tout de même la réflexion que ces images accrochées au mur me ressemblent. A cet instant précis, je suis comme ces êtres dessinés, perdu au milieu d’une noirceur profonde. Plus que de l’angoisse, j’ai plutôt la crainte qu’on me cherche des ennuis pour être resté dans cette galerie après l’heure de fermeture. Le problème est que je ne trouve personne sur mon chemin pour me confondre en excuses. La sortie de la galerie 2E que j’atteins maintenant me donne finalement accès au grand hall du NACT. Ses longues et ondulantes parois vitrées me font vite comprendre qu’il doit déjà être tard car il fait très sombre dehors. Il n’y a aucune lumière à l’intérieur du musée sauf des veilleuses de sécurité placées au sol qui me permettent quand même de me déplacer sans avoir peur de trébucher. Le musée est entièrement désert. Quelle histoire, me voilà bel et bien enfermé dans ce musée. J’espère quand même pouvoir sortir par la porte principale au rez-de-chaussée. Je cours presque dans les escalators arrêtés. Il n’y a bien sûr personne au comptoir de réception et je ne devine aucun garde de nuit. Le silence omniprésent est pesant. J’ai l’impression de naviguer dans du vide. Pour me redonner un peu le moral, je me dis que j’aurais au moins eu l’occasion de voir ce chef-d’œuvre de l’architecte Kisho Kurokawa dans des conditions tout à fait atypiques. Mais là n’était bien sûr pas mon intention. Je voulais quitter les lieux à 17h mais mon intégration organique dans l’oeuvre de Shinji Ohmaki semble avoir trop bien fonctionné. La porte d’entrée en verre est malheureusement fermée à clé. Je m’y attendais fortement. Que faire maintenant? M’allonger sur un des bancs du grand hall du musée et attendre qu’un garde de sécurité vienne me réveiller? Je n’ai plus du tout sommeil et assez peu envie de passer de longues heures à attendre dans le noir. A l’intérieur du grand hall, il n’y a aucune lumière qui pourrait me donner une piste sur une possible sortie de secours. Seuls les deux immenses cônes reversés sont devant moi, immuables. Enfin, j’ai maintenant l’étrange impression qu’ils tournent doucement sur eux-mêmes. Je n’arrive pas à clairement distinguer si ces cônes tournent ou si c’est moi qui perd l’équilibre, désorienté par cette situation étrange. Je m’approche de l’un des cônes et une stupeur soudaine me saisit. Une personne est là debout. Je ne l’avais pas vu jusqu’à maintenant, certainement à cause de la pénombre. C’est une femme à laquelle je donnerais une trentaine d’années. Elle a les cheveux longs très noirs mais un teint de visage excessivement pâle. On croirait un fantôme ou un esprit. Elle est filiforme dans un costume noir près du corps et une chemise à la blancheur lumineuse. Elle n’ouvre pas la bouche, ne sourit pas mais me regarde fixement. J’hésite à partir en courant mais où m’enfuir. Ce regard me glace et je me rends compte maintenant qu’il fait froid à l’intérieur du NACT. Est-ce cette présence fantomatique qui refroidit les lieux? Cette situation me semble maintenant irréelle. Suis-je une nouvelle fois embarqué dans un monde parallèle? Mais cette femme est peut-être tout simplement la surveillante de nuit du musée. Son teint pâle s’explique peut-être par le fait qu’elle ne voit pas beaucoup la lumière du jour en travaillant de nuit. J’essaie tant bien que mal de trouver des explications rationnelles, mais ces réflexions fusant dans mon cerveau sont vite interrompues par un mouvement brusque et silencieux de cette femme. Elle pointe la main vers le haut du cône de béton tournant désormais à une vitesse accrue. J’ai l’impression que la vitesse des deux cônes s’emballe. Il faut que je trouve un moyen rapide de quitter cet endroit. Ce sentiment de danger qui approche m’envahit. Le sol commence à trembler à un rythme irrégulier et un bruit d’acier broyé se fait entendre. Il reste lointain mais je sens qu’il s’approche inexorablement. Un nuage tournoyant entoure désormais les deux cônes qui me font maintenant penser à des hauts fourneaux de réacteurs nucléaires prêts à exploser. Les vitrages ondulés du musée se teintent d’une obscurité profonde. Ils tremblent à leur tour, intensément dans un bruit sourd, comme si des vagues puissantes emportant tout sur leur passage venaient s’y jeter. Le bruit de ces vagues noires et celui du tournoiement des réacteurs deviennent de plus en plus puissants et irréguliers, proches du point de rupture. Conscient du danger imminent, mon regard suppliant se tourne de nouveau vers celui de la femme pour essayer d’y trouver une réponse. Elle pointe toujours sa main vers le haut du cône de béton. Elle ne semble pas être affectée par les tremblements qui secouent le building. Je n’avais pas remarqué jusqu’à maintenant que le haut du cône qu’elle me montre de la main est éclairé d’une lumière qui jaillit des nuages tournoyant. C’est un faisceau lumineux qui éblouit mais qui attire. Elle me crie soudainement des mots que je ne peux entendre en raison du bruit assourdissant, mais que je devine: « 早く逃げて » (Vite, Sauves toi!). Je n’ai plus le temps de la réflexion et je suis maintenant persuadé que c’est le seul endroit où je dois aller. Je cours vers les escalators et grimpent les deux étages péniblement en me tenant aux rambardes car les tremblements répétés rendent tout équilibre difficile. Le faisceau de lumière est proche, il sort du centre du cône. Les passerelles lui donnant accès sont en partie endommagées par son mouvement accéléré mais on peut toujours atteindre la surface supérieure du cône en prenant son élan et en sautant. Les bruits qui s’intensifient deviennent insupportables. J’entends des poutres d’acier craquer mais la structure du musée ne semble pourtant pas être endommagée. Le faisceau de lumière est devant moi, émanant d’une porte en acier blanc ouverte placée au centre du cône. Je m’y engouffre. Un escalier en colimaçon descend dans le noir. Je n’en vois pas le bout mais commence rapidement ma descente. Au fur et à mesure que je m’enfonce descendant marche après marche, le bruit et les tremblements s’amenuisent. Mes mouvements sont rapides mais il ne faut pas faire de mauvais pas. Cet escalier semble sans fin. Le silence règne désormais et je n’entends plus que les bruits de mes pas sur les marches en acier et celui de mon souffle qui trahit ma fatigue. Après quelques minutes, je semble enfin être arrivé au bout de l’escalier débouchant sur un étroit couloir. Une petite lampe éclaire une autre porte d’acier. Du côté intérieur, une inscription noire indique:「パラレル東京観測委員会」, le Comité d’observation du Tokyo parallèle, suivi du mot en anglais EXIT. La porte de sortie n’est pas fermée à clé. Je l’ouvre doucement par crainte de découvrir ce qu’il y a de l’autre côté. Cette porte donne sur un couloir. Des passants y marchent d’un pas rapide, vers les portes automatiques d’une gare. Je suis dans un couloir de métro, celui de la ligne Chiyoda dans la station de Nogizaka près de la sortie 6. Un profond soulagement se mélange à mon étonnement. Pourquoi un tel accès au musée existe il dans la gare de Nogizaka. Est ce un accès spécial pour le personnel. J’en doute mais peu importe maintenant, je suis sorti avec plus de peur que de mal, même si mes jambes sont encore tremblotantes. Je ne suis pas vraiment surpris de découvrir un nouveau lieu d’observation du Tokyo parallèle, mais les effets que procurent sur moi ces découvertes sont à chaque fois inattendus et profondément éprouvants. En marchant d’un pas lent vers l’intérieur de la station, je me rends compte que mon expérience était peut-être une sorte d’extension des émotions que j’ai pu ressentir en voyant les installations artistiques de Shinji Ohmaki. Mais je reprendrais ces réflexions à tête reposée. Les horloges numériques sur les quais de la gare indique 23:35. Il est grand temps de rentrer chez soi en évitant bien sûr de s’endormir dans le wagon du métro.

夢の花

Après la sonnerie annonçant les 17h lancée par les hauts parleurs, le silence envahit chaque recoin du parc. Il est temps de rentrer mais on veut quand même profiter des dernières lumières comme ce jeune couple assis sous un des grands arbres du centre du parc. Alors que les occasions seraient pourtant nombreuses, surtout avec ce ciel d’automne, je ne saisis que peu souvent les lumières du soleil couchant. Certains se font pourtant une spécialité à capturer en images ce moment de la journée. Ce sont les dernières photographies prises dans le parc de Tachikawa, le Showa Memorial Park (昭和記念公園). Et en repensant à cette période Shōwa, il me vient en tête de revenir vers la musique japonaise des années 80, car j’y trouve une nouvelle fois de très belles choses.

Une fois encore, je pars à la recherche de musiques enfouies dans les parties obscures des années 80. J’y découvre le groupe Kokushoku Elegy (黒色エレジー), dont j’avais déjà lu le nom quand j’avais découvert le groupe G-Schmitt et sa chanteuse SYOKO. Kokushoku Elegy, qu’on peut traduire par « Elègie du noir », évolue à une époque et dans un style similaire à G-Schmitt entre post-punk et rock gothique, voire new wave. Énoncer des styles est toutefois réducteur, mais donne une idée générale de l’approche musicale du groupe. En fait, je dirais qu’il s’agit de darkwave, ce qui correspond mieux au nom du groupe. Kokushoku Elegy est originaire de la préfecture d’Okayama et a été fondé en 1985 mais n’a été actif que quelques années et s’est arrêté en 1989. Le groupe se composait de Kyoko (キョウコ) au chant, Ichirō (イチロウ) à la guitare, Kōichi (コウイチ) à la basse et Yasuyuki (ヤスユキ) à la batterie. Certains des membres, Ichirō et Kōichi, faisaient auparavant partie d’un groupe de punk appelé Nikudan (肉弾). Kokushoku Elegy n’a sorti que trois EPs pendant cette période de 1985 à 1989, mais certains de leurs morceaux apparaissaient également dans plusieurs compilations de l’époque. Leur musique a été ensuite réunie dans une compilation sortie en 1993 sous le nom de Esoderic Mania avec tous les morceaux du groupe dans l’ordre chronologique de leur création. J’écoute en fait avec une passion certaine une autre compilation sortie plus récemment le 30 Décembre 2020, nommée simplement Kokushoku Elegy, qui reprend les mêmes 14 morceaux studio que ceux présents sur la compilation de 1993, mais en version remasterisée et dans un ordre différent non-chronologique, et y ajoute 12 morceaux capturés lors d’un concert en 1989. Comme ça pouvait être le cas pour SYOKO avec G-Schmitt, je suis fasciné par la force du chant de Kyoko. J’aurais pu dire la regrettée Kyoko, car elle n’est plus de ce monde depuis 2015. Elle a une présence vocale qui emporte tout, très changeante, par moment puissante et à d’autres beaucoup plus légère et flottante. Cette duplicité est particulièrement fascinante, d’autant plus que les guitares qui l’accompagnent ne s’effacent pas derrière son chant. L’atmosphère est absolument remarquable et ne donne étonnamment pas beaucoup d’indications qu’elle date des années 80, comme si elle était intemporelle. La composition musicale est complexe et se base rarement sur les classiques couplets et refrains. La guitare d’Ichirō est très incisive et accrocheuse par ses riffs, la basse de Kōichi très présente et souvent mise en avant. Il est difficile d’isoler un morceau en particulier, car ils sont tous d’une beauté et d’une élégance sombre imparable, mais des morceaux comme Warrior, Goddess ou Kafun Hanzai (花粉犯罪) donnent tout de suite une bonne idée d’ensemble. J’ai vraiment beaucoup écouter cet album ces dernières semaines et je continue encore maintenant. Je le placerais clairement dans la liste des plus belles musiques que j’ai pu écouter cette année (et il y en a beaucoup). Je m’étonne quand même de ne découvrir que maintenant ce genre de pépites. On dit que le groupe est légendaire et je le crois tout à fait, mais sa courte vie lui donne des allures d’étoile filante. Le fait qu’on réédite 27 ans plus tard une compilation du groupe indique bien que les fans n’ont pas oublié cette élégie du noir. Après Kokushoku Elegy, Kyoko a évolué dans d’autres groupes nommés Harpy et OOIOO. Je les garde en mémoire ici pour pouvoir y revenir plus tard.

Avant de découvrir Kokushoku Elegy, j’étais revenu vers le groupe ZELDA (ゼルダ) qui évolue également dans un style post-punk mais a touché à beaucoup d’autres styles. Comme les styles varient beaucoup, je n’apprécie pas tous les morceaux du quatuor mais je sélectionne ceux qui me plaisent vraiment. Je reviens cette fois-ci vers leur premier album intitulé tout simplement ZELDA avec deux morceaux: Makkurayami -Aru Hi no Kōkei- (真暗闇 —ある日の光景—) et ASH-LAH. Cet album est sorti le 25 Août 1982. Le morceau ASH-LAH est en fait leur premier single sorti deux années plus tôt, le 10 Octobre 1980 sur le label indépendant Junk Connection (ジャンク・コネクション). Le groupe signera ensuite sur Toshiba EMI (comme d’autres artistes qu’on apprécie sur ces pages) jusqu’à leur dissolution en 1996. J’aime beaucoup les affiches ci-dessus crées à l’occasion de la sortie de ce single, couplé avec un autre morceau de l’album Sonata 815 (ソナタ 815). Ces affiches indiquent également une série de concerts accompagnant leur premier single, la dernière étant au fameux Shinjuku Loft de Kabukichō. Ces deux affiches semblent faites mains et correspondent très bien à la qualité brute du chant de Sayoko Takahashi (高橋佐代子) dans le groupe. Le Ash-lah du titre doit faire référence aux démons belliqueux Ashura défiant les divinités célestes. Dans les représentations bouddhistes, un Ashura prend la forme d’un demi-dieu guerrier pourvu de trois visages et de six bras. Je ressens dans le chant de Zelda sur ce morceau Ash-lah une certaine influence bouddhiste mais il me donne également l’impression d’être un chant de guerrier marchant vers un devenir funeste.

La musique qui suit va beaucoup plus loin dans la noirceur comme le suggère la couverture dessinée par le mangaka d’horreur Suehiro Maruo (丸尾末広). L’illustration correspond en fait assez bien à l’ambiance qui règne dans ce EP de deux morceaux, intitulé Dream Of Embryo par un mystérieux groupe nommé Funeral Party. On ne sait vraiment que très peu de choses sur ce groupe qui n’a sorti que cet EP en 1986 et deux autres morceaux en 1985 sur une compilation du même label Pafe Record intitulée Vision Of The Emortion. Il s’agissait d’un duo composé de T. Kusano à la voix, batterie, synthétiseur, guitare, basse et M. Morita au synthétiseur, voix et autres instruments électroniques. L’atmosphère des deux morceaux du EP, Double Platonic Suicide et Dream Of Embryo (サンドノイズにまける子等), est sombre, inquiétante et pour le moins mystérieuse. Les voix floues qui interviennent sont fantomatiques et même mortifères, au point où on se demande si le groupe n’a pas fait intervenir des esprits au moment de l’enregistrement. Cette musique s’écoute comme une expérience et n’est très clairement pas pour toutes les oreilles. Mais tout en s’interrogeant sur ce qu’on est en train d’écouter, on ne peut être que fasciné par la beauté sombre des nappes de synthétiseurs et des voix d’outre-tombes. L’image d’un fantôme yūrei (幽霊) me vient en tête en écoutant cet EP. Cette image correspond à mon avis un peu mieux que celle de l’écolier de la couverture à l’ambiance qu’on peut ressentir. Les voix sont tellement étranges qu’on a du mal à comprendre dans quelle langue elles s’expriment. Sur le deuxième morceau Dream Of Embryo, je pense qu’il s’agit d’allemand, mais je n’en suis pas sûr car je ne comprends pas ce qui est dit. Dans un style similaire, un peu moins étrange mais tout aussi sombre et pesant, j’écoute également le très bon morceau Shinigami (死神) de Phaidia (パイディア) sur l’album In the Dark sorti en 1985. Le morceau démarre sur des nappes de synthétiseurs de style gothique, puis une trame répétitive de guitares se met en place. Les guitares de Nariquis et de Masa sont pleines de larsens et de réverbération, accentuée par le rythme qui ne faiblit pas de la batterie de Tatsuya. Au dessus de ses guitares, la voix du chanteur Gilly est pleine de complaintes comme s’il voulait dégager une souffrance. Ce morceau est très prenant mais j’hésite à me lancer dans l’écoute entière de l’album car il faut certainement un peu de préparation. J’ai découvert Phaidia au fur et à mesure des recommandations YouTube après avoir écouté le EP de Funeral Party. La couverture de ce dernier m’avait interpellé alors que je parcourais le blog désormais inactif Habit of Sex (nom certes très étrange) couvrant la musique indépendante japonaise de 1980 à 1995. J’étais tombé sur ce blog à l’époque où je faisais des recherches sur l’artiste Tomo Akikawabaya et les réactions que donnaient ce blog sur l’album The Castle m’avaient beaucoup intéressé. Rares sont les blogs et sites web présentant ce type de musiques japonaises obscures. C’est prėcieux et j’essaie à ma manière d’y contribuer pour que ces musiques désormais atypiques ne se perdent pas dans les abîmes.

un fragment d’océan

Cette série de photographies datent de la toute fin du mois d’août lors d’un passage dans la banlieue de Yokohama pour aller faire quelques courses dans le centre commercial contenant le magasin Uniqlo et GU conçu par Sou Fujimoto, que j’avais déjà montré sur Made in Tokyo. Comme je ne me sentais pas d’attaque pour marcher en rond dans les couloirs du centre commercial, après une bonne heure de circulation encombrée, je préfère marcher au bord de la Yokohama Bayside Marina (横浜ベイサイドマリーナ) où sont accostés de nombreux bateaux privés. On ne peut malheureusement pas les approcher de près, sans avoir accès aux quais de la Marina. Je n’ai strictement aucune connaissance et intérêt particulier pour les bateaux de plaisance, mais j’ai quand même été surpris de reconnaître sur le cruiser de la troisième photographie du billet le logo de la compagnie de design Fragment (フラグメント) d’Hiroshi Fujiwara (藤原ヒロシ). Hiroshi Fujiwara s’est fait connaître il y a de nombreuses années pour ses marques de street wear, au design grandement importé des modes vestimentaires US, que l’on pouvait trouver dès la fin des années 80 et début 90 dans les rues d’Ura-Harajuku avec ses compères Jun Takahashi (高橋盾) de Undercover ou Nigo de A bathing Ape. On le surnomme d’ailleurs le godfather d’Ura-Harajuku ou le King of Street (キング・オブ・ストリート) comme j’ai pu le voir écrit. Il a plus tard lancé Fragment design qui se base principalement sur des collaborations avec des grandes marques, comme Maserati dont j’avais déjà parlé. Le X47 EXPRESS CRUISER est un bateau conçu par le designer industriel Ken Okuyama (奥山清行) pour Yanmar, dont je parlais justement récemment pour son élégant quartier général à Tokyo. Ken Okuyama est un designer talentueux. Je pense par exemple aux lignes superbes du Shinkansen E7 HOKURIKU dont il a dessiné l’extérieur et l’intérieur. La version de ce même cruiser modifiée par Fragment prend le nom de X47FRGMT. Pour être très honnête, je suis à chaque fois dubitatif quant au véritable apport de Fragment sur ce type de projets. Le design n’est en rien modifié mais les peintures sont noires comme toujours avec un classique apport de boiseries sur le sol du bateau et le petit logo de la marque. Tout ceci manque quand même terriblement d’inventivité. Je suis sûr que les designers de Yanmar auraient pu imaginer eux mêmes une version luxe de leur propre cruiser.

花はここに咲いています

J’ai pris beaucoup (trop) de photos du Showa Kinen Park (昭和記念公園) à Tachikawa car j’ai été attiré par toutes ses couleurs. La sélection de ce que je montrerais ensuite sur le blog en a été d’autant plus difficile. Nous n’avons pourtant pas eu assez de temps pour faire un tour complet du parc. Devant le Oka Cafe de Kengo Kuma que je montrais dans un billet précédent, s’entend un large espace ouvert de gazon sur lequel on peut marcher, s’asseoir, s’allonger et même dormir pour ceux qui ont amené une tente. Au loin, les cerisiers attendent leur heure pour fleurir et attirer une foule beaucoup plus importante qu’aujourd’hui. Je n’ose pas imaginer le nombre de personnes qui doivent s’entasser sur cette zone du parc au plus près des cerisiers pendant la période de Hanami. Je suis ensuite attiré par un espace fermé par un cordon consacré exclusivement aux fleurs cosmos. Je m’essaie une nouvelle fois à prendre ces fleurs en contreplongée, pour les faire s’échapper vers un ciel bleu très marqué. Un autre espace en partie fermé mélange diverses espèces de plantes et de fleurs pour donner une composition aux apparences sauvages et désordonnées. Je repense à cet endroit à la subtile organisation sauvage des jardins de Giverny que nous avons pu admirer cette année pendant l’été. Mari y repense aussi. J’essaie de faufiler l’objectif de mon appareil photo à travers les tiges des plantes pour que les photographies se laissent envahir par des strates végétales floues. Les fleurs sont forcément photogéniques et elles ne lassent jamais qu’on les prenne en photo.

Après la sérénité bucolique, les tempètes de guitares. J’avais déjà parlé récemment de la musique rock expérimentale de Minori Nagashima (長嶋水徳) aka Serval Dog et j’y reviens très vite car elle vient de sortir un nouveau excellent single intitulé Orange Hiss Noise. Le morceau commence par une composition de guitare lourde mais mélodique très vite submergée par la voix exagérément agressive de Minori Nagashima. Le morceau aurait pu se contenter de jouer cette partition rock mais change complètement de direction après qu’elle prononce les mots « Yeah, that’s pure », comme pour nous dire qu’elle peut très bien faire du rock dans la pure tradition du genre mais aussi casser les codes avec par exemple une partition de piano sortie de nulle part. Cette fracture inattendue au piano jazz est vraiment bien vue. Elle repasse ensuite la main aux guitares qui reprennent le rythme initial avec une voix plus apaisée mais conservant une tension qui arrive à se tenir au dessus du flot dense des guitares. Orange Hiss Noise est dense et compact, avec toute cette violence et énergie tenant dans tout juste dans trois minutes. Ce morceau est assez différent de son précédent single et prend une direction un peu plus structurée qui est très intéressante. Tout ceci me convainc qu’il faut suivre de près ses prochaines créations, car j’y ressens une liberté certaine. En écoutant ce morceau, je repense à celui intitulé Hakai BOSS Jam Seikima II Make (破壊BOSSジャム聖飢魔Ⅱメイク) de Yō Shibusawa (渋沢葉) sur son EP Hana ha Koko ni Saiteimasu (花はここに咲いています) produit par Junji Ishiwatari (いしわたり淳治), guitariste de feu Supercar. J’y ressens une intensité similaire et c’est un morceau vers lequel je reviens régulièrement.